Non loin d’eux, Agnès les regardait avec un demi-sourire. Il n’était pas difficile de deviner qu’avec ces deux-là la nuit de noces serait réussie et porterait peut-être un fruit. La date en avait été choisie d’après les phases de la lune et les règles de la fiancée. En outre, la veille, la « reine mère » avait elle-même trempé Sibylle dans un baquet d’eau de pluie conservé depuis la dernière averse, afin de la rendre féconde. Ne fallait-il pas assurer à tout prix la dynastie ? Oui, ce mariage était bonne chose et la vue de ce jeune couple qui brûlait de s’étreindre consolait Agnès d’avoir dû s’asseoir à la même table que nombre de ses ennemis. Car ils étaient tous venus – à l’exception des morts bien sûr ! Il y avait là le prince d’Antioche, Bohémond III le Bègue, un assez pauvre sire que menait par le bout du nez sa femme, Orgueilleuse de Harenc la bien nommée. Il y avait les deux frères d’Ibelin qui étaient aussi ceux d’Hugues, son troisième époux défunt : Baudouin de Mirabel et de Ramla et son cadet Balian II seigneur d’Ibelin, qui tous deux la détestaient : le premier parce qu’il était follement épris de Sibylle et que ce mariage le désespérait, le second parce qu’il aimait passionnément la rivale d’Agnès, la jeune reine douairière Marie Comnène, veuve d’Amaury, et souhaitait l’épouser. Ce que bien sûr « on » ne lui permettait pas. Il y avait surtout le pire de tous : Raymond de Tripoli, l’ancien régent, un bel homme de haute taille, le teint basané, le cheveu noir et raide, les épaules larges, le nez puissant et l’œil sombre et méditatif. Agnès aurait aimé le mettre dans son lit pour en faire sa chose, mais il se méfiait d’elle – non sans raisons ! – et semblait attaché à sa femme, Echive, veuve de Gautier de Saint-Omer, prince de Tibériade et de Galilée, et qui, en l’épousant, lui avait permis d’ajouter à son comté de Tripoli cette superbe principauté, faisant de lui le plus haut seigneur du royaume. Celui-là était très intelligent, cultivé aussi et fin politique, mais peut-être déplaisait-il à Dieu autant qu’à Agnès, car jusqu’à présent il n’avait tiré aucun enfant du ventre de sa princesse et devait se résigner à adopter les quatre fils issus de Saint-Omer et qui, un jour, lui reprendraient la Galilée. Enfin, il y avait Renaud de Sidon, son mari actuel, qu’elle ne voyait guère parce qu’il fuyait la honte d’être l’époux de la maîtresse d’Héraclius. Lui aussi buvait beaucoup et ne la regardait jamais. Tout à l’heure, une fois dégrisé, il repartirait pour Césarée ou pour Sidon, ses fiefs dont il s’occupait attentivement. Grâce à Dieu le mariage de Sibylle allait la mettre à l’abri de tous ces gens-là ! Et puis n’avait-elle pas désormais auprès d’elle son frère Jocelin, tout dévoué à sa cause et à la fortune familiale qu’il s’occupait activement de restaurer ?

Un dernier visage accrocha le regard de la « reine mère » : celui de Renaud de Châtillon qu’elle ne savait trop dans quelle catégorie ranger car il était rusé autant qu’elle-même. Fidèle à sa manière bien personnelle d’apprécier un homme et aussi pour savoir quel goût pouvait avoir ce fauve, elle avait couché avec lui mais c’était un amant trop brutal, sans nuances, bâfrant au lit autant qu’à table et incapable de donner à une femme raffinée tout le plaisir qu’elle était en droit d’espérer. Cependant ils s’étaient quittés en assez bons termes :

— Trouvez-moi une veuve bien riche et bien pourvue et je vous serai fidèle allié, lui avait-il déclaré sans plus de façons.

C’était plus facile à souhaiter qu’à réaliser : un fief comme Antioche ne se trouvait pas sous les pas d’un cheval et pour l’instant Renaud devait se contenter de régner sur les défenses de Jérusalem que le roi venait de lui confier, ce qui était tout à fait dans ses cordes. Un gouverneur un peu particulier. Très exact sans doute dans tous ses devoirs militaires, sachant commander et veiller sur l’état des fortifications, il était vénéré par les soldats que fascinaient sa légende et sa personnalité démesurée, mais il était tout aussi célèbre dans les bourdeaux de la ville et chez les marchands qu’il mettait plus ou moins en coupe réglée pour regonfler une escarcelle parvenue à une déprimante platitude.

