La solution allait venir d’ailleurs.
Ariane végétait dans sa cave depuis environ trois semaines quand un soir, tard, alors que Toros examinait dans son atelier un lot de perles et de turquoises qu’un marchand caravanier venu d’Akaba lui avait vendu le jour même, des coups violents retentirent sur sa porte armée de fer. Puis, comme saisi d’une crainte instinctive il se figeait, une seconde série de coups plus pressés se firent entendre accompagnés cette fois d’un appel autoritaire :
— Ouvre, Toros le lapidaire ! De par le roi !
Du coup, il bondit, glissa vivement ses emplettes dans un sachet de peau qu’il fourra dans un coffre et se rua vers sa porte dont il fit sauter les barres avant de tourner la clef, puis s’inclina devant la silhouette martiale qui se découpait sur le seuil. Il s’effaça aussitôt pour livrer passage à une autre presque aussi grande : celle d’une femme dont le parfum complexe, subtil et légèrement enivrant emplit la salle basse. L’allure de cette femme était inimitable et en dépit du voile qui la recouvrait jusqu’aux genoux, l’Arménien l’avait déjà reconnue et s’inclinait encore plus bas tandis qu’elle passait devant lui et allait s’asseoir sur le siège sculpté et garni d’un coussin rouge réservé aux visiteurs. L’officier, lui, resta dehors.
Cependant Toros prononçait les paroles convenables avec si haute dame.
— Qui suis-je pour que l’auguste mère de mon roi vienne jusqu’à ma misérable demeure, alors qu’il lui suffisait de me faire appeler pour que je lui présente ce qu’elle désire voir ?
Agnès releva son voile, découvrant sa tête blonde enveloppée d’une mousseline azurée que couronnait un cercle d’or et de saphirs :
— L’affaire que je veux traiter avec toi, marchand, n’est pas des plus ordinaires, soupira-t-elle en jouant avec le pan de la large ceinture orfévrée sertie d’émaux, de perles et de saphirs qui ceignait ses hanches. Ce que je viens t’acheter n’est pas une gemme, mais t’est peut-être encore précieux en dépit de sa dévalorisation récente…
Dès l’instant que l’on parlait affaires, Toros retrouvait son aplomb, encore que le préambule lui parût obscur. Il le dit sans détours :
— Je ne comprends pas… Veuillez me pardonner.
La « reine mère » sourit :
— C’est tout simple pourtant : je veux ta fille !
— Ma… fille ?
Toros avait le cuir dur et une sensibilité à peu près nulle quand il s’agissait d’argent ; mais cette femme disait qu’elle voulait « acheter » Ariane et, balayant le sens du commerce, la fierté qui sommeillait en tout Arménien de bon cru se réveilla :
— Nous sommes sujets du roi, Madame, mais ni serfs ni esclaves, et ma fille n’est pas à vendre !
Agnès eut un lent sourire qui n’atteignit pas ses yeux :
— Je ne t’empêche pas de me la donner.
— La… donner ? Mais pourquoi ?
— Allons, ne fais pas l’ignorant ! Tu n’as pas oublié, je pense, le retour de l’ost ? Ta fille s’est jetée au cou du roi, lui a longuement baisé les lèvres après avoir déclaré qu’elle voulait être à lui. Alors je viens la chercher. Justement pour la lui donner !
Une sueur froide glissa le long des reins de Toros en même temps que le faible espoir de voir un jour Léon épouser Ariane entrait en agonie. Ses jambes mollirent et il se retrouva à genoux, sans trop espérer d’ailleurs attendrir cette femme qu’il savait impitoyable, mais son corps réagissait alors même que son esprit cherchait en vain une parade. Il ne put que balbutier pauvrement :
— C’est… c’est impossible.
— Pourquoi ?
— Notre… grand roi est…
— Mesel ? Ta fille le savait quand elle l’a embrassé, elle a crié qu’elle voulait l’être aussi pour l’amour de lui. Alors j’ai pensé qu’elle était sa seule chance de connaître les joies de la chair. Aussi je la veux pour la lui donner. Qu’il ait eu au moins cela dans sa vie ! ajouta-t-elle avec, dans la voix, des larmes révélant un chagrin dont on l’aurait crue incapable… (Mais elle n’était pas femme à se démasquer devant un marchand et toussa à trois reprises pour retrouver son ton habituel.) Et si j’ai parlé d’argent tout à l’heure, ce n’était pas tant pour l’acheter, elle, mais pour que tu puisses t’offrir la plus belle fille pauvre que tu trouveras. Il ne te restera qu’à l’engrosser et elle te rendra une fille… ou mieux : un fils ! L’héritier que tu désires tant ! À présent va chercher cette amoureuse que la lèpre ne fait pas reculer ! Je veux la voir !
