Thibaut ne savait plus très bien non plus qui était au juste cet Adam Pellicorne devenu son ami le plus cher, et qui s’était révélé à lui auprès du lit de Baudouin évanoui tandis que Marietta lui donnait les soins nécessaires. Le plus tranquillement du monde, Adam lui avait donné des instructions précises sur la façon dont il devait s’y prendre pour accomplir sa mission sans y laisser la vie.

— J’aurais préféré y aller à ta place, mais tu peux passer plus facilement que moi pour un Musulman. Question de physique ! En outre, tu parles leur langue. Tu t’arrêteras donc à Qunaitra…

— Mais comment peux-tu savoir tout cela alors qu’il n’y a pas longtemps, tu débarquais ici avec les gens du comte de Flandre ?

— Plus tard, les explications ! Sache seulement que je n’accomplissais pas là mon premier pèlerinage. Je suis déjà venu il y a dix ans… et je connais ce pays presque aussi bien que toi, avait-il conclu avec ce bon sourire qui était son plus grand charme.

Thibaut, cependant, ne s’était pas tenu satisfait. Il avait l’impression d’avoir été trompé et le déclara sans ambages :

— Tu es chevalier et cependant tu m’as menti ? Tu m’as laissé te présenter au roi…

— Je me serais présenté à lui de toute façon et je te rappelle que je ne te connaissais pas, même si tu avais déjà attiré mon amitié.

À cet instant, la voix de Baudouin s’était fait entendre :

— Je sais tout de lui, Thibaut, et tu peux lui accorder ta confiance comme je lui ai accordé la mienne. Et si je t’ai laissé dans l’ignorance, c’est parce qu’un roi digne de ce nom ne peut pas toujours tout dire. Même à ceux qu’il aime…

Il avait bien fallu s’en contenter et le jeune homme était parti, la tête pleine de points d’interrogation, grillant de curiosité mais tout de même apaisé : la parole de son roi était pour lui aussi vraie que les Évangile. Dans la maison de Qunaitra, on ne lui avait posé aucune question après qu’il eut remis le petit billet écrit par Adam et tout s’était déroulé sans la moindre anicroche : on s’était seulement contenté de lui donner des instructions précises sur la manière de se conduire une fois dans Damas. À présent il y était.

Il franchit les portes monumentales gardées par des hommes aux yeux sauvages, coiffés de casques ronds à longue pointe, qui regardaient d’un œil blasé le trafic habituel des jours de marché, confiants dans l’effet significatif des deux têtes fraîchement coupées plantées sur le rempart. Le faux marchand, sa mule tenue en bride, et suivant les indications reçues, chercha un bras du Barada, le Tora, sur lequel donnaient les fenêtres à moucharabiehs et les jardins de maisons tranquilles, fit encore quelques pas et s’arrêta devant une porte basse peinte en vert. Du bâton qu’il tenait à la main, Thibaut frappa trois coups espacés et attendit. Peu de temps. Le bruit de semelles tramées sur des dalles se fit entendre et le petit guichet découpé dans le vantail s’ouvrit, découvrant un vieux visage envahi de poils blancs.

— Seul le silence est puissant… murmura le voyageur.

De l’autre côté, le vieillard toussota puis émit en ouvrant la porte :

— … Tout le reste n’est que faiblesse ! Entre et sois le bienvenu !

Derrière lui, Thibaut accéda à une petite salle basse au sol de terre cuite et aux murs blancs ornés de tapis étroits. La coupole qui la fermait était soutenue par des poutres de couleurs vives et présentait en son centre un orifice destiné à livrer passage à la fumée du réchaud plein de braises placé juste en dessous dans une alvéole carrée. Des coussins plats étaient posés autour, permettant de s’asseoir commodément en se chauffant. Dans un coin un grand coffre de fer forgé montrait les reliures jaunes des livres qu’il contenait.

À la lumière du foyer, Thibaut vit mieux le personnage qui l’accueillait : c’était, sous un turban, un homme sec et voûté, déjà âgé. Avant de lui offrir de s’asseoir, celui-ci considéra son visiteur avec méfiance

— Voilà bien longtemps que je n’ai entendu cette phrase, soupira-t-il. Et toi tu es bien jeune. Qui es-tu ?

— Dis-moi d’abord si tu es bien celui que je cherche : Rahim le copiste ?

— … jadis secrétaire du grand Sultan Nur ed-Din, qu’Allah le bénisse cent fois ! Viens-tu de la part de son fils, le malheureux Malik al-Adil dont je n’ai plus de nouvelles ?

