— Sire ! Regardez ! Ils arrivent !
Au sud, un épais nuage de poussière traversé d’éclairs bouchait l’horizon et progressait à vive allure. Le galop forcené des chevaux faisait rouler le tonnerre à ras de terre et c’était comme une lame de fond, un raz de marée de fer sous les bannières vertes du Prophète et les étendards noirs que le lointain calife de Bagdad, Commandeur des Croyants, envoyait traditionnellement aux chefs illustres capables de porter au plus haut l’épée de l’Islam. Devant eux fuyaient les paysans qui n’avaient pas encore cherché refuge dans les murs d’Ascalon. On les voyait tomber, on entendait leurs cris quand frappaient les cimeterres et bientôt la vague énorme vint battre les murailles elles-mêmes tandis que la campagne où s’allumaient des incendies disparaissait sous la fumée.
Baudouin avait remis en place le voile blanc, le camail et le heaume couronné qu’il avait tout à l’heure posé sur le créneau. Il était seul à présent, ayant déjà distribué ses ordres à son entourage. Sa haute et fière silhouette se découpait sur l’échancrure bleue du ciel. C’est alors qu’il vit Saladin s’avancer vers le pied du rempart. Sa garde mamelouke(15) aux tuniques de soie jaune safran glissant sur les hauberts de mailles, jaune comme l’étendard que portait l’un d’eux, soulignait sa présence mais, de toute façon, Baudouin l’aurait reconnu. Il savait à quoi ressemblait ce Kurde de trente-neuf ans – plus du double de ses dix-sept années ! – au visage basané, aux yeux bruns un peu enfoncés, à la longue barbe brune à deux pointes que rejoignait la moustache courbe. Son casque rond était surmonté d’une pointe et entouré d’un turban, blanc comme la robe de son coursier arabe. Sur ses vêtements et même sur sa cotte de mailles il portait le kazâghand, sorte de cuirasse d’épais tissu brun piqué et rembourré qu’il ne quittait ni jour ni nuit.
Un moment les deux hommes se regardèrent, le sultan cherchant à percer le secret de cette mousseline blanche dissimulant le visage du lépreux. À cet instant, Thibaut qui remontait sur le rempart vit que le roi était seul face à cette mer humaine, arracha l’arc des mains d’un homme d’armes et voulut se placer auprès de lui, mais Baudouin l’écarta d’un geste autoritaire. Puis, sans quitter Saladin des yeux, il leva le bras, un doigt vers le ciel comme pour en appeler à la justice de Dieu. Le sultan alors désigna son armée d’un ample geste, sourit, puis fit volter son cheval et s’éloigna vers la petite éminence où l’on allait planter sa tente.
Ce qui suivit fut affreux. Inconscients de la présence, plus proche que prévu, de l’ennemi, ceux du ban et de l’arrière-ban appelés par le roi arrivèrent par petits groupes. Ils furent vite noyés sous le nombre. Du haut de son rempart, Baudouin put les voir ligotés et parqués comme du bétail. Incapable de supporter ce spectacle et dans l’espoir de les délivrer, il tenta une sortie à la tête d’une centaine de cavaliers mais, en dépit de la vaillance déployée, c’était la lutte du pot de terre contre le pot de fer et, pour éviter de se faire tuer sur place sans profit pour les prisonniers, il fallut bien rentrer dans la ville tandis que la nuit commençait à tomber.
Durant cette nuit, si Baudouin réussit à dormir, c’est parce que la fatigue le terrassa. Encore ne lui accorda-t-il que trois heures. Sa sensibilité extrême lui soufflait que, dans sa grande tente jaune, Saladin ne dormait pas non plus ; mais, chez le sultan, cette veille était due à l’excitation du triomphe proche. Bientôt, demain peut-être, il entrerait à Jérusalem pendant que le petit roi resterait prisonnier d’Ascalon où on laisserait juste ce qu’il fallait pour l’empêcher d’en sortir. Déjà et avant même d’investir la petite ville, il avait détaché la plus grande partie de son avant-garde sous les ordres d’un renégat arménien nommé Ivelain qui devait nettoyer le terrain devant lui, tuer et brûler tout ce qu’il trouverait sur son passage. Saladin n’avait qu’à tendre la main à présent et cueillir le royaume franc comme un fruit mûr… Aussi, quand au lever du soleil il sortit de sa tente pour s’agenouiller sur son tapis de soie et prier la face tournée vers La Mecque, sa décision était-elle prise. Il partirait dans la journée et poursuivrait son chemin. Allah – que son nom soit trois fois béni ! – lui avait d’ores et déjà donné la victoire. Il ne lui restait plus qu’à en recevoir les lauriers sur le tombeau du Christ.
