À celui-là, les jeux de l’Histoire réservaient un sort peu ordinaire mais, à tout prendre, absolument digne d’un prince du sang de France puisque à la suite d’une croisade détournée par les Vénitiens il allait se retrouver empereur de Constantinople.

Depuis, la prestigieuse couronne était restée dans la famille avec des fortunes diverses et, à l’heure où Thibaut rappelait ses souvenirs, elle y était toujours, à ce détail près que le dernier empereur Courtenay était en Occident depuis des mois afin de conclure des accords dont il avait le plus grand besoin pour raffermir un trône singulièrement branlant.


Le feu n’était plus que braises rouges et, le froid se glissant jusqu’à lui, l’ermite sentit un frisson qui le tira de la rêverie où il s’était enfoncé. Toujours toussant, il alla chercher un fagot de branchettes et quelques bûches, mais attendit d’avoir retrouvé sa respiration pour souffler dans le tube de fer dont il se servait pour attiser le feu. Il souffrait beaucoup avec l’impression que, dans sa poitrine, quelque chose se déchirait et que son cœur allait exploser ; mais enfin, tout se calma, une flamme monta joyeusement, puis une autre, et le vieil homme resta là un moment à se réchauffer avant d’aller s’agenouiller devant le crucifix où il s’abîma dans une ardente prière. Il savait que la mort approchait à grands pas, mais il ne voulait pas qu’elle le prenne avant que l’enfant venu se réfugier auprès de lui sût tout ce qu’il devait savoir sur ce qu’avait été sa vie à lui et les secrets qu’elle tenait cachés. Que Renaud eût été chassé de la terre des Courtils prenait à ses yeux les couleurs d’un ordre divin plus que d’une criminelle injustice. De toute façon, Renaud devait partir et peut-être serait-il moins malheureux en apprenant qu’Olin et Alais n’étaient pas ses vrais parents, qu’il avait vu le jour lui aussi au-delà des mers, dans cette terre lointaine à la sainteté lacérée par trop d’ambitions, trop de vils calculs, trop de sang aussi… et que sa mère était une belle et douce princesse victime d’un amour défendu. Oui, le temps était venu et il s’agissait de bien employer celui que la clémence divine accordait encore à son humble serviteur Thibaut.

Sa prière achevée, il sortit pour tirer de l’eau au puits dissimulé dans les broussailles. Le temps s’adoucissait. Il avait neigé vers la fin de la nuit et les traces de pas du fugitif, s’il en restait, ne se voyaient plus. Ce dont Thibaut remercia Dieu. Puis il alla chercher quelques légumes dans sa petite réserve ainsi qu’un morceau de lard, présent d’un bûcheron que, à l’automne dernier, il avait guéri d’une vilaine blessure à la jambe. Les gens de la forêt n’avaient pas peur de lui. Ils savaient qu’il connaissait les plantes et venaient volontiers. Tout au contraire de ceux des campagnes à qui faisaient peur la grande forêt et ses mystères.

Muni de tout cela, Thibaut nettoya les raves, le chou sauvage et mit la soupe à tremper. L’enfant – curieux que dans son cœur il ne pût l’appeler autrement en dépit d’une virilité déjà affirmée ! –, l’enfant aurait faim quand il s’éveillerait…

Un long moment, il le regarda dormir, attendri de retrouver sous la crasse et la barbe naissante quelques signes évoquant la part de sang grec de la mère : le nez surtout, si droit, prolongeant exactement la ligne du haut front intelligent que les volutes de cheveux blonds emmêlés et sales raccourcissaient à peine. Le reste appartenait au père : les yeux si noirs, un peu étirés vers les tempes sous les sourcils droits, la bouche nettement ourlée mais sans épaisseur excessive, une bouche dont on devinait qu’elle souriait volontiers. La mâchoire enfin, fermement dessinée dans la droite ligne d’un menton volontaire, annonçait l’énergie. Pourtant l’enfance n’était pas encore tout à fait effacée : la douceur de la peau ivoirine et des lèvres lui appartenait et aussi cette larme arrêtée dans le cerne de l’œil.

