Seul Philippe d’Alsace ne se réjouit pas. Il avait espéré amener Marie à épouser l’un des siens afin de nouer avec Byzance des liens extérieurs à ceux tissés jadis avec le royaume franc. Quant à la jeune Isabelle, sa mère, lors d’une entrevue assez raide qu’il avait eue avec elle, lui avait déclaré que sa fille venait d’être promise au jeune Alexis, fils du Basileus. Ce qui était un mensonge éhonté, dont elle n’eut guère de peine à obtenir l’absolution, mais c’était la seule issue qui lui était venue à l’esprit.

Aussi quand le dernier messager de Flandre à Jérusalem, Robert de Béthune, revint lui annoncer que Doukas et l’Ange étaient prêts à modifier leurs plans et à attendre son bon vouloir pour peu qu’il s’engageât par serment à les accompagner en Égypte ou, s’il était empêché par la maladie, à laisser partir ses hommes, répondit-il avec fureur par un refus aussi obstiné que définitif. Il irait guerroyer contre l’Islam avec qui lui conviendrait et quand il lui plairait !


Cependant, dans les jardins du palais, Thibaut retrouvait Isabelle près de ces mêmes cyprès qui avaient été témoins de leur engagement. Elle avait grandi et elle était plus ravissante encore qu’au soir du baiser donné. La nature semblait décidée à lui épargner les angles et les gaucheries de l’adolescence : ce qui aurait dû être aigu se traduisait chez elle en fragile délicatesse, mais le discours qu’elle lui tint n’avait rien de fragile :

— Eh bien, messire Thibaut, que devient votre promesse de nous faire regagner Jérusalem ? Voilà que vous vous mêlez de marier ma mère au seigneur d’Ibelin et qu’apparemment il est venu ici pour y rester ?

— Je n’ai rien promis de tel, il me semble ? protesta le jeune homme outré de tant de mauvaise foi. J’ai dit seulement que je serais infiniment heureux de vous revoir auprès de votre frère. Quant à marier la reine, je ne suis dans cette affaire que le témoin du roi ! Il se peut d’ailleurs que vous ne restiez pas ici. Vous irez peut-être à Ibelin.

— Je ne sais même pas où cela se trouve. Un trou perdu sans doute ? Et qui pourrait me faire regretter Naplouse.

Puis, se calmant et changeant de ton, elle demanda :

— Comment va-t-il ?

— Qui, madame ?

— Ne faites pas l’âne ! Mon cher Baudouin, bien sûr.

Son inquiétude faisait trembler sa voix. Ses beaux yeux imploraient une réponse réconfortante, mais Thibaut détourna son regard :

— Pas bien ! Le mal qu’il a pris en Ascalon du défunt marquis de Montferrat a manqué le tuer, mais n’a pas tué la lèpre dont il souffre plus que jamais. Son visage est attaqué, comme ses mains et ses pieds, et il le cache désormais sous un voile blanc.

— Oh, mon Dieu !

Au cri de douleur d’Isabelle, un autre fit écho, suivi de sanglots plus déchirants encore… Ils venaient de derrière un buisson que Thibaut franchit, suivi de la princesse. Ariane était là, à genoux sur le sable de l’allée et quasi prosternée, son visage caché dans ses mains crispées, image vivante et pitoyable du désespoir. Aussitôt Isabelle se laissa tomber près d’elle et la prit dans ses bras pour la bercer, mais releva son menton pour regarder Thibaut :

— Elle était là, Bonne Mère de Jésus ! Vous n’imaginez pas, Thibaut, combien elle l’aime !

— Je le sais, madame… mieux encore que vous, peut-être, mais je ne regrette pas qu’elle sache dès à présent à quoi s’en tenir. De toute façon, il me fallait le lui dire et, au moins, à cette heure vous êtes là pour adoucir le coup. Non, je ne regrette pas qu’elle ait entendu.

Un long moment, tous deux restèrent muets. Isabelle caressait doucement les cheveux d’Ariane dont le chapel rouge et le voile avaient glissé. Elle pleurait, elle aussi, et Thibaut les regardait, navré. Isabelle dit enfin :

— Je l’aime beaucoup, vous savez ? Pas au début, parce que je la croyais votre douce amie en dépit de ce…

— De ce que je vous ai avoué… et de cet anneau que je porte toujours au cou ? Oh, Isabelle !

— Je pensais qu’elle l’avait été et que par chevalerie vous vouliez la protéger, mais une nuit je l’ai entendue pleurer et elle m’a tout dit. Aussi m’est-elle devenue chère, comme une sœur puisque son être entier est à mon frère.