Cependant, en contemplant la foule étendue devant lui, il s’avisa que les nombreux prisonniers faits la veille allaient le gêner dans sa marche triomphale. Ils étaient en effet des centaines. Alors il ordonna :
— Tuez-les tous !
L’un après l’autre ces malheureux furent amenés devant la ville – hors de portée des flèches ! – et leurs têtes tombèrent sous les cimeterres des bourreaux, et leur sang abreuva la terre ravagée et sur sa tour, au milieu de ses soldats impuissants, Baudouin pleura de douleur et d’indignation à la vue de ce crime qui violait toutes les lois de la chevalerie et même de la guerre, ordonné cependant par un homme qui se voulait grand et magnanime en toutes choses, mais qui, à cet instant, laissait remonter sa cruauté et son indifférence à la vie humaine. Seul fut épargné un petit groupe de bourgeois de Jérusalem dont il espérait tirer une belle rançon. Ceux-là il décida de les emmener et les fit lier sur le dos des chameaux. Après quoi, avec un geste d’adieu ironique en direction de la cité, Saladin monta à cheval pour poursuivre vers le nord son chemin triomphal. Il avait toute confiance dans les talents d’Ivelain. À cette heure celui-ci devait avoir incendié Ramla et Lydda et Arsuf, afin d’ouvrir devant son maître la route de la capitale. Mais il n’est jamais bon de mépriser un ennemi et l’ivresse du triomphe lui montait peut-être à la tête un peu trop vite, car tandis que tombaient celles des captifs, Baudouin n’était pas resté inactif. Un messager était parti pour Gaza porter au Maître du Temple l’ordre de rallier puis, quand il observa le départ du sultan, il rassembla ses chevaliers :
— Saladin nous dédaigne au point de ne pas se garder car il a dispersé ses forces. Il n’a auprès de lui que ses mamelouks et quelques troupes légères. Si nous réussissons à sortir d’ici et à le surprendre, avec l’aide de Dieu, nous pourrions le vaincre. Il nous serait ensuite facile d’exterminer les groupes qui ravagent nos campagnes. Pour ce qui est de moi, je préfère mourir bellement l’épée à la main que laisser ce démon réduire mon royaume en cendres, quel que soit le nombre de ses soldats ! Monseigneur Aubert, ajouta-t-il en se tournant vers l’évêque de Bethléem, veuillez quérir la Sainte Croix !
Quand elle fut là, tous s’agenouillèrent devant elle, implorant le Dieu Tout-Puissant de les assister dans l’extrémité où se trouvait le royaume et de donner force à ses défenseurs. Puis l’évêque les bénit, le roi baisa le pied de la Croix. Et tous se sentirent emplis de force et d’espérance. En ce danger extrême, ils retrouvaient intacts en eux la foi de leurs pères et le désir ardent de se dévouer à la gloire de Dieu et à la sauvegarde de la Terre Sainte. Une fois encore, Baudouin cria :
— À cheval !
Et ils se dirigèrent vers la porte de Jaffa, celle qui donnait accès au chemin du littoral. L’impétuosité de leur sortie fut telle qu’elle balaya comme fétus les quelques troupes, par ailleurs repues de butin et de mangeaille, que Saladin avait laissées là comme par mégarde. Ils se dirigèrent à leur tour vers le nord mais en suivant une route parallèle à celle du sultan. Sans rien rencontrer d’autre que les ravages causés par la fureur des gens d’Ivelain, Baudouin passa à Ibelin où arrivait Balian accouru de Naplouse, Ramla incendiée où grâce à son seigneur Baudouin, l’amoureux transi de Sibylle, la population réfugiée au château de Mirabel et sur le toit de la cathédrale était sauve. Puis la petite armée infléchit sa route vers Jérusalem pour couper celle de Saladin dans les monts de Judée. C’est là que la rejoignirent les Templiers d’Odon de Saint-Amand qui pour une fois avait obéi. Ils n’étaient qu’une poignée, mais c’était déjà quelque chose. Et surtout apparut alors une autre petite troupe, et celle-là c’était Renaud de Châtillon qui la commandait. Du haut de son cheval il cria :
— Me voici, mon roi ! Par la grâce de Dieu vous êtes sauf ! À nous deux nous allons faire payer à Saladin ce qu’il vient d’infliger au pays !
Puis il mit pied à terre, vint à Baudouin qui en fit autant et les deux hommes s’accolèrent après que Renaud eut plié le genou.
— J’ai toujours su, messire Renaud, dit le roi, que votre vaillance et votre loyauté ne feraient jamais défaut à l’heure du péril.
