— Qu’avez-vous à nous regarder de la sorte, bande de poulains(6) bâtards ! Nous ne sommes pas des fantômes, mais bons et preux chevaliers capables de vous en remontrer à la lance, à la hache ou à l’épée – moi, tout au moins ! – en dépit des seize années que je viens de vivre dans une geôle infecte sans qu’aucun de vous se soucie de m’en tirer ! Moi ! Moi qui ai nom Renaud de Châtillon, prince d’Antioche !
— Vous n’êtes plus rien, sire Renaud ! émit une voix paisible, venue de la galerie à colonnettes surplombant la cour. La princesse Constance par qui vous étiez prince est retournée à Dieu voici treize longues années et Bohémond III le souverain d’aujourd’hui n’est pas de votre sang. En outre, il ne vous aime pas !
Châtillon darda sur l’insolent un œil enflammé :
— Qui es-tu, toi, pour oser m’insulter sans craindre que je te tue ? Il est vrai que tu as pris tes distances. Descends me redire ça en face !
— Volontiers ! Je descends. Sachez seulement que j’ai nom Guillaume, archevêque de Tyr par la grâce de Dieu et chancelier de ce royaume par la grâce de notre roi Baudouin le quatrième !
— Belle paire que vous devez faire tous les deux ! ricana l’autre tandis que Guillaume se dirigeait paisiblement vers l’escalier extérieur. Tu as l’air d’un gras chanoine et j’ai ouï dire… qu’il a la lèpre ! acheva-t-il en crachant par terre.
À ce moment la foule s’ouvrait devant les chasseurs que les trompettes du chemin de ronde, absorbées par ce qui se passait dans la cour, n’avaient pas vus arriver et donc n’avaient pas annoncés. Étourderie que l’on se hâta de corriger en sonnant à pleins poumons mais Baudouin avait entendu.
Au pas dansant de Sultan qu’il contraignait à plus de solennité, il s’avança vers le furieux qu’il se donna le temps de considérer de haut, gardant l’avantage que lui donnait la stature de son cheval. Ainsi c’était donc là Renaud de Châtillon, le chevalier sans peur et sans pitié, le prisonnier quasi oublié d’Alep ? Il ressemblait davantage à une bête féroce qu’à un chevalier de légende, mais comment pouvait-on imaginer qu’il en serait autrement après une aussi longue captivité chez des gens qui n’avaient aucune raison d’adoucir son sort ? Qu’il eût gardé tant de puissance physique, tant de vitalité aussi tenait déjà du miracle !
Le roi ne disait rien : il regardait Renaud et le silence devenait pesant. Sous la clarté limpide de ses yeux impérieux, le fauve soudain se sentit mal à l’aise. Il fut pour tous évident qu’il luttait contre sa propre violence et son orgueil. Ses yeux clignaient comme ceux du hibou jeté soudain dans la lumière du matin ; il se tortillait comme un ver cloué par la fourche du pêcheur. Et le roi ne disait toujours rien. Et la foule retenait son souffle…
Enfin, avec un grondement sourd, maté, Renaud céda, comprenant sans doute qu’il n’y avait rien d’autre à faire puisque l’archevêque avait raison et qu’il n’était plus rien. D’un bloc il se laissa tomber sur un genou et courba la tête, plus vaincu par ce regard bleu qu’il ne l’avait été par la force des Turcs. Baudouin se pencha sur sa selle et lui tendit sa main gantée :
— La bienvenue à vous, Renaud de Châtillon ! dit-il seulement, et sa voix, si étrangement grave, était unie comme un velours.
Le revenant releva la tête, vit cette main, la prit et, après une imperceptible hésitation, baisa le gant de cuir brodé. Baudouin, alors, sourit avec un rien de malice :
— Relevez-vous ! Qui donc prétend que vous n’êtes plus rien ? Ne vous reste-t-il pas votre chevalerie ? Plus beau titre ne saurait se trouver.
— Sire roi, j’étais prince ! dit Renaud, et il y avait un monde d’amertume dans ces deux mots.
— Vous pourriez le redevenir. Ne vous reste-t-il pas aussi votre épée ? La plus vaillante, si j’en crois les récits que l’on m’a faits de vous. L’ouvrage ne manque pas. Ni les belles terres à reprendre…
Et le roi mit pied à terre cependant que sa mère surgissait du logis avec les dames, leurs robes de soie de toutes les couleurs, leurs voiles de mousseline et leurs joyaux qui firent fleurir la cour. Très émue – du moins elle en donnait l’impression –, Agnès se précipita vers l’autre revenant que la démesure de son compagnon effaçait, si bien que personne ne faisait attention à lui. Elle l’étreignit et le baisa sur la bouche à plusieurs reprises(7) :
— Mon beau frère ! Dieu permet donc que je vous revoie alors que nul n’osait y croire ! Sire, mon fils, ajouta-t-elle avec, agitation en lui prenant la main pour l’amener au roi, voici votre oncle Jocelin qui revient des geôles infidèles ! Il faut lui faire bel accueil car c’est grande joie que son retour !