Le vieil homme prit l’une des mains abandonnées sur la couverture et en ouvrit doucement les doigts pour examiner la paume. Quelques écorchures s’y voyaient mais aussi le cal léger dû au maniement quotidien de l’épée, de la hache ou de la lance. On pouvait faire confiance à Olin des Courtils pour le rude apprentissage du métier des armes et du maniement des chevaux. S’il n’était dépossédé de tout, Renaud était prêt sans aucun doute pour l’adoubement mais puisqu’il avait pu échapper à ses ennemis et arriver jusqu’ici rien ne serait perdu. Restait à sonder son cœur et son âme afin de savoir s’il pourrait recueillir l’héritage que lui, Thibaut, lui destinait depuis si longtemps…

La main qu’il tenait se referma soudain sur la sienne et Renaud ouvrit les yeux. D’abord surpris de rencontrer un visage inhabituel, il sourit, se redressa et s’étira :

— Que j’ai bien dormi ! Exhala-t-il dans un soupir. Cela ne m’était pas arrivé depuis…

— Qui peut dormir, à ton âge, quand on attend le bourreau avec un esprit plein de douleur et d’indignation ? Va te laver à présent ! Je t’ai tiré de l’eau et il fait moins froid. Je vais te préparer de quoi t’habiller d’une manière qui te permettra de passer inaperçu quand tu partiras d’ici…

— Vous me chassez, messire ? Émit le jeune homme du ton d’un enfant apeuré que l’on menace des ténèbres extérieures.

— Où as-tu pris cela ? Tu partiras, bien sûr, mais je n’ai pas dit que ce serait sur l’heure. J’ai bien des choses à t’apprendre avant de t’envoyer à travers le vaste monde, ajouta Thibaut en tirant du coffre une coule de moine semblable à la sienne que le jeune homme considéra avec surprise : il était rare qu’un religieux, plus encore un ermite, eût une garde-robe si bien fournie. D’autant que ce vêtement était plus neuf que celui qu’il portait lui-même.

Le vieil homme saisit sa pensée et sourit :

— Cela m’a été donné par un ami pour remplacer ma vêture si l’usure l’amenait à m’abandonner. On ne refuse pas le présent d’un ami. Maintenant il est à toi. Tu peux l’endosser sans crainte. Ensuite nous mangerons… et puis nous parlerons…

— Je veux bien, mais est-ce qu’en restant ici je ne vous mets pas en danger ?

— Non. Pas plus que toi-même. S’il tient son pouvoir du roi, le bailli de Châteaurenard n’osera poursuivre ses recherches sur le fief souverain de Courtenay qui appartient toujours au jeune empereur et qui est bien gardé. Surtout qu’il est peut-être en France ces temps-ci et risque d’y venir à n’importe quel moment.

À nouveau Renaud s’émerveilla :

— Cette forêt est dense, profonde. Elle vous tient loin de tout et plus encore peut-être cette tour dont tous ou presque, selon mon père, ont oublié l’existence. Comment savez-vous tout cela ?

— Il arrive cependant que certains se souviennent comme tu le fis jadis avec le sage Olin. Fort peu sans doute, mais cela suffît pour que les nouvelles importantes arrivent jusqu’à moi. Oui, je sais bien des choses… que je ne retiens pas toujours. Seulement celles qui me paraissent importantes sur ce coin de terre, pour le royaume… ou pour ton avenir dont je me préoccupe depuis longtemps. Mais va te laver à présent. Ensuite je t’aiderai à parfaire ton apparence et quand nous aurons fini la soupe sera prête.

Un moment plus tard, après avoir dit les grâces, tous deux s’installaient, une écuelle entre les genoux, pour manger une partie du contenu de la marmite dont le modeste fumet, à lui tout seul, réparait déjà les forces. Ils mangeaient en silence, comme il se doit, en marque de respect pour la nourriture qui est don de Dieu. Renaud dévorait littéralement les épaisses tranches de pain trempées de bouillon et sa part du lard auquel Thibaut n’avait pas touché, pour lui en laisser davantage sans doute mais aussi pour obéir à l’esprit de pénitence qui était l’une de ses règles. Mais tout en absorbant sa portion, il contemplait son œuvre avec une certaine satisfaction. Renaud avait déjà changé. Lavé, rasé avec sur les joues une ou deux estafilades, il n’arborait plus sa luxuriante tignasse blonde. Elle était réduite à une calotte ronde dégageant le cou et les oreilles et faisait de lui un autre homme. Oui, l’ouvrage était bien fait et, sous ce déguisement, le jeune homme pourrait aller sans trop courir de danger vers un destin tout autre que celui décidé par le bailli de Châteaurenard…


Le repas terminé, Renaud prit les écuelles et s’en alla les laver. Le vieillard, qu’une nouvelle et méchante toux venait de secouer si violemment qu’un peu de sang était apparu sur le tampon de charpie précipitamment appliqué sur sa bouche, semblait si faible tout à coup qu’il s’inquiéta et souhaita le servir de son mieux. Il était temps de renverser les rôles :

— Vous me sauvez la vie, messire. Dites-moi ce que je peux faire pour vous aider…

— Me chercher le pot de miel sauvage qui est sur une planche dans la resserre. Une cuillerée me fera du bien…

— Ma mère disait que nos abeilles du Gâtinais font le meilleur miel du royaume. Nous en avions toujours à la maison et vous devriez garder ce pot près de votre main au lieu de le mettre là-bas, fit le garçon en rapportant ce qu’on lui demandait.