C’était le vendredi – jour saint pour les musulmans – 25 novembre, fête de sainte Catherine pour les chrétiens. Il était une heure de l’après-midi quand, devant le tell de Montgisard, à environ deux lieues de Ramla, le roi et les siens virent sortir de la légère brume les étendards du sultan qui avait réussi à rassembler son armée éparpillée. Quand Baudouin et les siens fondirent sur lui, il s’engageait dans le lit encaissé de l’oued. La surprise joua à plein, le sultan étant à cent lieues d’imaginer que le pauvre roi de Jérusalem qu’il croyait enfermé dans les murailles d’Ascalon en face des têtes coupées de ses sujets pût se trouver là, l’épée à la main, à la tête d’une horde déchaînée. Assaillis furieusement, ses fiers mamelouks lâchèrent pied et furent en grande partie massacrés par Baudouin et Renaud qui se taillaient un chemin parmi eux. « Jamais Roland ni Olivier ne firent tant d’armes à Roncevaux que n’en fit Baudouin à Ramla en ce jour avec l’aide de Dieu et de monseigneur saint Georges qui fut en la bataille », devait écrire plus tard Guillaume de Tyr. Il est vrai que le roi semblait doué d’ubiquité et que sous sa couronne d’or et dans son armure souillée de poussière et de sang, il galvanisait les courages. En admettant que ceux-ci en eussent besoin. Son bras semblait infatigable au point que certains prétendirent que saint Georges en effet combattait en personne sous le voile blanc du lépreux. Auprès de lui, dont ils s’efforçaient de protéger les arrières, Thibaut et Adam se battaient avec la joie que donne le parfum de la victoire lorsqu’il vous arrive aux narines. Quant à Renaud de Châtillon, il combattit comme un démon avec un héroïsme qui forçait l’admiration. Il se vengeait là de quinze années à croupir dans les geôles d’Alep et son épée faisait voler joyeusement les têtes autour de lui.
Le sang coulait à grandes rigoles à travers champs. Cette petite troupe de cinq cents hommes dominée par l’image lumineuse de la Vraie Croix s’enfonçait comme un bélier dans l’armée musulmane quand le vent se mit de la partie, soufflant au dos des chrétiens des nuages de sable qui précipitèrent la déroute des musulmans. Car c’en fut une, et mémorable. Devant la vaillante petite armée de Baudouin, la belle machine de guerre de Saladin s’émiettait, s’éparpillait. Lui-même, soudain, se trouva seul…
Il vit alors un cavalier ennemi foncer sur lui, la lance en avant, suivi de deux autres guerriers, mais le heaume du premier portait couronne. Il sut alors qui était celui qui allait le tuer car il était lui-même désarmé. Il attendit. Ce que voyant, Baudouin jeta sa lance et reprit son épée, puis calma son cheval et vint en face de celui qui l’avait défié si cruellement. Un instant, comme l’avant-veille à Ascalon, ils se regardèrent avec une intensité quasi palpable et Saladin put contempler, à nu, le visage ravagé du roi lépreux, mais aussi ses yeux étincelants séparés par le nasal de fer…
— Qu’on lui donne une épée ! ordonna Baudouin. Je ne tue pas un homme désarmé !
— Sire, fit Adam, c’est folie !
— Je le veux !
Ce n’étaient pas les armes qui manquaient sur ce champ de mort. Thibaut allait en ramasser une quand, l’absence de leur maître ayant percé leur panique, plusieurs mamelouks revinrent au galop et les trois chrétiens eurent juste le temps de se remettre en garde pour attendre un choc qui ne vint pas. Les cavaliers aux tuniques jaunes se contentèrent d’envelopper leur maître pour l’entraîner avec eux dans le vent qui les repoussait vers leur pays : Baudouin n’avait pas bougé d’une ligne.
— Sire ! protesta Adam Pellicorne. Pourquoi ne l’avez-vous pas tué ?
— Il te l’a dit, gronda Thibaut. Un chevalier ne tue pas un ennemi incapable de se défendre, et le roi est le plus grand de tous !
On sut par la suite que Saladin, avec quelques débris de son armée, une centaine de compagnons, gagna les solitudes du Sinaï. Sans vivres, sans guides, sans fourrage, il s’enfonça dans les sables que des pluies diluviennes transformaient en marécages. Pour comble d’infortune, des Bédouins pillards les attaquèrent et, après un voyage qui fut une véritable torture, le sultan, presque seul et à pied, réussit à rentrer au Caire le 8 décembre. Il était grand temps car les partisans des Fatimides, spoliés par lui, se partageaient déjà ses dépouilles.
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