Thibaut, aussi, regardait Châtillon mais sans le moindre doute sur ce qu’il devait penser : cet homme était dangereux et d’autant plus qu’il tenait du diable un charme sous lequel tombaient facilement ceux qu’aveuglait sa réputation de folle bravoure. Certains l’admiraient et, par malheur, Baudouin était de ceux-là en vertu de cette loi de la nature qui veut que s’attirent les contraires.

Atteint dans son corps qu’il savait voué à une prochaine destruction, le jeune roi était séduit par la fantastique vitalité de Renaud, sa belle humeur, ses foucades et son insatiable appétit de vivre. Il voyait en lui le héros de roman, le meneur d’hommes à la voix de stentor, ignorant que ce soudard – après tout il n’était pas autre chose ! -cachait à peine, lorsqu’il était loin de lui, le dédain que lui inspirait sa maladie et les espoirs fondés sur une fin rapide qui pour lui ne faisait aucun doute. Mais la méfiance de Thibaut s’était changée en haine depuis qu’il avait compris l’idée qui s’était mise à couver sous la crinière léonine de Châtillon : obtenir la main de la petite Isabelle que lui, Thibaut, aimait tant, devenir par elle prince de Jérusalem. La suite n’était pas difficile à deviner : par le fer ou le poison, accident provoqué ou meurtre délibéré, Renaud balaierait tout ce qui ferait obstacle entre lui et la couronne royale. Qu’il eût cinquante ans et la petite princesse huit ne le gênait en rien : il ne se cachait pas d’aimer les fruits verts.

Ce projet incroyable, Thibaut en avait eu connaissance la veille même du mariage en se rendant au couvent de Béthanie porter à la fillette, comme cela arrivait assez souvent, un présent du roi son frère afin qu’elle sût qu’il ne l’oubliait pas et l’aimait toujours. Hier le présent – un fermail de perles et de turquoises – était plus important que d’habitude : Baudouin voulait consoler sa petite sœur d’être écartée avec sa mère des fêtes données pour les noces. Or, à sa surprise – sa déception aussi ! –, Thibaut ne put voir Isabelle : mère Yvette, la supérieure, venait de la renvoyer chez sa mère au château de Naplouse et sous bonne escorte. La raison lui en fut donnée par sœur Elisabeth, sa mère adoptive : deux jours plus tôt, Renaud de Châtillon s’était présenté au couvent dans l’intention déclarée de vérifier les défenses extérieures d’une maison forte située hors les murs de la ville. Il était venu à cheval et sans escorte afin de ne pas effrayer les nonnes. Il avait fallu le laisser entrer. D’autant qu’il se prétendait porteur d’un message du roi pour Isabelle et on avait dû se résoudre à la lui présenter, en présence de l’abbesse bien naturellement, et celle-ci, devant la pauvreté du message – quelques phrases vaguement affectueuses –, comprit vite que cet homme mentait et qu’il voulait seulement examiner la jeune princesse.

— Notre mère s’est déterminée aussitôt à la renvoyer à Naplouse, ajouta Elisabeth. Cet homme la regardait comme si elle était un cheval de prix. C’est tout juste s’il ne lui a pas demandé de lui montrer ses dents…

— Pourquoi n’avoir pas envoyé quelqu’un sur-le-champ au palais prévenir notre sire ? Pareille conduite est inqualifiable…

— Nous en sommes toutes conscientes, mais notre mère a jugé qu’il valait mieux parer au plus pressé en éloignant Isabelle. Son intention était d’en écrire au roi dès après ces fêtes qui bouleversent la ville. Tu peux te rassurer, Thibaut : notre mignonne princesse est hors de portée de ce rustre.

— Quelle figure lui a-t-elle faite ?

— Elle lui a déclaré qu’elle ne le croyait pas venu de la part du roi son frère, qu’il était bien trop laid et, finalement, elle lui a tiré la langue avant de quitter la salle capitulaire.

Thibaut s’était tout de suite senti beaucoup mieux et, rentrant à la citadelle, il avait rendu compte de sa mission avec une flamme qui fit sourire Baudouin :

— Allons, rassure-toi ! J’aime bien Renaud mais je ne suis pas du tout disposé à lui donner ma petite Isabelle !

— Ne lui ferez-vous pas sentir votre colère ? s’écria Thibaut en comprenant que la fureur était sienne et non le fait du roi.

