Il s’en approcha à pas lents, les assourdissant d’instinct afin de ne pas troubler la sérénité de cette belle nuit, respirant l’air si doux et admirant la beauté de la vallée endormie à ses pieds où se révélait si bien la splendeur de l’œuvre de Dieu. Il avait repris entre ses doigts l’anneau d’Isabelle et, de temps en temps, le portait à ses lèvres pour le baiser longuement.

Comme il arrivait près des grands cyprès, il eut soudain le désir d’aller remercier pour le grand bonheur reçu en ce jour. La porte de la chapelle était ouverte et il allait y entrer quand une voix de femme lui parvint, une voix qui disait :

— N’avons-nous pas assez attendu, mon doux ami ? Voilà trois ans que je suis veuve et le temps passe comme la fleur de la beauté. Pourquoi ne pas laisser celle de notre amour s’épanouir au grand jour ? Le roi vous aime et je sais que mon bonheur ne lui est pas indifférent.

— Nul plus que moi, ma reine, ne souhaite faire éclater aux yeux de tous la joie que vous me donnez. Le roi, en effet, vous confierait à moi avec plaisir mais il est auprès de lui une femme que notre félicité enragerait et malheureusement elle est puissante. Le diable est avec elle et le roi aime sa mère, ce qui est bien naturel. À Jérusalem vous ne seriez pas en sûreté. Moins encore peut-être votre fille, la petite Isabelle, dont on s’occupe un peu trop en ce moment. Oh, mon amour, si vous saviez comme il m’est cruel de prêcher ainsi la sagesse quand mon cœur est plein de vous…

Il y eut un soudain silence que seul un soupir vint troubler. Figé sur place, Thibaut n’osait plus bouger, quelque envie qu’il en eût, car il avait conscience d’être indiscret. Cependant il se décida et, en prenant d’extrêmes précautions, réussit à s’éloigner sans faire de bruit, point trop content de ce qu’il venait de découvrir. Que la reine Marie et Balian d’Ibelin s’aiment ne l’aurait pas autrement tourmenté – et même il eût été satisfait de lui savoir un défenseur de cette trempe ! – s’il n’y avait eu les convoitises dont Isabelle était le centre. Qui pouvait savoir si, pour vivre son bonheur au grand jour, Marie n’accepterait pas de marier sa fille à l’un de ses prétendants bien en cour ?

DEUXIÈME PARTIE

UNE AGONIE À CHEVAL

4

Un voile de mousseline blanche

En dépit de ce qu’espéraient le roi et Guillaume de Tyr, le protosébaste fit entendre, à son retour de Naplouse, son désir de prolonger son séjour en Terre Sainte. Comme il l’expliqua aux deux hommes avec un aimable sourire, le temps se gâtait en Méditerranée – ce qui était exact ! – et, en outre, il ne voyait pas l’utilité d’imposer à ses galères un voyage de retour à Byzance suivi d’une nouvelle traversée au petit printemps quand il était si simple, puisque l’on était d’accord pour l’expédition d’Égypte, d’attendre tranquillement l’arrivée de la flotte de guerre. Il aurait ainsi le temps de perfectionner l’accastillage et l’armement de ses navires. De plus, souhaitant resserrer les liens entre la reine douairière et son pays natal, il comptait se rendre auprès d’elle à plusieurs reprises. À commencer par le temps de Noël qu’elle l’avait invité à passer chez elle.

— Ce qu’il y a de remarquable chez les Byzantins, c’est qu’avec eux rien n’est jamais simple, rien n’est jamais sûr ! soupira Guillaume de Tyr un soir qu’il jouait aux échecs avec le roi. Ils disent blanc un jour, noir le lendemain, et trouvent encore moyen de vous démontrer qu’ils obéissent en cela à la plus pure logique.

— Ces trois galères dans le port d’Acre vous soucient à ce point, monseigneur ? demanda Baudouin en avançant un pion pour laisser son fou menacer directement la reine de son adversaire.

— Pas vraiment, encore que des marins grecs inoccupés et lâchés en liberté dans un port soient rarement un élément de tranquillité ! Je me soucie davantage de la grande assiduité du protosébaste auprès de la reine douairière… Il passe à Naplouse les trois quarts de son temps.

— Et que craignez-vous ? Qu’il l’enlève comme fit le « cousin » Andronic avec la tante Theodora, la veuve du roi Baudouin III, et la perde de réputation ?

— Non. La reine Marie est trop sage pour cela. En outre, elle aime ailleurs. Ce que je redoute, c’est une dangereuse querelle entre lui et le seigneur d’Ibelin. Celui-là est éperdument amoureux d’elle…

De surprise, Thibaut lâcha l’épée dont il était occupé à nettoyer la poignée et qui rebondit sur les dalles en sonnant comme une cloche, ce qui fit se retourner les joueurs.

— Comment le savez-vous, monseigneur ? demanda-t-il, l’œil arrondi.

— Apparemment tu le sais aussi ? fit Baudouin tout aussi surpris. Et tu ne m’en as rien dit ?

