Dans la chambre de Guillaume l’odeur était intolérable. Des médecins en robe noire s’affairaient autour de la couche où reposait le malade dont les servantes étaient en train de changer les draps souillés. Ils parlaient tous à la fois en faisant beaucoup de gestes avec cette faconde des Méditerranéens. Au milieu d’eux, le pauvre Guillaume gisait sans forces, jaune comme un coing, son corps amaigri ayant l’air de flotter dans sa peau comme si les beaux muscles de naguère s’étaient dégonflés.
— Le roi !
L’annonce, clamée par le gosier solide de Thibaut, fit l’effet d’une pierre dans une mare à grenouilles. Les robes noires s’éparpillèrent tandis que Baudouin, sans leur accorder un regard, s’avançait vers le lit sur lequel il se pencha :
— Mon frère, dit-il doucement en prenant entre ses mains gantées celle du malade, vous voilà bien mal en point. De quoi souffrez-vous ?
En dépit de son état, Guillaume s’efforça de sourire :
— Mes entrailles… Je crois qu’elles sont en train de pourrir. Je me vide sans cesse…
L’un des médecins retrouva le courage d’approcher tout en scrutant par en dessous le visage de ce jeune homme que l’on disait lépreux… et qui devait l’être si l’on en jugeait l’enflure des arcades sourcilières où la peau formait comme des écailles.
— Un flux malin du ventre, sire, mais il y a d’autres cas dans la ville. Le seigneur comte a dû boire de l’eau mauvaise…
— Et la comtesse, ma sœur ? A-t-elle aussi pris le mal ?
— Non, grâce à Dieu ! Elle n’entre plus dans cette chambre depuis… depuis…
Il cherchait à dater l’absence de Sibylle, mais Baudouin qui regardait avec compassion la figure de son beau-frère y vit soudain couler des larmes et comprit :
— Depuis longtemps, n’est-ce pas ? Le début de la maladie ?
— Nous… nous le lui avons vivement conseillé ! La jeune comtesse se doit à l’enfant qu’elle porte, fit le médecin soudain volubile et inquiet du ton cassant du roi.
Mais celui-ci lui imposa silence d’un geste et haussa les épaules :
— On ne risque pas d’attraper ce genre de maladie en épongeant un front en sueur ou en prononçant des mots de réconfort et d’amour.
L’attitude de Sibylle ne le surprenait pas. Son affection pour sa sœur – comme celle qu’il vouait à sa mère – était sans illusions. Il la savait frivole, jouisseuse et foncièrement égoïste. L’enfant qu’elle portait lui offrait une excuse idéale : même sans lui, elle se fût écartée de Guillaume dès les premiers symptômes. Elle tenait trop à sa beauté !
Cependant le médecin personnel de Baudouin, Joad ben Ezra, s’était penché sur le malade et l’examinait. Le jeune roi avait grande confiance en lui car c’était un homme sage et savant, un Juif chassé d’Espagne par les soldats de Youssouf, l’Almohade, comme Maïmonide lui-même avec lequel il avait étudié. Grisonnant, plutôt court sur jambes, la bedaine arrondie mais point agressive, la barbé carrée, le sourcil touffu, il parlait peu et lentement. Quand il eut achevé son examen dont les autres n’essayèrent pas de se mêler, il se redressa et dit :
— Il y a autre chose…
— Que veux-tu dire ?
— La dysenterie ne donne pas cette forte fièvre, ces écoulements sanglants et ces rougeurs de la peau que j’ai découvertes sur son corps.
Dans le regard soudain épouvanté du roi, Joad ben Ezra devina quelle pensée terrifiante le traversait et, tout de suite, posa sur son bras une main apaisante :
— Non. Ce n’est pas cela. Si l’eau est mauvaise et s’il y a d’autres malades, ce peut être ce qu’on appelle en grec tuphos. En ce cas, la comtesse a bien fait de s’écarter. Et tu devrais en faire autant, sire roi ! Mais ce peut être aussi… le poison ! ajouta-t-il si bas que seul Baudouin l’entendit.
L’œil de celui-ci flamba :
— Qui oserait ? Et pourquoi ?
— Tu veux en faire ton héritier. Cela peut donner à penser, mais je veux voir les autres malades. Ne t’approche pas de lui ! En attendant je vais ordonner une tisane de tamarin, fit le médecin qui demanda aussitôt de quoi se laver les mains.