La voix d’Ariane se fit alors entendre, suppliante et désolée :

— Ramenez-moi auprès de lui, messire ! S’il souffre à ce point, il a plus que jamais besoin de se savoir aimé…

— Marietta le soigne mieux qu’une mère et moi je suis là aussi. Nous l’aimons tous les deux. J’admets qu’il en a besoin, car nous n’avons plus de cette huile et de ces graines qui retardaient le mal. La caravane n’est jamais arrivée et celle envoyée par Guillaume de Tyr pas encore revenue. Vous voyez, je vous dis tout.

— Si c’est votre manière de chercher à la décourager, fit Isabelle acerbe, ce n’est pas la bonne !

En effet, Ariane se redressait, visiblement prête à livrer bataille :

— Alors il faut que j’y aille ! Nous autres gens d’Arménie avons nos remèdes appris dans nos montagnes. Il en est que l’on pourrait essayer…

— Non, coupa Thibaut, pensant que la discussion avait assez duré et qu’il fallait y mettre fin. Non, vous ne le soignerez pas parce qu’il ne l’acceptera pas. Surtout de vous ! Je vous ai dit qu’il cachait son visage sous un voile : pensez-vous qu’il vous permettrait de le soulever ? Seule la main divine du Christ pourrait tout effacer et vous n’êtes pas le Christ. Vous ne pouvez rien, sinon aggraver sa souffrance !

— Devez-vous vraiment être aussi brutal ? s’insurgea la princesse. Ayez au moins un peu de pitié !

— J’en ai, mais pas pour elle ! Votre frère, madame, a l’âme trop haute pour accepter compassion ou attendrissements alors qu’il rassemble ses forces pour poursuivre sa mission royale. Et savez-vous pourquoi il les accepterait moins de cette jeune fille que de quiconque ?

— Pourquoi ?

— Parce qu’il l’aime ! Aussi, Ariane, resterez-vous là où il vous a mise, ajouta-t-il en revenant à la jeune fille qui l’écoutait, muette. Vous lui obéirez parce que c’est sa volonté ! Et que moi, Thibaut de Courtenay, je ne vous aiderai jamais à la transgresser !

— Même si c’est moi qui vous en prie ? murmura Isabelle.

Il venait de saluer, il allait s’éloigner. La phrase l’atteignit comme une flèche. Il s’arrêta, puis revint mettre genou en terre devant elle, se pencha, prit l’ourlet de sa robe de samit vert raidie par le lacis serré de ses broderies d’or dessinant des fleurs dont le cœur était fait de pierres fines, et le porta à ses lèvres :

— Je suis à jamais votre chevalier, gracieuse dame, et vos désirs me sont aussi sacrés que la loi divine… sauf s’il leur arrive de contrarier les ordres de mon seigneur et roi. Là où il en est, il ne se soucie plus que de la gloire de Dieu et de la sauvegarde du royaume. Il a besoin, pour cette tâche, de toutes les forces qui lui restent : ne l’en privez pas !

Un instant, la petite princesse contempla le jeune homme quasi prosterné à ses pieds. S’il l’avait regardée, il eût vu des larmes glisser sur sa joue. Enfin, elle étendit sa main pour lui toucher l’épaule et l’y appuya :

— À Dieu ne plaise, mon ami, que je veuille ajouter à ses tourments. Dites-lui qu’il sera obéi, mais qu’il n’oublie pas que je suis sa sœur tendre et fidèle… et que je garde auprès de moi un cœur qui est tout à lui !

— Et votre cœur à vous, madame, saurez-vous me le garder par-delà le temps ? Il se peut que de nombreux jours s’écoulent avant que j’aie le bonheur de vous revoir.

— Je ne reprends jamais ce que je donne, Thibaut ! Et je saurai patienter… Vous aussi, j’espère ?

Sans attendre la réponse, elle se pencha vers lui, lui posa un baiser sur les lèvres, puis, saisissant la main d’une Ariane enfermée dans son rêve intérieur, elle s’enfuit en courant vers les portiques du palais. Alors il se releva :

— À jamais, Isabelle ! cria-t-il dans le vent. À jamais je suis à vous !