— Sire, fit le bâtard sans se démonter, s’il arrive à un chevalier de surprendre le secret d’un autre chevalier, l’honneur commande qu’il le garde… même envers son roi. Durant la nuit que j’ai passée au château de Naplouse, j’ai, en effet, surpris un… entretien. Ce qui m’a étonné c’est que monseigneur Guillaume qui ne bouge d’ici l’ait appris…

— Mon ami, fit celui-ci, j’ai comme tout le monde des yeux et des oreilles, mais au surplus – et je le dois à ma charge – je dispose ici et là de quelques paires d’yeux. Et, justement enseigné par l’aventure scandaleuse de la reine Theodora, j’avoue au roi que je fais surveiller la reine douairière…

— Et vous ne m’en avez rien dit ? grogna le roi.

— Parce que cet amour ne représente aucun danger pour le royaume. Bien au contraire : ce n’est pas à vous, sire, que j’apprendrai que les Ibelin sont de haute et noble lignée et que le seigneur Balian, bien que cadet, mais fort apanagé, est parfaitement digne d’une reine veuve. Et puis il est votre féal. Je n’ai pas du tout envie qu’un poignard ou une flèche, aussi silencieux que grecs, nous le suppriment.

— Alors, marions-les ? Au moins Isabelle reviendrait à Jérusalem avec sa mère, fit Baudouin avec un mince sourire en direction de Thibaut.

— Sire ! Sire ! Je croyais vous avoir appris à regarder derrière les façades ! De quel œil votre mère verrait-elle sa rivale de toujours devenir sa belle-sœur ?

— Depuis qu’elle a épousé Sidon, elle n’est plus sa belle-sœur.

— Oh, Sidon ne la dérange pas beaucoup. Il ne quitte guère sa ville et…

— Faites-moi la grâce du reste, monseigneur ! coupa Baudouin soudain crispé. Si vous voulez dire que son inconduite a éloigné cet époux-là comme les autres, je n’ai pas besoin qu’on me le rappelle. C’est « ma » mère ! Et je l’aime !

Aussitôt, Guillaume jaillit de son siège et, passant derrière le jeune roi, posa ses deux mains sur les épaules qu’il sentit trembler.

— Elle vous aime aussi ! Calmez-vous, mon cher enfant ! À Dieu ne plaise que j’aie voulu vous blesser. Quand deux femmes se haïssent autant que celles-là, mieux vaut pour la paix du royaume les tenir écartées l’une de l’autre.

Au prix d’un effort et de quelques profondes respirations, Baudouin réussit à se dominer et retrouva même un sourire :

— Vous avez raison. Cela je le sais aussi… mais que conseillez-vous ?

— Parlez à Balian ! Bien franchement ! Dites-lui que j’ai surpris son secret et que vous n’êtes pas hostile au remariage de votre belle-mère avec lui, mais dans quelque temps, et demandez-lui comme un service d’éviter de rencontrer un protosébaste qu’il n’a aucune raison de redouter… et qui disparaîtra quand viendra le printemps comme les pluies de l’hiver.

— Ainsi ferai-je ! soupira Baudouin après un instant de réflexion. Voulez-vous qu’à présent nous reprenions notre partie ? ajouta-t-il en désignant d’un geste courtois le siège resté vide de l’autre côté de l’échiquier d’ébène et d’ivoire…

Il est toujours difficile de convaincre un amoureux ; néanmoins Balian aimait son roi et, fort de la parole qu’il lui donnait, accepta d’éviter le Byzantin autant que faire se pouvait, mais il se rapprocha de Thibaut avec lequel, au fil des semaines et des mois, il noua une amitié en dépit de la dizaine d’années qui le séparait du jeune homme. Baudouin en fut heureux. D’abord parce que les Ibelin avaient toujours été proches de lui, ensuite parce qu’il souffrait de l’espèce d’isolement dans lequel, à la cour, on tenait volontiers son écuyer, trop continuellement en contact étroit avec lui pour que l’on ne se demande pas si la terrible maladie n’était pas en train de couver sous le haubert de mailles qu’il portait si souvent ; mais Thibaut tenait à être toujours prêt à recevoir les coups qu’une main criminelle pouvait avoir l’idée de diriger contre son roi.

