— Accordez-moi la faveur de porter vos couleurs, gracieuse dame, et jamais, je le jure, vous n’aurez eu champion plus attentif à cet honneur. En tous lieux et contre tout appelant, je vous défendrai tant qu’il me restera un souffle de vie !

Un murmure mi-approbateur, mi-moqueur accueillit le coup d’audace, mais le visage d’Etiennette de Milly assombri par le refus royal rayonnait à présent d’une joie si forte que Guillaume de Tyr renonça à rappeler Châtillon à ses devoirs envers le roi ; pensant que les choses se terminaient mieux qu’il ne l’avait craint il remit à plus tard de surveiller ces deux-là. Les trompettes, sur les murs du palais, annonçaient les envoyés de Byzance et l’on se prépara à les recevoir.

En fait, si le sort de la jeune Isabelle fut invoqué au cours de la première entrevue, aucune demande précise assortie d’un acte ne fut formulée. Le protosébaste Andronic l’Ange qui menait la délégation venait seulement voir de quel œil Baudouin IV considérait les accords passés avant lui entre son père Amaury Ier et l’empereur Manuel à Constantinople, touchant une descente commune en Égypte afin de tenter de saper, sur ses bases mêmes, la puissance grandissante de Saladin avant qu’il ne soit trop tard.

Le jeune roi fit grand accueil au magnifique seigneur. Il était trop conscient des liens, personnels et familiaux, qui avaient uni son père au Basileus, pour ne pas souhaiter les garder intacts. Byzance était le meilleur et le plus puissant allié du royaume franc. Aussi ne laissa-t-il planer aucun doute sur ses intentions. Cependant la trêve existait, signée avec Turhan shah, et Jérusalem avait besoin qu’elle dure encore quelque temps afin de préparer comme il convenait une campagne certainement difficile et qui demanderait de forts contingents. Le mieux serait d’attendre les nouveaux croisés qui ne manqueraient pas de débarquer aux environs de Pâques. L’ambassadeur en demeura d’accord : il n’était d’ailleurs venu qu’avec peu de navires. L’important était d’être assuré que les accords tenaient toujours. Et l’on festoya joyeusement, buvant et levant bien haut les coupes de vin à la gloire de ceux qui réussiraient à abattre le Renard du Caire.

Seul le roi ne participait qu’en apparence. Dieu seul savait s’il serait de ceux qui libéreraient le royaume d’une menace singulièrement grave, car il ne s’illusionnait pas sur la qualité d’un ennemi dont il espérait seulement qu’il ne prendrait pas l’initiative de rompre une trêve devinée fragile. Tant qu’Alep tiendrait bon contre lui, Saladin aurait du grain à moudre avant de s’approprier la totalité de la Syrie et Jérusalem vivrait des jours paisibles. D’autre part, Baudouin n’aimait pas l’idée d’être le premier à rompre cette trêve si précieuse et les impatiences de l’empereur le contrariaient même s’il n’en laissait rien voir. Mais Guillaume de Tyr n’était pas de ceux-là : il lisait à livre ouvert dans l’esprit et le cœur de son élève :

— Vous avez fort bien fait, sire, de ne rien précipiter. Le Basileus, dont les troupes viennent de subir une sévère défaite en Anatolie, ne rêve que de vengeance ; mais pour aller attaquer l’Egypte, ses navires ont besoin de nos ports et de notre soutien, bien qu’il ait beaucoup plus d’hommes et de moyens que nous. Or, pour l’instant, la victoire est nôtre et vos barons comme vos hommes d’armes souhaitent en jouir en toute tranquillité. Rassembler l’ost serait d’un effet désastreux.

— Oh, je sais ! Seulement je crains que le protosébaste s’incruste ici pour attendre le printemps, le nouveau contingent venu d’Europe et le gros de la flotte byzantine… Auquel cas, il faudra bien prendre le chemin du Caire.

— Ce n’est pas certain. Il n’a que trois galères et préférera sans doute retourner passer l’hiver chez lui. Au besoin, nous pouvons l’y inciter… discrètement. Pour le moment, il souhaite aller présenter ses devoirs à la reine douairière, sa cousine.

— C’est bien naturel. En ce cas, je vais envoyer Thibaut avertir ma belle-mère.

— Pourquoi Thibaut, quand une lettre portée par un simple coureur de vos écuries suffirait ? s’étonna Guillaume qui, mieux que quiconque, savait que le bâtard détestait s’éloigner de Baudouin.

— J’ai pour cela une excellente raison, mon ami. Vous n’avez pas été sans remarquer, à la réception, l’absence du Sénéchal ?