Baudouin trouva sa sœur sur la terrasse élevée qu’un portique reliait à la chambre où elle s’était réfugiée. Étendue sur un amoncellement de coussins à la mode orientale, elle regardait la mer en grignotant des confiseries placées sur un plateau auprès d’elle. Sa grossesse se lisait plutôt sur son joli visage aux yeux cernés et aux traits tirés que sur sa personne enveloppée d’une sorte de dalmatique en soie bleue molletonnée qui la protégeait de la fraîcheur de l’air. L’arrivée de son frère ne lui procura visiblement aucun plaisir et elle le lui fit sentir :
— Pour l’amour de Dieu, sire mon frère, que venez-vous faire ici ? Trouvez-vous que nous n’avons pas notre suffisance de maux sans que vous apportiez les vôtres ? Aussi, je vous en prie, ne m’approchez pas !
— Telle n’est pas mon intention, rassurez-vous ! Je désire seulement savoir comment vous allez.
D’un geste, Sibylle éloigna les deux servantes qui se tenaient à quelques pas d’elle, prêtes à répondre à ses moindres désirs.
— Comment voulez-vous que j’aille alors que mon époux n’est plus qu’un flot putride et dégoûtant et que je porte en moi ce poids qui me donne mal au cœur ? Je vais mal ! Voilà ! Je vais très mal, même !
Baudouin fronça le sourcil.
— Il serait temps de vous souvenir de ce que vous êtes, ma sœur. Il n’y a pas si longtemps, vous me remerciiez de vous avoir mariée à ce flot putride que vous disiez adorer ! Quant à ce poids qui vous donne la nausée, il est celui – ou celle – qui portera un jour la couronne de Jérusalem.
— Comme vous me parlez ! Alors que j’ai tant besoin d’être réconfortée…
— Si vous pensiez un peu moins à vous-même et un peu plus aux autres, vous n’auriez pas besoin de si grand réconfort ! Cela dit, ne sortez plus de cet appartement : il se peut qu’il s’agisse d’une autre maladie qu’un flux de ventre.
Et le roi lépreux retourna près du beau chevalier agonisant qu’il avait reçu comme un frère et dont il attendait l’héritier qu’il ne pourrait jamais avoir lui-même. Mais quatre jours plus tard Guillaume de Montferrat exhalait son dernier soupir et, tandis que son cadavre était hâtivement mis au cercueil et qu’on le descendait dans la crypte de l’église Sainte-Marie-la-Verte en attendant son transfert à Jérusalem, le mal qu’aucun médecin n’avait réussi à définir clairement s’attaquait à Baudouin. Brûlant de fièvre, les entrailles liquéfiées, il dut s’aliter mais, cette fois, il n’y eut pas de grands conciliabules de robes noires autour de sa couche et Joad ben Ezra n’eut pas besoin de revendiquer son titre de médecin royal : persuadés que sa lèpre jointe à la mystérieuse maladie n’allait pas tarder à l’emporter et peu désireux d’approcher un malade si redoutable, les mires locaux prirent le large en déclarant qu’ils devaient se consacrer aux autres cas de la ville. Thibaut et Joad restèrent maîtres du terrain, se lançant dans la bataille avec la volonté farouche de la gagner tandis que, dans la cité, on entamait à tout hasard les prières des agonisants. Les deux hommes, eux, n’avaient guère le temps de prier, sinon la nuit quand le malade sous l’influence d’un élixir opiacé réussissait à s’endormir. Ils se relayaient pour changer continuellement son linge trempé de sueur ou de sanies, lui faire boire les préparations à base de plantes, comme le tamarin et la scolopendre, de miel, de cannelle que le médecin concoctait, ou encore du vin aromatisé. L’encens que l’on brûlait pour combattre les odeurs et l’esprit du mal se mêlait à la myrrhe que vinrent offrir les Mages à l’Enfant dans la nuit de Bethléem. Et jamais malade ne s’abandonna aussi docilement à ceux qui le soignaient. Jamais une plainte, mais des paroles douces qui n’empêchaient pas que l’on sentît qu’au fond de lui-même le malade se battait aussi. Une seule phrase résuma sa pensée profonde :
— Il faut que je guérisse car ma tâche n’est pas achevée. Cependant, que la volonté de Dieu soit faite !
Le combat dura trois interminables semaines, mais un jour enfin la maladie se retira du corps épuisé comme le flot se retire du rivage que sa colère vient de battre. La fièvre tomba et tout s’apaisa… Hélas, à la douleur muette des deux fidèles, la lèpre, elle, avait gagné du terrain. Des boursouflures étaient apparues aux narines, aux tempes et sur les membres, épaisses et d’un brun cuivré, tandis que sur le corps les taches s’étendaient sans épaisseur. On s’attacha alors à réparer les forces perdues par une nourriture saine, tonique et rafraîchissante.