Quelques jours plus tard, le mariage de Marie Comnène et de Balian d’Ibelin dûment béni et consommé, Thibaut de Courtenay quittait Naplouse peu après l’ouverture des portes, au moment où le soleil accrochait ses premiers rayons à la cime du mont Garizim. La ville samaritaine avait retrouvé son calme : Philippe d’Alsace et ses gens en étaient partis peu après l’arrivée du « fiancé » se dirigeant vers le nord…

5

Le roi-chevalier et la gloire

L’un des chevaux de son escorte s’étant déferré, Thibaut s’arrêta au bourg de Belin pour remédier à cet accident. Tandis que ses hommes s’en occupaient, le bâtard s’approcha d’une fontaine qui se trouvait en une belle place abritée par deux sycomores… Il y avait là un homme qui, assis sur une pierre, mangeait un quignon de pain auquel il ajoutait de minces tranches d’un gros oignon roux coupées contre son pouce à l’aide d’un couteau presque aussi long qu’un glaive romain. Il faisait preuve d’une grande dextérité à cet exercice, après quoi il mastiquait lentement, en homme qui sait la valeur de la nourriture. Thibaut s’approcha de lui, aussi fasciné par l’aspect du personnage que par sa façon de manger. Il faut dire qu’il était pittoresque. À cause de l’abondance de cheveux et de barbe fauves dont s’ornait un visage d’où sortait un nez qu’un coup de soleil faisait peler, à cause aussi de l’épaisseur de ses larges mains, on aurait pu le prendre pour un paysan. Il en avait l’attitude patiente, légèrement bovine, et s’il n’avait porté haubert et capuche de mailles, s’il n’y avait eu, accroché à l’arbre dont un vigoureux cheval occupait l’ombre, un long écu en forme d’amande sur lequel trois énormes trèfles de sinople(13) s’épanouissaient sur un champ d’azur, la balance de Thibaut eût penché de ce côté. Restait à savoir d’où venait ce chevalier solitaire et où il allait, car le jeune homme ne se souvenait pas de l’avoir jamais vu.

Il le salua courtoisement en s’excusant d’interrompre son repas, mais dans l’intention de lui rendre un service quelconque, et comme l’œil céruléen du personnage le fixait d’un air interrogateur, il se présenta :

— J’ai nom Thibaut de Courtenay et le grand honneur d’être l’écuyer de notre sire Baudouin, quatrième du nom, par la grâce de Dieu roi de Jérusalem.

— Le lépreux ?

— Oui, le lépreux, mais de cœur plus noble et plus vaillant que bien des gens en bonne santé ! riposta Thibaut qui sentait déjà la moutarde lui monter au nez.

Ce dont l’autre ne s’émut pas.

— Ce que j’en disais, ce n’était pas dénigrement mais pour qu’il n’y ait pas d’erreur, fit-il en chassant les miettes attachées à sa barbe avant de déplier une carcasse en face de laquelle Thibaut eut l’impression de rétrécir. Je suis Adam Pellicorne, seigneur de Dury en Vermandois, déclara-t-il.

— En Vermandois ? Vous êtes des gens du comte de Flandre alors ?

— J’étais !

— Vous étiez ? Comment l’entendez-vous ?

— J’entends que je ne le suis plus parce que je ne veux plus l’être.

— En vérité ? Et le serment féodal, alors ?

— Ce n’est pas devant lui que j’ai prêté serment mais devant monseigneur Rodolphe, comte de Vermandois, son beau-père qui n’est pas là… et surtout devant Dieu ! C’est au service du Christ-Roi que je suis venu mettre ma lance et mon épée, pas à celui de je ne sais quel comte de Tripoli ou prince d’Antioche désireux de récupérer les terres que lui ont reprises les Sarrasins !

Et d’expliquer que l’avant-veille, Philippe d’Alsace était parti pour le château de Tibériade, fief de la comtesse de Tripoli, où il était attendu. Et cela avec tout son monde auquel venaient de se joindre nombre de barons et hommes d’armes du royaume, ainsi qu’une centaine de Templiers et davantage encore d’Hospitaliers – ceux-ci proches du comte de Tripoli qui utilisait volontiers leur puissante forteresse de Kalaat el-Hosn (le Krak des Chevaliers) comme base de départ pour ses expéditions. Le prince d’Antioche, Bohémond III, devait les accompagner afin que tout ce monde lui reconquière Harenc, fief de sa femme. Raymond de Tripoli, lui, souhaitait reprendre le contrôle de la vallée de l’Oronte tout entière.

— Et moi, conclut le chevalier Pellicorne, je suis venu ici pour prier au Saint Tombeau, me faire pardonner mes péchés, recueillir des grâces et veiller à la défense de la Cité sainte ainsi que du royaume franc. Alors je retourne à Jérusalem !

Mais Thibaut n’écoutait plus, occupé qu’il était à peser l’incroyable information que le géant venait de lâcher en toute innocence. Il n’était pas possible que tous ces gens représentant une bonne partie des troupes dont disposait le roi en temps de paix et plus encore en temps de guerre soient partis courir les aventures en Syrie pour le profit personnel de hauts seigneurs, dont l’un, surtout, semblait avoir oublié qu’il avait été régent du royaume il n’y avait pas si longtemps. Baudouin ne pouvait pas leur avoir accordé cette permission suicidaire… ou alors c’est qu’il était mourant !