Enfin, une nuit, la porte ne se referma pas. On le fit sortir et remonter l’escalier visqueux. Entre ses gardes, Thibaut se redressa, priant silencieusement, prêt à affronter ce qui l’attendait. On le conduisit dans un endroit étrange : une petite pièce sans fenêtre, éclairée par une lampe de cuivre pendue au plafond et dont les murs et le sol étaient couverts d’un tapis rouge sombre sur lequel il remarqua de larges taches plus foncées. Et on le laissa là après l’avoir informé qu’il devait se préparer à mourir…

Cet endroit était sinistre et plus sinistres encore les taches qui ne pouvaient être que du sang, mais Thibaut, après tout ce qu’il avait enduré, arrivait au bout de ses forces. Il lui restait assez d’imagination pour deviner qu’un lieu pareil n’était pas destiné au repos des hommes, sinon éternel, mais il était si las, si recru d’horreur et de découragement qu’il ne sentit qu’une chose : tachés ou non, ces tapis étaient doux sous ses pieds nus. Il les tâta et les trouva moelleux. Tellement plus que la pierre froide dont il faisait son lit, qu’il se laissa tomber, à genoux d’abord, puis de tout son long et plongea dans un sommeil comme il n’en avait pas connu depuis longtemps. Ce qui pouvait lui advenir lui était égal à présent : ce qu’il voulait, c’était dormir, oublier et peut-être même qu’on ne le réveillerait pas en le faisant passer de vie à trépas.

Mais quand, plusieurs heures plus tard, il ouvrit les yeux, il se crut tout de bon arrivé en Paradis… Il était étendu sur un divan recouvert de tapis et de coussins de soie dans une sorte de galerie dont les grands arcs des fenêtres donnaient sur un jardin qui, avec ses pommiers, ressemblait au verger d’un château. En même temps une délicieuse odeur, très terrestre cette fois, celle du mouton rôti aux herbes, chatouilla ses narines et lui rappela qu’il n’avait pas cessé de souffrir de la faim. Il se redressa sur un coude : il y avait en effet, à côté de lui et posé sur une table basse, un grand plateau de cuivre supportant des plats variés, notamment celui qui sentait si bon. Seulement, au-delà du plateau, il y avait Saladin, assis sur un divan à peu près semblable et qui le regardait. Thibaut en eut presque l’appétit coupé.

— Je ne suis pas mort ? émit-il, déçu.

— Mais non. Mange en attendant ! Nous parlerons après.

Un esclave s’approchait avec le bassin, l’aiguière et la serviette pour le lavage des mains. Thibaut sacrifia au rituel, puis attaqua à belles dents ce qui le tentait avec une ardeur que le sultan tenta de modérer :

— Pas trop vite et pas trop ! Quand on a eu faim, il ne faut rien précipiter.

Thibaut s’efforça de suivre ce conseil, mais il y avait là trop de choses délicieuses et il nettoya presque tous les plats, après quoi il vida le flacon de vin qui accompagnait le festin. Ensuite, se souvenant des leçons de politesse orientale inculquées par Guillaume de Tyr, il rota bruyamment, ce qui parut enchanter son hôte. Puis il demanda :

— Il y a longtemps que j’ai faim ?

— Bientôt douze mois selon votre manière de compter. Comme tu peux voir, le printemps vient.

Se souvenant de la mort sanglante du Templier, Thibaut réprima un frisson et reprit :

— Pourquoi m’as-tu épargné ?

— Parce que j’admire le courage. J’ai hésité à tenter l’expérience mais celui qui peut dormir dans la pièce aux tapis d’un sommeil si tranquille que les feulements et l’approche de ma panthère favorite ne le dérangent pas, celui-là est un brave !

— Mon mérite est mince, fit le jeune homme avec dédain. Voilà des mois que je dors à peine et j’étais si las ! J’aurais dormi au seuil de l’enfer.

— Non. Quand la peur tient un homme, elle le domine, elle exsude de son corps avec une odeur ignoble et je sais la reconnaître. Demain tu pourras repartir.

Thibaut leva sur le sultan un regard plein d’angoisse :

— Cela veut dire… que mon roi est mort… ou mourant ?

— Non. Il vit toujours et même tu vas lui porter ce que tu es venu chercher. Maïmonide a reçu l’ordre de préparer le baume et les grains.

— Il possède donc ce qu’il faut ?

Le regard si vif de Saladin s’embruma au passage d’une pensée douloureuse :

— Oui, en Égypte il est plus facile de s’en procurer et, vois-tu, aucune famille, princière ou non, n’est à l’abri de cette malédiction, soupira-t-il sans s’étendre davantage, et Thibaut ne chercha pas à en savoir plus car aussitôt il enchaînait : Tu vas donc repartir demain. Les trêves sont signées. Je compte pour ma part les respecter : l’Egypte a besoin de moi et je vais y retourner. Mais pendant ce temps, je souhaiterais que tu me rendes un… service !