C’était un ordre et Toros ne s’y trompa pas. Péniblement, il se releva, regarda Agnès en hochant la tête, puis s’inclina :
— Si la noble dame veut bien prendre patience un moment, je vais lui obéir…
— Ne prends pas le temps de la faire parer ! recommanda Agnès. Je veux la voir telle qu’elle est au sortir du sommeil !
Un instant plus tard Ariane, pieds nus et seulement vêtue d’une chemise, les yeux à peine ouverts tant on s’était hâté de la tirer de sa couche, était amenée par un père à qui les perspectives ouvertes étaient en train de rendre du cœur au ventre. En effet, il se sentait encore jeune soudain et capable de procréer ! L’image de certaine jouvencelle, fille d’un pauvre tisserand de la porte de Sion, soudain remontée de sa mémoire, n’y était pas étrangère.
— Voici Ariane, ma fille, très noble dame !
— Je vois. Sors à présent ! Je veux être seule avec elle !
Toros ouvrit la bouche pour protester, mais la referma aussitôt. Avec cette femme toute discussion était du temps perdu… Il sortit sur la pointe des pieds cependant qu’Ariane, bien éveillée cette fois, regardait avec un étonnement un peu émerveillé cette dame si belle et si magnifiquement parée dont elle savait parfaitement qui elle était. Avec timidité elle plia le genou, ce qui fit sourire Agnès :
— Tu sais qui je suis ?
Trop émue pour parler, la jeune fille se contenta de hocher la tête, qu’elle tenait baissée.
— Très bien. Je suis ici pour toi, parce que je voulais te connaître. Relève-toi et regarde-moi. Tu es celle qui aime le roi, mon fils ? Ne rougis pas ! Ce n’est pas une honte car plus belle chose que l’amour ne se peut trouver au monde.
D’un geste vif Ariane releva la tête et osa planter son regard dans celui d’Agnès :
— Je n’ai pas honte et je ne renie aucune des paroles que je lui ai dites parce que je ne pouvais plus me taire. Il y a tant d’amour en moi, noble dame, qu’il me fallait le crier à peine d’étouffer. Oh, j’ai conscience de mon audace ainsi que de mon indignité, car il est un grand roi et je ne suis rien. Mais le servir est ce dont je rêve.
— Jusqu’à lui donner ton corps ?
— Il a mon âme ! Le corps n’est rien…
— Rien ? La source de toute volupté, du plaisir le plus intense mais aussi des pires douleurs ? Tu ne redoutes pas la lèpre ?
— Pas la sienne. Il a reçu l’onction du sacre. Le Seigneur Dieu a ce jour-là posé la main sur lui…
— Et tu espères un miracle ? C’est bien cela ? Tu n’imagines pas un instant que ce beau jeune homme puisse devenir repoussant ?
— Il ne le sera jamais pour moi.
D’un souple mouvement, la mère de Baudouin quitta son siège et vint près d’Ariane dont elle releva d’un doigt le menton pour mieux chercher la vérité dans son regard. Ce qu’elle venait d’entendre la laissait incrédule encore que vaguement admirative. Que cette fille acceptât l’inacceptable par la seule magie de l’amour la confondait, elle qui depuis toujours choisissait ses amants pour la puissance et la beauté de leurs corps…
Un doute la traversa. Le visage de la jeune Arménienne était délicat comme une fleur et d’une indéniable beauté, mais le reste de sa personne peut-être moins parfait. D’un geste vif, elle dénoua le lien qui coulissait la chemise autour du cou mince et, tandis que le tissu de lin tombait autour des pieds, elle recula pour mieux voir. Ainsi exposée, Ariane devint très rouge et croisa aussitôt ses bras sur sa poitrine en fermant les yeux mais Agnès l’obligea à les écarter. Puis, prenant la lampe sur la table, elle l’éleva pour que la lumière ne laisse rien dans l’ombre tandis que, lentement, elle faisait le tour de la fragile statue dont elle pouvait voir frissonner la peau semblable à de l’ivoire.
— Tu es faite à ravir, petite ! exhala-t-elle enfin sans pouvoir se défendre d’une pointe de nostalgie envieuse.
À quatorze ans, elle aussi possédait cette silhouette exquise et sans défauts lorsqu’elle s’était donnée pour la première fois. En dépit de soins constants, le temps et les abus de luxure l’alourdissaient, encore que peu d’hommes pussent résister à son attrait sensuel. Mais les jours d’autrefois avaient bien du charme… Satisfaite de son examen, elle revint face à Ariane.
— Tu es vierge, j’espère ?
— Oh !