— Point n’est besoin de le dire, ma mère. Bel oncle, répondit Baudouin avec ce sourire auquel on ne résistait pas, soyez le très bien venu en ce palais où vous serez chez vous. J’étais bien petit quand vous nous avez quittés, mais je ne vous ai pas oublié…
À celui-là il tendait les deux mains que Courtenay prit en s’inclinant. C’était geste de courtoisie affectueuse, mais aussi le moyen d’éviter l’accolade en tenant le nouveau venu à distance !
— J’aimerais vous embrasser, mais je n’embrasse jamais personne, ajouta le jeune roi. Ma mère le fera pour moi.
— Certes, certes ! s’écria Agnès. Et nous allons fêter ce grand jour comme il convient dès que nos voyageurs seront débarrassés des poussières du chemin et auront revêtu des habits dignes d’eux.
— Faites, ma mère, faites !
Tandis que les dames pépiant comme une volière en folie entraînaient les deux hommes vers les bains du palais où, selon la tradition, elles allaient se charger de les laver, les peigner, les parfumer avant de les parer, Guillaume de Tyr se rapprocha du roi qui, songeur, les regardait pénétrer dans sa demeure.
— Avez-vous songé, sire, à ce que vous allez faire de ce cadeau empoisonné que vous a offert l’atabeg d’Alep ? Ces hommes ne valent pas grand-chose. Les seules qualités de Châtillon sont sa folle bravoure et l’ascendant qu’il sait prendre sur ses guerriers, mais ce n’est pas le cas de votre bel oncle. Celui-là est un lâche qui, au point de vue des biens, n’est guère plus avantagé que son compagnon. Il garde son titre de comte d’Edesse et de Turbessel, mais il y a beau temps que son père et lui ont perdu les comtés. C’est peu, un titre vide.
— Une charge à la cour peut-être pour lui ? Quant à Renaud et puisque les armes seules lui conviennent, pourquoi ne pas lui confier la garde de Jérusalem ?
— Il se pourrait qu’ils trouvent vos propositions un peu minces. Tous deux ont toujours eu les dents longues et la captivité n’a sûrement fait que les aiguiser.
— Il faudra bien qu’ils s’en contentent ! s’écria le roi avec un mouvement d’humeur. Je n’ai pas le pouvoir de leur donner des terres. Où les prendrais-je ? Dois-je déposséder deux de mes barons pour les satisfaire et porter la guerre dans le royaume alors que Saladin se tient tranquille ? Il faudrait que je sois fou !
— Ce qu’à Dieu ne plaise ! conclut l’archevêque avec un sourire. Je suis heureux de constater une fois de plus votre sagesse. D’ailleurs, la vie fastueuse, la bonne chère, les vins, la soie, le velours et les femmes vont bien nous accorder quelques jours de répit. Le temps pour eux de se rouler dans la débauche…
Tandis qu’avec Thibaut le roi regagnait enfin son appartement au milieu du vacarme généré par les préparatifs de la fête, il demanda soudain à son écuyer :
— C’est ton père qui vient d’arriver. Pourquoi ne t’es-tu pas avancé tout à l’heure pour le saluer ? Il est vrai que j’aurais pu, moi, me charger de vous réunir.
— Grand merci au contraire, sire, de n’en avoir rien fait… L’annonce de son retour ne me causait guère de joie et je le rencontrerai toujours assez tôt.
— C’est ton père pourtant.
— Qui donc a jamais souhaité être reconnu fils d’un lâche ? Puisque tel on le dit…
2
Ce que femme veut…
Dans la maison de son père Toros le lapidaire, Ariane était traitée en pestiférée.