— Un service ? De moi à toi ? Je ne sers que deux maîtres : Dieu et mon roi !

— L’un n’empêche pas l’autre. Si tu peux m’apporter ce que je cherche depuis des années et si, bien entendu, les tiens se tiennent tranquilles et respectent la trêve, je laisserai ton roi régner et mourir en paix. Et peut-être aussi grandir l’enfant de sa sœur.

— Que veux-tu ?

— Que tu trouves pour moi le Sceau du Prophète – son nom soit à jamais béni ! Ne me regarde pas avec cet œil effaré ! Laisse-moi plutôt t’expliquer : en l’an 40 de l’hégire qui est le cinquante-sixième après la naissance de votre Christ, mourut Othman ibn Affan, troisième calife après Omar et Mahomet – béni soit son nom dans tous les siècles ! Il était né à La Mecque dont il était le premier important personnage converti à l’islam et appartenait à la puissante famille des Omeyyades. Il avait épousé successivement deux des filles du Prophète – béni soit son saint nom !

Le sultan expliqua alors comment Othman avait été choisi de préférence à Ali, autre gendre du Prophète, pour succéder au grand calife Omar qui, en conquérant la Mésopotamie, la Syrie, la Palestine et l’Egypte sur les Perses et sur Byzance avait donné son empire à l’Islam avant d’être assassiné dans la mosquée de Médine par un esclave persan, Firouz. Son successeur, Othman, se trouva en butte aux accusations d’Aïcha, épouse d’Ali et fille d’Abou-Bakr, le compagnon préféré du Prophète, Elle prétendait qu’il favorisait les siens et avait gardé pour lui une partie de l’énorme butin pris en Perse, en Afrique et en Asie Mineure. Elle le fit tuer finalement par l’un de ses sbires mais le grand malheur d’Othman, ce qui l’empêchait de pourfendre ses accusateurs, c’est qu’il ne possédait plus l’Anneau, le Sceau de Muhammad, à lui donné par l’ange Gabriel au cours de l’une de ses visites nocturnes.

— On le lui avait volé ? demanda Thibaut.

— Non. Avant d’expirer, il a trouvé assez de forces pour confier à l’un des siens qu’il l’avait perdu dans un puits…

— Dans un puits ? Que ne l’a-t-il fait chercher alors ?

Le visage hautain du sultan s’éclaira de l’un de ses rares sourires, ce qui le changea du tout au tout, lui conférant soudain une étonnante affabilité.

— Un ordre peut-être difficile à donner et plus difficile encore à réaliser si c’est au cours d’un combat. L’assassinat a dû intervenir peu de temps après, ce qui ne lui a pas permis de revenir sur place avec assez d’esclaves pour les faire descendre au fond.

— Mais a-t-il eu au moins le temps de dire où se trouve ce puits ? Il y en a des milliers dans ce qui constituait alors son empire. Il est peut-être à…

— À Jérusalem. C’est tout ce qu’il a eu le temps de dire à celui auquel il s’est confié dans l’espoir qu’il réussirait un jour à avertir son fils. Celui-ci a vite fui Médine jusqu’au bord du Tigre, à Takrit où j’ai vu le jour. Il compte au nombre de mes ancêtres et le secret devenu légende s’est transmis de père en fils. Mais mon père était un homme de foi et ne cherchait pas la puissance. Émigré à Bagdad au service du calife de l’époque, il est devenu ensuite gouverneur de Baalbek où il fonda un couvent de sufis, ces pieux musulmans qui se réclament des débuts ascétiques de l’islam. C’est pourquoi, élevé à cette école, je veux poursuivre son idéal de perfection de l’âme humaine…

— Que n’es-tu imam alors au lieu d’être sultan ? ironisa Thibaut.

— Je le poursuivrai beaucoup mieux au siège suprême de Commandeur des Croyants. Or ce siège suprême est occupé par un homme plus soucieux de ses jardins et de ses poètes que de la gloire de l’islam. Et c’est pourquoi je veux devenir calife à la place du calife ! Pour cela il me faut cet anneau. Rapporte-le-moi et le royaume franc connaîtra une longue période de paix comme elle en connaissait avant que les Seldjoukides, en 1071, n’écrasent les Byzantins maîtres du pays et ne s’emparent de Jérusalem.

— Et tu pourrais jurer de ne jamais tenter de reprendre la cité du Roi-Christ si tu avais cet anneau ?