— En effet. On m’a dit qu’il était souffrant. Ce qui m’a fort surpris : il aime tant à parader sur le devant de la scène qu’il doit être très malade pour avoir manqué cela.

— Il a fait la nuit dernière une mauvaise chute contre un mur. Il a pris une énorme bosse sur le côté de la tête cependant qu’une aspérité lui déchirait la joue. Ses jours ne sont pas en danger mais il n’est pas beau à voir…

— Il était ivre à ce point ? fit le Chancelier en riant.

— Non. En fait, c’est Thibaut qui lui a valu cela en l’arrachant du corps d’une jeune fille que ce bouc puant était en train de forcer.

Les sourcils en accent circonflexe, Guillaume examina le visage soudain blanc de colère du jeune roi et garda un instant le silence.

— Une jeune fille ! émit-il enfin. Ce n’est pas, j’espère, la petite Arménienne ? Celle que votre mère vous a offerte ?

De blanc, Baudouin passa au rouge profond :

— Vous savez cela ? fit-il sèchement.

— Pour vous bien servir, sire, j’ai besoin de tout savoir de ce qui se passe dans ce palais. Je sais qu’on l’a menée chez vous cette nuit, qu’elle en était heureuse car elle vous aime d’amour grand et vrai. J’espérais que vous le seriez aussi.

Sa voix était infiniment douce. Baudouin, cependant, lui tourna le dos pour qu’il ne vît pas les larmes qui lui montaient aux yeux.

— Je l’ai été, murmura-t-il. J’ai connu un moment de joie intense parce que j’avais oublié ce que j’étais et le mal que je porte. Son cri au moment où je l’ai déflorée m’a dégrisé… rendu à l’horrible réalité. Ma semence maudite ne s’est pas répandue en elle et de cela je remercie Dieu. Dieu qui ne m’a pas sauvé de la tentation !

— Ne l’accusez pas ! Cet amour qui se donnait à vous, il ne le condamnait pas ! Chacun est libre de son corps et cette jeune fille vous donnait le sien en toute connaissance de cause. Que s’est-il passé ensuite ?

— Le messager des Byzantins est arrivé et je l’ai renvoyée chez ma mère. Elle ne voulait pas qu’on la raccompagne, mais Thibaut s’en est inquiété. Il a couru derrière elle et vous savez la suite…

— Le Sénéchal a-t-il reconnu son agresseur ?

— Thibaut ne le pense pas. Tout a été très rapide et il faisait sombre.

— Et vous avez fait ramener la jeune fille chez votre mère ? Dans l’état où elle devait être, ce n’était guère…

— Marietta l’a prise chez elle et elle y est encore. J’ai prévenu ma mère – en la remerciant – que je la gardais, mais ce n’est pas mon intention. Il faut qu’elle parte et c’est pourquoi j’envoie Thibaut à Naplouse ce soir même : il va conduire Ariane chez ma belle-mère. Marie est un peu folle, mais c’est la bonté même et sa demeure un enchantement. Ariane y sera bien… et moi j’aurai l’esprit en paix. Ici, entre la méchanceté des femmes et cet ignoble Courtenay qui cherchera sans doute à recommencer ou à se venger d’autre manière, elle ne serait plus en sûreté. Par les plaies du Christ ! De quelle boue sont faits les hommes !

Tout en parlant, Baudouin s’était approché d’un coffre en cèdre sculpté sur lequel étaient posées son épée et sa dague. Il prit celle-ci, la dégaina et, sur les derniers mots, la planta avec fureur dans le précieux couvercle, puis l’en arracha et fixa la lame brillante comme s’il lui cherchait un autre fourreau. Guillaume de Tyr, inquiet du désespoir qui s’inscrivait sur son visage, s’élança et, calmement, ôta le poignard des mains du jeune homme :

— Non. Cela ne résoudrait rien et vous perdriez votre âme ! Mon fils… vous l’aimez déjà tant, cette enfant ?

— Vous me connaissez mieux que mon confesseur, n’est-ce pas ? fit-il avec amertume. Oh oui, je l’aime ! Et alors que je la voudrais toute à moi je dois l’écarter de ma personne, l’envoyer au loin !

— C’est cela le véritable amour : vouloir le bien de l’autre au détriment du sien propre. Naplouse n’est pas si loin ! Quinze petites lieues !