Vint enfin le jour où Baudouin put se lever, marcher dans la chambre et déclara qu’il fallait cesser de prier pour lui, mais rendre grâces au Seigneur Tout-Puissant qui lui accordait de poursuivre sa tâche pendant quelque temps encore. Pas une seule fois, durant tout ce temps, Sibylle ne s’était approchée de la chambre du malade. Les nouvelles lui étaient portées par l’une de ses femmes qu’elle envoyait auprès de Thibaut, exigeant qu’elles lui soient communiquées à travers la porte car l’écuyer lui non plus ne devait pas s’approcher d’elle. Sa grossesse avançait et il était naturel qu’elle voulût protéger son enfant, mais les bruits du palais étaient venus jusqu’à la chambre de Baudouin, véhiculés par les serviteurs chargés du nettoyage : la jeune veuve, toutes nausées abolies, avait recouvré sa belle santé et s’impatientait à présent d’être retenue à Ascalon. Elle souhaitait que l’on conduisît le corps de Guillaume à Jérusalem pour y recevoir sa sépulture et gagner ensuite, avant les fortes chaleurs de l’été, le petit palais de Jaffa, en bord de mer lui aussi, mais où rien ne lui rappellerait les jours pénibles d’Ascalon. C’était tout à fait dans sa manière égoïste de réagir devant le deuil ou la souffrance des autres et Thibaut, qui la connaissait bien, était persuadé qu’une fois l’enfant venu au monde elle n’aurait de cesse qu’on lui trouve un nouvel époux aussi beau et aussi vaillant au déduit que l’avait été le pauvre Guillaume déjà oublié sans doute. Comme dame Nature et dame Agnès, Sibylle avait horreur du vide…
La convalescence de Baudouin se poursuivait cahin-caha dans un corps déjà tant éprouvé quand deux nouvelles franchirent les portes d’Ascalon, fermées sur l’ordre du roi pour éviter que l’épidémie – plusieurs personnes étaient mortes après Guillaume de Montferrat – ne se propage. D’abord, la flotte de guerre byzantine venait de rejoindre, dans le port d’Acre, les navires du protosébaste et elle était d’importance : plusieurs dizaines de dromons, ces énormes coques cuirassées qui transportaient des troupes, mais aussi les lourdes machines de siège, les catapultes et les tubes de fer vomissant le feu grégeois, cette arme redoutable dont les flammes pouvaient incendier n’importe quel objectif et que l’eau n’éteignait pas car elles pouvaient courir sur la mer ; il y avait aussi des galères rapides et des navires de débarquement dont l’arrière s’abattait sur le rivage pour y jeter leur chargement d’hommes. Plusieurs hauts personnages de l’empire les commandaient et ceux-ci ne cachaient pas leur impatience de s’adjoindre les forces promises jadis par le roi Amaury et d’aller attaquer Saladin sur sa terre d’Egypte. En attendant, tout ce monde créait dans le port d’Acre une agitation et un désordre que la longue absence du roi autorisait.
La seconde nouvelle était de moindre importance encore qu’elle relevât du même processus d’absence : Etiennette de Milly, la Dame du Krak, venait d’épouser Renaud de Châtillon.
— Sans mon aveu ! gronda Baudouin. Ces gens-là me croient-ils déjà mort pour se conduire comme si je n’existais plus ? Il faut rentrer à Jérusalem. Et vite !
— Vous êtes encore faible, sire ! objecta Joad ben Ezra. Au moins, acceptez de faire le chemin en litière !
— Comme une femme, ma sœur par exemple qui devra suivre le corps de son époux ? Jamais ! Surtout en de telles circonstances ! Je ferai la route à cheval !
Ordre fut donc donné de tout préparer pour le départ. Le roi escorterait lui-même la dépouille mortelle de son beau-frère jusqu’à la chapelle des Chevaliers de l’Hôpital dont la maison était proche du Saint-Sépulcre, où Guillaume de Tyr célébrerait les obsèques et où le défunt reposerait pour l’éternité en compagnie de sa longue épée devenue inutile.
Le matin du départ, Baudouin, pour la première fois, demanda un miroir. Déjà revêtu du long surcot armorié passé sur le haubert, il se tenait debout près d’une fenêtre dans la claire lumière du matin et, sans se retourner, tendit la main pour saisir l’objet demandé. Enfin il se regarda mais sans que l’on pût voir trembler sa main ou frissonner sa haute silhouette. Il n’eut même pas un soupir tandis que durant une interminable minute, il scrutait son visage. Enfin il rendit le miroir à Thibaut mais ordonna :
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