— Tant que je vivrai ? Sans doute, mais un jour ou l’autre, sache-le bien, Jérusalem nous reviendra car le Prophète – son nom soit cent fois béni ! – a écrit : « Gloire à celui qui fera voyager de nuit son serviteur de la Mosquée sacrée à la Mosquée très éloignée dont nous avons béni l’enceinte. » La Mosquée très éloignée – Al Aqsa  – est celle que bâtit jadis le calife Omar et dont le premier roi croisé avait fait son palais avant que les chevaliers du Temple n’en fassent leur demeure et n’y installent leurs chevaux ! conclut Saladin dans une soudaine bouffée de colère méprisante. Si tu ne me rapportes pas l’anneau où se trouve la signature de Muhammad le Très Saint, je reprendrai Jérusalem !

Thibaut eut un petit rire triste, se versa un peu de vin et le but :

— Que ne mets-tu tes armées en marche dès maintenant ? Tu sais combien il y a de puits à Jérusalem ? Et l’on dit que certains sont insondables. Peut-être qu’en y jetant des centaines d’esclaves tu pourrais retrouver ton Sceau, mais je suis un homme seul…

— Tu te décourages vite ! Tu es jeune pourtant et ce que je te propose devrait exalter ton courage…

— Je n’ai jamais dit que je n’essayerai pas et, en fait, je vais tout tenter pour retrouver le Sceau. Bien que cela me paraisse impossible. Avec l’aide de Dieu peut-être réussirai-je ? Comment est cet anneau ? En or, je suppose ?

— Tu supposes mal, fit Saladin avec mépris. Ce qui vient d’Allah – le Grand, le Miséricordieux, le Tout-Puissant, son nom soit respecté jusqu’à la fin des temps ! – ne saurait être commun aux rois de la terre : l’anneau est taillé dans une seule émeraude et le feu du ciel y a grave le Nom. L’islam entier, sunnite, chiite ou autre, ne peut que s’agenouiller devant celui qui le porte. Et je veux être celui-là car nul, des confins de la Perse jusqu’au Maghreb, ne contestera plus mon pouvoir !

Il s’était redressé en parlant et, dépassant le chevalier franc qui l’écoutait, les limites de son palais, les murs de Damas et les mers, les montagnes, les déserts, son regard s’évadait jusqu’à une clarté triomphante dont il savourait déjà les prémices. Thibaut se tut, respectant sa rêverie. Dont le sultan sortit bientôt d’ailleurs pour reprendre du ton le plus naturel :

— Demain tu partiras, dit-il. On te remettra le remède et autre chose aussi… au cas où le mal serait trop avancé. Mourir de la lèpre est une chose affreuse que mes yeux ont vue. Aussi Maïmonide te donnera un élixir opiacé qui adoucira la fin.

— Je te remercie de ta générosité, mais je connais mon roi : il n’acceptera pas d’apaiser ses souffrances au lieu même où le Christ a enduré sa passion rédemptrice…

— Tu l’emporteras tout de même… avec mon respect ! Ah, j’allais oublier : on se soucie à Jérusalem du sort du sire de Ramla, Baudouin d’Ibélin, qui était mon captif. Je l’ai mis à rançon : deux cent mille dinars…

Thibaut sursauta devant l’énormité du chiffre :

— Les Ibelin sont riches, mais jamais ils ne pourront payer une telle somme. C’est rançon de roi !

— Aussi l’ai-je traité en roi, ironisa Saladin. Il me pressait de fixer un chiffre afin qu’il puisse rentrer épouser la princesse Sibylle qui, à ce qu’il paraît, l’attend. J’ai donc fixé, soupira-t-il sans regarder son interlocuteur qui avait beaucoup de mal à comprendre qu’après avoir plané dans les nuages de son rêve d’empire, Saladin pût se comporter comme un marchand de tapis dans un souk.

— Autrement dit : il est toujours ici ?

— Non. Sur sa parole de revenir en cas d’échec, je l’ai laissé partir pour Byzance où le Basileus, selon lui, acceptera de payer le prix… Mais j’avoue que la curiosité me prend de connaître un jour une dame assez belle pour conduire un homme à de telles folies ! Elle t’est cousine, je crois ?

— Oui, et elle est vraiment très belle. Seulement elle n’a pas de cœur et j’ai peur que Ramla s’en aperçoive…

— Celui qui se laisse mener par une femme, qui donne à une femme le pouvoir d’enchaîner sa pensée et ses actes, celui-là n’est pas digne d’être un homme… et moins encore un roi ! Prends encore un peu de repos car demain la route sera longue, ajouta Saladin, et, en se levant, il posa sa main un instant sur l’épaule de son prisonnier qui s’en étonna :