— Je n’en ai pas non plus, sinon qu’enfermé dans Alep l’imprenable il n’a pas encore cédé à Saladin le reste de son héritage.

— Le chacal kurde finira bien par l’abattre. Il vient de rentrer à Damas après avoir mis à mal le roi chrétien qui est le dernier allié de mon pauvre maître. Quand Saladin aura balayé le lépreux, il tiendra le royaume franc et Al-Adil sera noyé…

— C’est pour que Baudouin puisse se battre encore que je viens.

— Tu es franc ?

— Oui, son écuyer, Thibaut de Courtenay, et c’est le médecin Maïmonide que je veux voir. Peux-tu m’aider à le trouver ?

— Je peux t’aider à entrer au palais car le soupçon ne m’a pas encore touché de son aile noire, mais ensuite…

Thibaut avait compris : ensuite il lui faudrait se débrouiller seul et en territoire ennemi. Pour aider Baudouin à porter sa trop lourde croix, il se sentait prêt à tout affronter, fût-ce la mort sous la torture, et il savait les Turcs habiles à ce genre de choses. Cependant, après avoir frappé dans ses mains pour faire apparaître un jeune serviteur avec un grand plateau chargé de galettes, de gâteaux aux amandes, de raisins et de tranches de melon confites, le vieil homme l’invitait à se restaurer après s’être lavé les mains. Le même jeune serviteur apporta une cuvette et une aiguière de cuivre, et fit couler l’eau sur leurs mains placées au-dessus de la cuvette. Puis ils s’essuyèrent avec une serviette fine, mangèrent en silence comme il convient… Ensuite Thibaut fut invité à se reposer.

Le soir venu, longtemps après que, du haut des minarets, les muezzins eurent appelé les fidèles à la prière, Rahim s’enveloppa d’un manteau et alla réveiller son hôte. La nuit était froide et il y avait un peu moins de monde dans les rues obscures qu’ils empruntèrent. Seul l’immense souk aux étroites artères voûtées gardait quelque animation, mais les deux hommes l’évitèrent pour gagner l’ancien palais de Nur ed-Din sur lequel flottait à présent l’étendard jaune de Saladin. Bâti pour la défense autant que pour le plaisir d’un homme raffiné, c’était un étonnant assemblage de bastions, de dômes et de jardins, une sorte de ville en miniature où œuvraient fonctionnaires, militaires, serviteurs et esclaves, distingués des autres domestiques par les fers qu’ils tramaient aux pieds… N’étant pas musulman, le médecin du sultan habitait, dans l’enceinte du palais, un pavillon écarté seulement séparé de la rue par un mur de jardin percé d’une porte basse devant laquelle, souvent, s’étirait une foule de malades tous avides de recevoir les soins d’un homme dont on disait qu’il faisait des miracles. Saladin, en effet, ne voyait aucun inconvénient à ce que son médecin dispense soins et conseils même au plus humble de ses sujets. Cela créait toujours une certaine agitation et, en général, des gardes canalisaient tout ce monde mais, à cette heure tardive, il n’y avait plus personne, la prière du soir chassant chacun vers ses devoirs religieux.

— Il y a une garde à l’intérieur, expliqua le vieux copiste, mais on te mènera au médecin juif si tu dis que tu lui apportes un message de Bar Yacoub, un confrère de Beyrouth.

— Une lettre ? Et si on me demande de la montrer ? Je n’en ai pas.

— Oh si, tu en as une. Je l’ai écrite moi-même en caractères hébraïques et mise dans ton manteau pendant que tu dormais.

— Que dit-elle ?

— Que Bar Yacoub le salue bien et que tu as grand besoin de ses soins. Sois tranquille : on te conduira au médecin juif. À présent je te laisse car je t’ai bien prévenu : mon rôle s’arrête là ! Je dois me protéger afin de pouvoir encore être utile à mon maître Al-Adil, cent mille bénédictions soient sur lui…

— Tu ne m’attends pas ? Je ne retrouverai jamais ta maison… ni ma mule. Dois-je repartir à pied ?

— Si tu repars ! En ce cas, tu iras au caravansérail qui se trouve près de la porte par laquelle tu es entré dans Damas. Il est tenu par un mien cousin, Abou-Yaya. Tu te feras connaître en tant que marchand et il te la rendra. N’oublie pas d’acheter ce que tu es censé venir chercher ! Si tu ne reviens pas, ta mule sera à moi !