— C’est que je n’en ai pas beaucoup et le temps de la récolte est encore loin. Je n’en prends que lorsque cela devient trop difficile. Mais, tu vois, cela va mieux, fit Thibaut en trouvant un sourire pour le jeune visage inquiet penché sur lui.

— Devez-vous vraiment rester seul ici ? Vous m’avez dit hier que le Temple vous avait chassé, mais il existe un devoir de charité envers ceux qui souffrent et je sais qu’il y a à Joigny une puissante commanderie. L’on y pourrait vous secourir. Surtout si vous avez grand regret de… de votre faute ? ajouta-t-il en rougissant, conscient de s’aventurer sur un terrain malséant.

Mais le vieux chevalier sourit à nouveau en hochant la tête :

— Non. De ma faute comme tu dis, de mes fautes plutôt, je n’ai nul regret car elles sont d’amour… et aussi d’un secret que j’ai refusé de livrer. J’ai doublement enfreint la règle et ai été justement banni. On ne me recevrait pas. Et je ne le demanderai pas.

— Mais il y a des monastères… et aussi la maison qu’à Courtenay, si j’ai bien compris, tiennent les chevaliers de l’Hôpital de Jérusalem…

— Saint-Jean de Jérusalem, rectifia Thibaut. Mais là non plus un ancien Templier n’a selon moi rien à faire ni dans aucun autre couvent. Ma solitude m’est chère et je veux y mourir.

— Alors je reste avec vous. Je vous soignerai si vous voulez bien me guider au milieu de toutes les herbes, fioles et petits pots qu’il y a là-bas, ajouta Renaud en pointant le menton en direction de la resserre. Enseignez-moi !

— Je n’en aurai pas le temps. La main du Seigneur t’a conduit jusqu’ici au moment où je cherchais comment faire parvenir un message à ton… père. Je voulais qu’il revienne avec toi parce que je sais que les jours me sont comptés et qu’il était temps pour moi de m’en remettre à lui, de l’autoriser à lever le voile. Ensuite de t’apprendre ce qu’il n’a jamais su.

Dans la clarté mouvante des flammes, les yeux agrandis du jeune homme se mirent à étinceler :

— Lever le voile ? Messire… vos paroles sont si obscures !

— C’est pourquoi il convient de les éclairer. Te reste-t-il quelques souvenirs de ta toute petite enfance ou bien es-tu persuadé d’être né aux Courtils ?

— Je n’ai d’autres souvenirs que celui de notre manoir. Devrais-je me souvenir d’autre chose ?

— Peut-être et peut-être pas. Tu avais quelques mois quand Olin qui était devenu mon compagnon et moi-même t’avons rapporté à dame Alais qui était bréhaigne, la pauvre, et songeait à aller vivre chez les nonnes si son époux ne revenait pas de la Terre Sainte où il était parti depuis cinq longues années. Ton arrivée a été pour elle le plus beau des présents du Seigneur et pas un instant elle n’a cru que son époux lui mentait en disant que tu n’étais pas son fils. C’est pourquoi elle t’a élevé si tendrement, pourquoi tu l’aimes tant et pourquoi tu peux toujours la pleurer comme ta mère.

— Oh, je n’ai pas besoin qu’on m’y encourage, fit Renaud dont les yeux, soudain pleins de larmes, débordèrent. Sa fin si cruelle me poursuit sans cesse et il n’est guère possible d’aimer plus que je ne l’aime. Et vous me dites qu’elle n’était pas ma mère ? Qui était alors la femme qui m’a rejeté si loin d’elle ?

— Une très haute dame et, si elle t’a rejeté comme tu dis, elle ne l’a pas fait de cœur mais poussée par la plus cruelle nécessité pour une mère : se séparer de son enfant ou le voir mourir… et mourir avec lui sans doute, ce qui, à tout prendre, lui eût été consolation…

— Et… elle s’appelait ?

— Mélisende de Jérusalem-Lusignan et par elle tu portes en toi le sang des rois francs. Elle a été mariée toute jeunette au prince d’Antioche Bohémond IV le Borgne… mais ce n’est pas lui ton père.