Presque douloureuse, l’exclamation valait un discours. Alors Agnès reprit le visage de la jeune fille entre ses doigts chargés de bagues et posa un baiser léger sur ses lèvres tremblantes.
— Si mon fils ne doit cueillir qu’une seule fleur, je veux que ce soit la tienne ! Remets ta chemise et va t’habiller à présent. Je t’emmène.
— Vous m’emmenez ? souffla Ariane dont le visage s’illuminait.
— Naturellement ! Tu vivras désormais au palais. Dépêche-toi et dis à ton père que je l’attends…
Un quart d’heure plus tard, Ariane, les yeux pleins d’étoiles, quittait la maison de Toros pour la demeure de son bien-aimé. Le seul regret qu’elle emportait était le chagrin de sa vieille Thécla qu’elle venait de laisser à genoux au seuil de la maison, partagée entre la joie de la savoir heureuse et l’épouvante d’un destin forcément tragique. Toros, lui, pouvait se consoler avec la bourse d’or que la « reine mère », dédaigneuse, avait laissée sur sa table…
Cependant, si Ariane dans sa candeur naïve espérait être mise en présence de Baudouin dès le matin venu, elle allait être déçue. En arrivant au palais de la citadelle, Agnès, qui, au long du chemin, s’était entretenue avec elle sur ses connaissances et ce qu’elle savait faire, la confia à celle qui avait la haute main sur sa « maison » et qu’elle avait auprès d’elle depuis que les Courtenay s’étaient réfugiés à Antioche. Josefa, lointaine descendante de Damianos, un duc byzantin qui avait régné au Xe siècle sur la grande cité de l’Oronte, était à présent une femme d’âge mûr, arrogante et sèche, ne laissant ignorer à personne la hauteur de ses origines mais qui vouait à Agnès, dont elle était l’âme damnée, un dévouement total encore que lucide. Elle menait à la baguette l’escadron, réduit d’ailleurs, des filles nobles que l’impécuniosité ou le sens pratiqué de leurs parents avait conduites à composer – elles étaient à peine plus que des chambrières – l’entourage immédiat d’une princesse aussi décriée qu’Agnès mais toute-puissante. La fille d’un riche marchand pouvait y être admise, le souci des origines n’étant pas primordial.
— Jusqu’à nouvel ordre, elle va vivre dans mes chambres, précisa la « reine mère ». Commence par lui trouver un coin pour dormir…
— Que sait-elle faire ?
— Broder et tu sais comme y sont habiles les Arméniennes. Elle sait aussi lire et jouer du luth. Tu vois qu’on peut l’occuper en attendant…
Et se penchant vivement à l’oreille de Josefa, Agnès lui glissa quelques mots qui la firent sursauter :
— Et… elle accepte ?
— Plus encore : c’est son souhait le plus cher. Mais je préfère attendre un peu avant de l’y envoyer.
— Vous attendez qu’il guérisse ? fit Josefa avec un mince et dédaigneux sourire.
— Ne sois pas sotte ! Je pense seulement qu’au mariage de Sibylle le moment sera venu.
C’est ainsi que, bon gré mal gré, Ariane fut intégrée à une bande de jouvencelles, assez laides pour la plupart car elles étaient surtout destinées à servir de repoussoir à l’éclatante mère du roi. Elle en reçut un accueil méfiant, sinon effrayé, en dépit du fait que l’arrivée de cette jeune Arménienne bien habillée, musicienne et souriante, constituât une distraction non négligeable pour ces demoiselles qui, volontiers délaissées par leur dame, n’apparaissaient guère à ses côtés que dans les occasions officielles, partageaient peu sa vie diurne – Agnès restait parfois couchée des journées – et pas du tout une vie nocturne vouée à des plaisirs trop épicés pour elles. Seulement le bruit de son coup d’audace avait précédé Ariane : elle était celle qui avait embrassé le roi lépreux. Et si plus d’une était secrètement amoureuse de Baudouin, la peur de son mal restait la plus forte. Aussi, durant les jours qui séparèrent son entrée au palais de l’arrivée du jeune marquis de Montferrat, Ariane vécut-elle dans un isolement relatif qui lui convenait assez. Quand elle ne travaillait pas à broder d’or et de petites perles un surcot de satin bleu turquoise destiné à Sibylle, elle pouvait laisser errer ses doigts sur les cordes du tar en chantant à mi-voix un lai du poète arménien David de Sassoun qui savait si bien célébrer la beauté des roses et le parfum du jasmin. Elle y prenait même un malin plaisir en constatant qu’à l’autre bout de la salle, les demoiselles faisaient silence et tendaient l’oreille, certaines se rapprochant un peu pour mieux entendre.
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