— Elles doivent être pour moi aussi vastes qu’un océan. Si je ne la revois pas, j’arriverai peut-être à l’oublier…

Guillaume se contenta de hocher la tête : il le connaissait trop pour s’illusionner sur cette éventualité venant d’un tel cœur, mais la sagesse était de l’y encourager. Thibaut, qui était allé chez Marietta prendre des nouvelles d’Ariane, revint à cet instant. Son sourire répondit au regard interrogateur de Baudouin :

— Elle va mieux que nous n’osions l’espérer. Marietta l’a bien soignée. J’ajoute qu’elle désire beaucoup vous voir, mais sans oser le demander. Elle est ravagée de honte à présent que ce monstre l’a souillée.

— Est-elle en état de voyager ?

— Voyager ? Mais pour aller où ?

— A Naplouse où tu vas la conduire ce soir ! Je ne veux pas qu’elle reste ici exposée à… toutes sortes d’avanies !

— Elle ne voudra jamais, émit Thibaut, anticipant les réactions de la jeune Arménienne. En outre, elle n’a jamais mis son… séant sur un cheval…

— Je ne lui laisse pas le choix. C’est un ordre ! Quant au cheval, après ce qu’elle vient de subir ce serait… difficile.

Tu prendras une mule… un âne… une litière, n’importe quoi. Mais il faut que demain matin, elle soit loin d’ici. Dis à Marietta de tout préparer ! Moi, je vais écrire à Marie…

Avec une grimace comique à l’adresse de Guillaume de Tyr qui le regardait en souriant, Thibaut se mit en devoir de s’exécuter. Il savait d’expérience que, lorsque Baudouin employait un certain ton, discuter était du temps perdu. Mais il revint peu après, et il était très ému :

— Sire, il vous faut la voir ne fût-ce qu’un instant ! dit-il. Elle est en larmes, persuadée que, si vous l’envoyez loin de vous, c’est parce qu’elle vous fait horreur.

— Elle, me faire horreur ? Mais, par tous les saints du Paradis, c’est le monde à l’envers ! C’est bon : va la chercher !

Elle fut là dans l’instant. Tellement semblable à une statue de la désolation que Baudouin ne put s’empêcher de rire. Ce qui la blessa.

— Oh, sire, vous me plongez dans l’affliction, vous me chassez et cela vous fait rire ?

— Oui, parce qu’il n’y a aucune raison de vous mettre dans cet état. Je ne vous chasse pas : je vous mets à l’abri de l’infâme personnage qui a abusé de vous… et qui recommencera si l’on ne vous éloigne pas. À Naplouse vous serez bien. La reine Marie est bonne et ma petite sœur adorable… En outre, le Sénéchal n’y mettra jamais les pieds.

— Je pensais que…

— Je sais ce que vous pensiez, mais c’est une grave erreur. Vous m’êtes infiniment précieuse… et chère.

Ariane joignit les mains en un geste de ferveur tandis que ses yeux rougis s’illuminaient d’espérance :

— Oh, si je vous suis chère, gardez-moi ! Je ne veux vivre que pour vous et par vous. Mon doux seigneur, saurez-vous jamais combien je vous aime ?

Elle avait mis genou en terre et levait les mains vers lui. Il les prit pour la relever et, un instant, la tint contre lui.

— Peut-être que je le sais mieux que vous n’imaginez, fit-il avec une grande gentillesse. Vous m’avez fait le plus merveilleux des présents et la pensée de votre amour éclairera ma triste route. À présent, obéissez-moi et partez ! Ne me rendez pas cet instant plus cruel ! Dieu m’est témoin que je voudrais toujours vous garder contre moi !

Il effleura de ses lèvres les doigts de la jeune fille, puis les lâcha :

— Emmène-la, Thibaut ! Et veille bien sur elle. Il y a là une lettre pour la reine Marie. Prends-la et prends aussi une escorte !

— C’est inutile. Je préfère que nous passions inaperçus et le pays est calme.

Il allait emmener la jeune fille, docile cette fois mais dont les larmes coulaient de nouveau en silence :

— Attends ! dit Baudouin.

Le roi prit, à son chevet, un petit coffre serti d’émaux bleus, l’ouvrit, en tira un anneau où s’enchâssait la plus bleue des turquoises et vint le passer à l’annulaire d’Ariane :

— Cette bague m’a toujours été précieuse. Elle m’a été donnée par mon père lorsque j’ai eu dix ans. Il disait qu’elle m’apporterait la sérénité et la protection du ciel. Je ne peux plus la mettre, ni d’ailleurs aucune autre, ajouta-t-il en regardant ses doigts qui commençaient à s’épaissir. Mais toi, ma douce Ariane, garde-la en mémoire de moi.

Elle y posa aussitôt ses lèvres, puis supplia :

— Je vous reverrai, n’est-ce pas ?