Et sur ces paroles réconfortantes, sa haute silhouette courbée disparut dans l’ombre avec un empressement qui trahissait sa hâte de sortir du devant de la scène, laissant à Thibaut une impression plutôt désagréable. Non qu’il craignît d’être trahi, car il lui suffisait de parler pour que le bonhomme eût d’aussi graves ennuis que lui-même ; mais s’il était à l’exemple des complices que les chrétiens entretenaient en terre d’Islam, ce n’était pas très encourageant. Néanmoins, il fallait bien s’en contenter et, rassemblant son courage, il adressa une fervente prière à son saint patron et marcha vers la porte basse à laquelle il frappa.

À sa surprise, ce fut plus facile qu’il ne l’espérait et, après un bref échange de questions et de réponses, il se retrouva marchant derrière l’un des hommes qui occupaient le petit poste de garde, le long des arcades d’une sorte de cloître délimitant une cour au milieu de laquelle poussait un grand cèdre aux sombres branches étalées largement. Le guide de Thibaut frappa du poing à une porte ouvragée qui, ouverte, laissa voir un homme en robe grise écrivant sur un parchemin à la lumière d’une lampe d’argent posée auprès de lui. Sans hésitation – il y avait dix ans que le médecin juif avait examiné Baudouin –, Thibaut reconnut le haut front fuyant sous la calotte noire limitant la calvitie, les cheveux raides, le nez long et sensible sous le surplomb des sourcils touffus abritant la profondeur de ses yeux sombres. C’était bien Moïse Maïmonide et le jeune homme étouffa un soupir de soulagement.

Cependant, le médecin prenait la lettre que lui tendait le garde qu’il renvoya d’un geste, la lut et la laissa tomber, puis se leva et prit le temps de mieux voir son visiteur :

— On me dit que tu es malade ? Tu n’en as pas l’air.

— Je ne le suis pas, c’est un autre qui souffre dans son âme plus encore peut-être que dans son corps.

— Sois plus clair ! Et d’abord qui es-tu ? Pas un Juif en tout cas… ni un Arabe en dépit de ton costume…

— Franc ! Mon nom est Thibaut de Courtenay et je suis l’écuyer du roi de Jérusalem.

Un éclair traversa le regard du Cordouan :

— Le mesel ! Il faut qu’il soit bien mal pour que tu te sois aventuré dans la maison de son ennemi juré. Le remède a-t-il cessé d’agir ?

— Il n’y en a plus une once et aucune des caravanes envoyées en terre d’Afrique pour rapporter la plante n’est revenue. À présent le mal fait de rapides progrès.

— On ne le dirait pas !

La voix railleuse venait du seuil, mais Thibaut n’eut pas besoin de se retourner pour deviner à qui elle appartenait : il lui suffit de voir Maïmonide se plier en un profond salut. Vivement retourné, il reconnut Saladin.

La surprise lui noua la gorge, lui ôtant l’usage de la parole. Ce fut donc en silence qu’il salua. Le sultan cependant s’avança, découpant sur le mur ocre une ombre sans commune mesure avec sa taille réelle, qui n’était pas très élevée mais que le turban blanc grandissait. Il alla s’asseoir sur un divan garni de tapis placé au fond de la pièce encombrée de coffres à livres… Il portait une robe brune, parfïlée d’or et fendue devant, laissant voir ses pieds chaussés de bottes souples. Son regard dur détaillait le jeune homme :

— À qui ferais-tu croire, chien d’infidèle, que ton maître est si malade qu’il envoie mendier le secours de mon propre médecin ? Assurément pas à moi : je l’ai vu combattre et il n’y a pas longtemps. Alors que cherches-tu ici ?

— Rien d’autre que ce que j’ai dit ! affirma Thibaut à qui la colère rendait tous ses moyens. Un chevalier ne saurait mentir et je ne mens jamais ! Pas plus que je ne mendie. Quant à mon roi, sa vaillance et sa foi en Dieu l’emportent sur la souffrance de son corps lorsque vient l’heure du combat, alors même que le poids de l’armure est déjà une douleur… Toi dont le corps est sain, seigneur, tu ne peux le comprendre.

— Ce que je comprends surtout, c’est que mon intérêt n’est pas de l’aider à aller mieux et, si son Dieu lui permet de se surpasser ainsi – je reconnais qu’il se bat bien ! –, il n’a nul besoin d’autre secours ! Tu devrais te contenter de prier pour lui… Mais je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec le fait que c’est moi le vainqueur à présent et que j’ai détruit le beau château que ce « malade » avait osé construire au mépris de la trêve conclue…