— Tu me traites presque avec amitié à présent, seigneur. Pourquoi ?

— Parce que j’ai pu peser ta valeur.

— Et tu espères que je t’apporterai l’anneau. Pour avoir accepté il faut que je sois fou !

— Non, il faut que tu aimes ton maître plus que toi-même. Il mérite un serviteur tel que toi. Qu’il respecte les trêves et elles vivront autant que lui !

7

Un feu sur la tour…

En redécouvrant Jérusalem au dernier détour du chemin, Thibaut sut qu’il l’aimerait tant qu’il lui resterait un soupir, une goutte de sang dans les veines. Erigée sur son haut plateau entre le ciel et les profonds ravins du Hin-nom où s’ancraient les murs cyclopéens de ses remparts refaits à neuf, elle ressemblait à une gigantesque bulle d’or dans cette lumière transparente et pure qui n’était qu’à elle. Après le rude cheminement dans les monts arides de Judée, elle offrait l’écrin éblouissant de ses clochers, de ses tours, de ses terrasses et de ses dômes précieux : à gauche la coupole bleue du Temple qui s’était appelée mosquée d’Omar au temps des Turcs envahisseurs. À droite celle, dorée, de l’Anastasis, la basilique du Saint-Sépulcre avec, derrière elle, la puissante silhouette de la tour de David, le donjon du roi où flottait librement son étendard dont la vue fit sourire le voyageur : grâce à Dieu, il était toujours là, toujours vivant ! Sous les rayons du chaud soleil, tout cela brillait, luisait, scintillait comme une immense couronne offerte à la gloire du Christ-Roi et Thibaut, le cœur ébloui, mit pied à terre avant de s’agenouiller dans les pierres du chemin pour rendre grâces à Celui par qui tout avait été fait. C’était le temps lumineux de l’automne doux et réconfortant comme l’espérance, et cette ville était celle de la Résurrection. Pourquoi pas celle de Baudouin ?

Il était si heureux de rapporter l’introuvable remède qu’il croyait tout possible tandis que son cheval traçait sa route à travers les rues grouillantes de la cité. Il retrouvait Jérusalem telle qu’elle lui était toujours apparue, avec sa foule bigarrée, volubile ou psalmodiante selon les heures canoniales du jour ou la fête du saint plus ou moins important que l’on célébrait. Certains n’étaient révérés que par un quartier, les autres par toute la ville. Cependant le revenant ne passait pas inaperçu : on connaissait depuis trop longtemps l’écuyer du roi, son compagnon d’enfance, et son nom le précéda à travers rues et places :

— Le bâtard de Courtenay ! Il est revenu ! Les Turcs ne l’ont pas tué !

On le hélait, on lui offrait un fruit, un gâteau – une jolie femme lui jeta une fleur –, alors il remerciait d’un sourire mais passait son chemin. Cependant le bruit avait atteint la citadelle et la herse se releva devant lui sans qu’il eût à s’annoncer. Une fois dans les cours il fut entouré, pressé de toutes parts : chacun voulait avoir des nouvelles pour être celui qui en dirait le plus dans les tavernes de la ville basse ; sans se soucier d’ailleurs de lui offrir à boire ou demander comment il allait, mais il se défendait de répondre : c’est au roi qu’il devait son premier rapport.

— Le roi, dit quelqu’un, ne quitte guère sa chambre que pour le Conseil ou la chapelle.

— Il est si malade ? Alors d’où viennent ces chants, ces violons et ces bruits de fête ?

— La reine mère ! Elle donne un bal pour le comte Henri de Champagne et le prince de Courtenay qui nous sont arrivés voici peu…

— Avec moi ! tonna Guillaume de Tyr qui accourait, retroussant à deux mains ses robes ecclésiastiques pour aller plus vite. Que faites-vous à le retenir avec votre curiosité, bande d’oisons sans cervelle ? Allez-vous-en ! Disparaissez !

Quand il arriva devant Thibaut, gardes et serviteurs s’étaient déjà dispersés. Un instant il le regarda et son œil hésitait entre la joie et les larmes, puis les laissa se mélanger tandis qu’il étreignait son élève miraculeusement retrouvé.

— Loué soit Dieu, Thibaut ! C’est enfin toi ! Mais où étais-tu passé ? Que t’est-il arrivé ?

— Prisonnier de Saladin. À Damas. Ne le saviez-vous pas ? Il est vrai que je n’ai pas été mis à rançon puisque je n’ai pas été pris au combat.