— Nous verrons plus tard. Mère Yvette a fort bien fait d’envoyer Isabelle à Naplouse et je préfère, pour l’instant, ignorer l’incident. Châtillon serait capable de se poser aussitôt en prétendant. Il ne pourrait qu’essuyer un refus et j’ai trop besoin d’hommes de sa valeur pour la défense du royaume…

Il n’y avait rien à ajouter. Thibaut dut se contenter d’une réponse prévisible en ce sens qu’il ne voyait pas Baudouin accorder sa ravissante petite sœur à ce monstre, mais il se promit de surveiller de près l’ex-prince d’Antioche.

Le festin cependant tirait à sa fin. L’heure était venue de conduire les mariés dans la chambre nuptiale. Agnès vint prendre sa fille par la main sous un tonnerre d’acclamations :

— Noël ! Longue vie aux époux !

Sibylle et Guillaume burent une coupe de vin à la santé de leurs invités, puis dames et demoiselles entourèrent la mariée pour la conduire hors de la salle tandis que le roi et ses barons emmenaient Guillaume au son des luths, des flûtes et des rebecs, laissant quelques ivrognes vaincus par les vins cuver sous les tables… Avant de sortir, Thibaut vit que Renaud de Châtillon restait là lui aussi. Affalé à sa place, les coudes dans la vaisselle, il vidait un hanap à grandes goulées gourmandes, mais ses yeux injectés de sang étaient fixés sur le trône que Baudouin laissait vide… Non loin de lui l’aîné des Ibelin, un solide gaillard de quarante ans, sanglotait la tête sur ses bras, qui reposaient dans une large tache de vin. Pour celui-là qui venait de voir celle qu’il aimait s’en aller vers l’amour d’un autre, Thibaut de Courtenay eut un regard de pitié.

Dans la chambre nuptiale tendue de tapis de soie aux couleurs vives, dont les fenêtres et portes étaient ornées de guirlandes de jasmin, de roses et de lis à l’odeur grisante, le lit immense et blanc avec ses draps de soie piqués de bouquets de lavande et d’herbes aromatiques ressemblait à un autel païen dans la lumière dansante des longues bougies de cire rouge. Les jeunes filles qui se pressaient autour de Sibylle pour tresser ses cheveux et la déshabiller rougissaient quand leur regard s’y posait.

Une fois revêtue d’une longue chemise blanche, si fine qu’elle laissait transparaître la roseur de sa peau et les détails charmants de son corps, Sibylle fut menée au lit préalablement béni par le Patriarche et, assise le dos contre les oreillers, elle attendit, les yeux modestement baissés. Guillaume arriva peu après, précédé du roi qui vint se placer près du chevet. Il était en chemise lui aussi et s’assit près de sa jeune épouse pour répondre aux saluts et aux félicitations d’une cour un peu vacillante ; après quoi Agnès leur porta une coupe de vin cuit avec de la menthe et autres herbes propres à exciter les sens pendant que les demoiselles chantaient en battant des mains. Enfin, tous se retirèrent peu à peu. Baudouin sortit le dernier, ferma la porte et remit la clef à un chambellan qui resterait là toute la nuit pour s’assurer que nul ne viendrait troubler les époux.

Quand il le rejoignit, Thibaut fut surpris de sa pâleur et vit que ses mains tremblaient. Tout de suite il s’inquiéta :

— Sire, mon roi ! Vous souffrez ?

— Un peu je crois, murmura Baudouin avec un sourire plus triste que les larmes. Ce mariage me rassure et me réconforte pour l’avenir du royaume, mais devant ce bonheur que j’ai voulu, je ne peux m’empêcher de penser que moi aussi j’aurais aimé me marier, prendre dans mes bras une douce jeune fille et faire fleurir sa chair jusqu’à ce qu’elle porte des fruits à notre image. Moi, je suis destiné à épouser la mort !

C’était la première fois que le malheureux garçon laissait remonter à ses lèvres la souffrance qu’il cachait si bien d’habitude et Thibaut en fut bouleversé. Il aurait pu dire qu’en fait de douce jeune fille il y avait mieux que l’arrogante Sibylle, et que Guillaume serait peut-être moins heureux qu’on ne le souhaitait pour lui, mais les plaisanteries dans lesquelles Baudouin se réfugiait parfois n’étaient pas de mise à cet instant douloureux. Ne sachant que répondre, il se contenta de presser d’une main fraternelle l’épaule de son ami, puis enfin trouva :

— Pourquoi ne serait-ce pas qu’une épreuve ? Dieu a fait de vous un roi et veut que vous soyez grand. Peut-être l’a-t-il envoyée pour forger votre âme et quand il Lui plaira Il vous guérira ? La terre que nous foulons est celle de tous les miracles. Il ne faut pas désespérer !

À mesure qu’il parlait, Thibaut voyait se détendre les traits crispés. Baudouin enfin sourit :