En regagnant le quartier arménien proche de la citadelle – il occupait le sud-ouest de la ville tout contre ses formidables murailles –, Toros avait secoué l’espèce d’hébétude qui s’était emparée de lui quand sa fille avait embrassé le roi. Soudain furieux, il s’était jeté sur elle avec une force et une rapidité surprenantes chez un homme aussi gras et aussi placide. Empoignant son épaisse natte noire, il l’avait autant dire traînée jusqu’à sa maison sans s’occuper de ses cris de douleur ni des commentaires divers des passants, qui ne se souciaient cependant pas d’intervenir parce que Toros était un homme riche et considéré. Sa demeure n’était peut-être pas beaucoup plus grande que celles de ses voisins, mais elle était mieux défendue. Une solide grille en barreaux de fer donnait accès à un couloir obscur au bout duquel on atteignait une porte de cèdre armée de ferrures ouvragées donnant sur une cour intérieure à arcades basses. Au centre, la faïence bleu de mer d’une vasque où clapotait un filet argentin. Des lauriers-roses couverts de fleurs lui tenaient compagnie et, sur deux côtés, l’habitation formait un L, une partie étant réservée à l’atelier et l’autre à la vie quotidienne. L’endroit était frais, agréable à l’œil, mais la coupable n’eut guère le temps de s’y attarder. Bousculant sans ménagements une vieille servante au visage ingrat sous une coiffe plate qui, de saisissement, lâcha son plat d’oignons cuits, Toros tira sa fille à travers la cuisine et une resserre jusqu’à l’entrée d’une cave dans laquelle il la précipita :
— On t’apportera une paillasse et de quoi manger, hurla-t-il hors de lui, mais tu resteras ici jusqu’à ce que je sache si tu as pris le mal maudit. Si tu es infestée, j’irai chercher les frères de Saint-Ladre pour qu’ils te conduisent à la maladrerie où tu seras enfermée jusqu’à ce que tu meures !
— Et si… je ne le suis pas ? émit péniblement la jeune fille, moulue et à demi assommée.
— Je… je ne sais pas ! Il faut que je réfléchisse… Peut-être que j’irai les chercher tout de même… par précaution ! Quel homme voudra encore de toi après ce scandale ? Certainement pas le fils de Sarkis à qui je t’ai promise ! À moins qu’il ne soit pas ici en ce moment ? Je sais qu’il devait se rendre à Acre…
De toute évidence Toros n’ayant pas de fils peinait à voir disparaître de son horizon un mariage qui eût rapproché de la sienne la maison de l’orfèvre Sarkis. Ses pensées tournaient vite dans sa tête et il se disait que peut-être… tout n’était pas perdu si Ariane n’avait pas contracté la lèpre.
— Vous feriez aussi bien de m’emmener tout de suite à Saint-Ladre, murmura la jeune fille d’une voix lasse. Si je ne peux être au roi, je préfère la maladrerie au fils de Sarkis.
— Être au roi ? Pauvre folle ! Tout mesel qu’il est, il n’a que faire de toi ! Maintenant, tu n’es même plus bonne à devenir une putain et si je ne me retenais pas…
Il leva son gros poing, prêt à frapper, et Ariane se replia sur elle-même, la tête dans les épaules pour amortir le coup qui ne vint pas. Avec son sens du commerce, Toros pensa que, si sa fille n’était pas atteinte, il serait stupide d’abîmer une beauté à peine éclose et que le temps confirmerait. En dehors du fils de Sarkis, d’autres hommes lui avaient laissé entendre qu’ils aimeraient mettre dans leur lit une aussi charmante épouse. Haussant les épaules, le lapidaire arménien remonta les quelques marches de la cave, referma et ôta la clef. Il fallait vraiment qu’il réfléchisse.
Derrière la porte, Toros trouva la servante qui n’avait même pas cherché à ramasser ses oignons. Elle était trop vieille pour avoir encore peur d’un maître qu’elle avait connu mouillant ses langes et le traitement qu’il infligeait à sa fille l’indignait. Elle l’apostropha :
— Qu’a-t-elle donc fait pour que tu la maltraites et l’enfermes comme si elle était enragée ?
— Elle est enragée et je te conseille de la laisser là où elle est si tu ne veux pas sentir le poids de ma colère, car elle m’a gravement offensé en se déshonorant publiquement.
— C’est impossible… ou alors elle a perdu la tête. À moins que ce ne soit toi ? Une fille si douce, si modeste, si sage ! Une fleur de vertu.
— Ta fleur de vertu s’est jetée dans les jambes du destrier du roi qui s’en revenait de guerre. Elle lui a donné des fleurs… puis ses lèvres en un baiser qui n’en finissait pas. Et devant tout Jérusalem ! grinça Toros cependant que la vieille femme hochait la tête avec tristesse.
— Il y a longtemps qu’elle l’aime ! soupira-t-elle en reniflant une larme. Cela date du jour où il est venu ici, accompagnant le roi son père qui voulait des rubis pour sa jeune épouse. Ils devaient avoir tous deux six ou sept ans, et ta fille a été éblouie pour toujours. Il était si beau, ce garçon !
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