— Ta captivité était même gardée secrète. Damas n’a répondu à aucune de nos demandes au contraire de ce qui se fait. Mais viens voir le roi ! Oh, Seigneur ! Il va être si heureux !

— D’autant que je reviens avec l’encoba, enfin ! Comment va-t-il ?

— J’ignore comment il était lors de ton départ mais, quand je l’ai revu à mon retour d’Occident, j’ai reçu un choc. Marietta prétend que le mal, visible, n’a pas beaucoup progressé. Elle n’a jamais douté de ton retour et prétend que la lèpre a retenu sa respiration en attendant que tu rapportes de quoi la combattre. Cependant la fièvre le brûle souvent.

— Qu’est-ce que ce comte de Champagne ? Qu’est-ce que ce prince de Courtenay pour qui les musiciens font rage ?

— Des croisés qui viennent gagner leur place au ciel en accomplissant leurs quarante jours de pèlerinage et espèrent pourfendre quelques infidèles. Les trêves les désappointent. Le premier, Henri Ier appelé le Libéral, est le beau-frère du roi de France Louis VIII. Un homme de valeur. L’autre, le Courtenay, n’a pas une goutte de ton sang : c’est le dernier fils du roi Louis VI le Gros et, s’il porte ton nom, c’est parce qu’il a épousé la dernière et fort riche héritière du fief qu’il a faite princesse. En échange, il en a adopté le nom et les armes. C’est un homme sombre, cruel et arrogant mais ton père le Sénéchal fait grand cas de lui : ils s’entendent comme larrons en foire…

Lorsqu’ils s’engagèrent dans l’escalier montant chez Baudouin, Thibaut fut surpris d’entendre les accords d’un luth accompagnant une voix de femme infiniment douce et feutrée. A l’interrogation qu’il lut dans le regard de Thibaut, le Chancelier répondit par un sourire :

— Tu vas trouver ici de grands changements. Certains sont franchement déplorables sinon détestables, mais… celui-là pourrait bien être une sorte de dictame voulu par Dieu par l’intercession de Notre-Dame.

En effet, la scène révélée par la porte ouverte sous la main d’un serviteur avait une grâce inattendue, quelque chose d’irréel, encore renforcé par la légère fumée odorante dispersée par une cassolette de myrrhe posée sur le sol. La tête voilée, renversée sur le dossier du haut fauteuil où il se tenait assis dans sa blanche robe monastique, ses mains gantées abandonnées sur ses genoux, l’ombre blanche de Baudouin contrastait joliment avec la forme gracieuse de la musicienne vêtue d’un joyeux satin rouge clair, qui se tenait assise sur un coussin voisin de celui où reposaient les pieds bandés du lépreux. L’image était étrange mais belle, et rayonnait de tout l’amour qu’Ariane faisait passer dans sa voix, dans ses yeux… Elle était aux pieds de cet homme en voie de destruction comme Madeleine au pied de la Croix : la misère du corps disparaissait sous l’éblouissante lumière d’un souvenir qui la rendait aveugle.

En voyant entrer le Chancelier et son compagnon, elle eut un cri de joie :

— Messire Thibaut ! Oh, voyez, mon cher seigneur, il vous revient.

Baudouin fit un effort pour se lever, cherchant sa béquille ; déjà Thibaut était à ses genoux, essayant de distinguer, sous le tissu blanc, le visage qui se dérobait mais le voile était, à présent, plus épais. Baudouin, cependant, se penchait et d’un geste spontané entourait de ses bras les épaules du revenant et il y avait des larmes dans sa voix quand il exhala :

— Béni soit Dieu qui me permet de te revoir ! Je t’ai cru mort.

— Et pourtant je suis là, sire mon roi, prêt à vous servir à nouveau ! Et je rapporte l’encoba…

— Vraiment ? Je crains qu’il ne soit trop tard, mon ami, je suis bien las…

— Il n’est jamais trop tard. Et vous savez si bien vous battre ! Nous allons reprendre le combat ensemble.

Ce n’était pas une proposition, moins encore une interrogation, mais une affirmation de volonté. Thibaut se retrouvait le grand frère qu’il avait été auprès d’un enfant de neuf ans assommé par la révélation de son mal. Son regard chercha autour de lui, quêtant une aide, et s’arrêta sur Ariane qui s’était écartée. La question lui vint naturellement aux lèvres :

— Comment êtes-vous ici ?