L’hiver passa, aigre, frileux et inquiétant. Pendant la nuit de Noël une véritable tempête de neige s’abattit sur la Terre Sainte, transformant les dômes et les clochers de Jérusalem en une réduction de paysage montagneux, à la plus grande joie des gamins de la ville pour qui les batailles à coups de boules de neige étaient une distraction de choix parce que trop rare à leur gré. Ceux-là au moins étaient heureux, mais au palais l’inquiétude grandissait : la caravane chargée de rapporter d’Afrique les graines de l’encoba générateur de baume dont le lépreux avait besoin n’était jamais arrivée et, bien que Guillaume de Tyr en eût envoyé une seconde à l’automne pour essayer de savoir ce qu’elle était devenue et au besoin la remplacer, on achevait d’user la dernière fiole. La « reine mère » en était affectée, ce que chacun pouvait comprendre, mais l’humeur noire qu’elle affichait n’était pas due uniquement à un souci tout maternel : son jeune époux ne quittait plus sa ville de Sidon où elle se refusait obstinément à aller vivre comme il le lui demandait et, en outre, elle avait découvert que le bel Héraclius – qui ne mettait jamais les pieds dans son diocèse de Césarée – la trompait, discrètement et épisodiquement sans doute, mais la trompait tout de même avec la sémillante épouse d’un mercier de Naplouse – une ville que, selon Agnès, on aurait dû raser jusqu’aux fondations ! –, qui venait séjourner chez sa sœur à Béthanie quand le marchand se rendait à Acre pour s’approvisionner aux entrepôts du grand port. La belle se nommait Paque de Rivery, elle était d’une foudroyante beauté, sensuelle à souhait et, avec l’inconscience de ses vingt ans elle se plaisait à se parer au-dessus de sa condition et à parader dans Jérusalem dans des atours qui mettaient Agnès hors d’elle et Héraclius plutôt mal à l’aise… Cela donnait lieu à des scènes retentissantes dont se pourléchaient curieux et cancanières, mais qui scandalisaient l’entourage du roi. Celui-ci, pour couper court à tout ce bruit déplaisant, fit signifier au mercier de garder sa femme en sa maison de Naplouse et de s’en faire accompagner lorsqu’il se déplaçait à Acre pour ses affaires. En même temps, le Patriarche Amaury de Nesle fit savoir à Héraclius que la poursuite de cette aventure pouvait avoir les plus graves répercussions sur sa carrière ecclésiastique. Trop rusé pour s’entêter devant une telle coalition, l’ancien moine se le tint pour dit, voua une haine encore plus solide au Patriarche, mais regagna le lit d’Agnès et le palais de la citadelle retrouva son calme.

Pas pour longtemps. Quand revint un printemps singulièrement humide, un messager de la princesse Sibylle tomba aux genoux du roi, apportant une affreuse nouvelle : Guillaume de Montferrat atteint d’une maladie à laquelle les médecins n’avaient pas l’air de comprendre grand-chose était en train de mourir. La lettre de sa jeune épouse éplorée avançait l’hypothèse du poison…

Baudouin n’hésita pas même une seconde : il ordonna son départ pour Ascalon et fit chercher son médecin, Joad ben Ezra, pour qu’il l’accompagne. Naturellement ce fut autour de lui une levée de boucliers dont, pour une fois, Guillaume de Tyr fut le porte-parole :

— Vous allez courir un danger inutile, sire ! Les médecins d’Ascalon sont aussi bons que le vôtre et je suis certain que le comte est bien soigné. Vous devez songer à votre propre santé !

— Ma santé ? Que voulez-vous qu’elle m’apporte de pire que la lèpre ? Guillaume est mon frère par l’esprit et par le cœur. Il est celui dont j’ai fait choix pour continuer le royaume. Je veux – et il appuya sur le mot – aller vers lui et lui porter tout le secours possible. À lui et à ma sœur qui est en grand désarroi. Si c’est le poison j’ordonnerai une enquête pour punir le coupable et si c’est un mal quelconque, nous verrons à le combattre au mieux et nous prierons. Moi surtout pour que Dieu veuille conserver à mon royaume ce grand espoir que Guillaume représente. Mon cheval et une escorte réduite ! Un grand arroi me ralentirait. Je veux être parti dans une heure !

Baudouin aimait Ascalon, sa ville natale, et si les souvenirs de la toute petite enfance étaient un peu estompés, chaque fois qu’il y était retourné, du temps de son père ou ensuite, il retrouvait la même impression heureuse devant l’énorme Tell couronné de murailles blanches qui laissait glisser la ville jusqu’au port et à la mer bleue où la douceur du climat entretenait toute l’année une température sensiblement égale, où cèdres et palmiers dispensaient leurs ombres fraîches un peu partout, donnant l’impression que les remparts enfermaient autant de jardins que de maisons. En outre, les flancs de la colline en forme de bol renversé, constituée par les ruines des cités successives, laissaient parfois échapper des vestiges qu’il trouvait émouvants parce qu’il aimait y voir la trace des civilisations mortes avec leur mystère. Un endroit idéal pour une lune de miel royale et Baudouin n’aurait jamais imaginé que Sibylle, comtesse en titre ainsi que de Jaffa, pût y vivre un cauchemar. Le palais comtal, jadis bâti par les Fatimides d’Egypte à qui la ville avait été reprise en 1153, possédait cette clarté, cet art de vivre et ce charme des grandes demeures orientales ; mais quand le roi et sa suite y pénétrèrent toute lumière semblait s’en être retirée et le parfum des fleurs lui-même disparaissait sous les pénibles odeurs d’excréments combattues tant bien que mal par des encensoirs fumants.