Et, tout de suite après :

— Où est Isabelle… je veux dire la princesse dont vous étiez la suivante ?

— Ne lui fais pas de reproches, intervint Baudouin. Si quelqu’un les mérite, c’est moi qui n’ai pas eu la force de la renvoyer quand elle est revenue au palais. Tu n’étais plus là et personne ne pouvait me dire si tu reviendrais un jour. Elle suppliait, elle implorait… et moi j’avais tant besoin d’un peu de douceur ! Alors j’ai accepté qu’elle reste à la seule condition qu’elle ne me verrait jamais à visage découvert. Elle habite avec Marietta et sort quand je le lui demande. Comme je le lui demande à présent.

Il tourna la tête vers la jeune fille qui, avec un sourire, se pencha pour baiser la main gantée et s’éclipsa, suivie des yeux par le malade :

— Tu dois me trouver lâche, soupira-t-il, mais vois-tu, quand on est là où j’en suis, c’est merveille qu’entendre dire que l’on vous aime par une aussi jolie fille. Ma mère le dit aussi, mais je n’aime pas ma mère comme j’aime Ariane… Elle chante, elle parle et le mal s’endort.

— Et – pardonnez-moi ! – de cette proximité vous ne souffrez pas… dans votre corps ? Vous la redoutiez jadis !

— Je sais, mais Dieu m’a fait la grâce d’éteindre en moi le désir. J’ai découvert qu’il existe un amour où l’on peut passer sa vie à regarder, à écouter celle que l’on aime sans rien lui demander que d’être présente et je crois que c’est aussi ce qu’elle éprouve. Ce qu’elle a subi certaine nuit dans ce palais lui a laissé un dégoût, une répulsion.

— Loué soit Dieu ! émit Thibaut avec beaucoup de douceur. Mais vous venez d’évoquer cette nuit où s’est révélé pour elle un si grave danger que vous l’en avez écartée aussitôt. Ce danger n’existe-t-il plus ?

— Non. Ma mère m’en a donné l’assurance. Elle a de nouveau pris Ariane sous sa protection.

— Votre… mère ?

La stupeur laissa Thibaut sans voix. Guillaume de Tyr en profita pour intervenir.

— Laisse le roi prendre un peu de repos ! conseilla-t-il. Moi je t’expliquerai. Il y a beaucoup de choses de changées en ce palais et au royaume de Jérusalem… Comme dans le monde, d’ailleurs, où sont morts à peu de distance le roi de France Louis VII, le Basileus Manuel, notre ami, et le pape Alexandre III.

C’était le moins que l’on puisse dire et Thibaut découvrit bientôt avec accablement les ravages qu’une année d’absence avait apportés à son paysage familier. Jérusalem était toujours aussi belle, mais elle l’était à la manière d’un fruit magnifique sous lequel rampent les vers qui vont s’engraisser de sa substance et le pourrir. Le symbole le plus frappant en était Héraclius. Revenu du Concile tout gonflé de son importance, il était parvenu à obtenir ce dont il rêvait depuis longtemps : le trône du Patriarche laissé libre à la mort du vieil Amaury de Nesle. En dépit de l’opposition violente de Guillaume de Tyr, opposition que l’autre ne devait jamais lui pardonner, la chose s’était faite sans trop de difficultés, le combat ayant été mené par la mère du roi. Agnès s’était sans doute offert un autre amant en dépit du fait qu’elle vieillissait, mais elle gardait à celui-là une sorte de tendresse passionnée : ce fut elle qui se chargea d’assiéger Baudouin, alors aux prises avec l’une des plus rudes crises de son mal. Elle s’était occupée de lui avec un soin vraiment maternel et, redevenu un instant un enfant malheureux bercé par une tendre mère, le roi avait donné son approbation à une élection proprement scandaleuse à laquelle les chanoines du Saint-Sépulcre s’étaient vus contraints aussi bien par l’ordre du roi que par la pression armée menée par Jocelin de Courtenay au moment de l’élection. Sans compter que quelques-uns avaient été achetés…

Depuis, Héraclius emplissait la ville de son faste et de ses débordements. Sa maîtresse, Paque de Rivery, la femme du mercier de Naplouse, l’y aidait activement et faisait au palais patriarcal des séjours prolongés.

Agnès, pour sa part, n’y voyait guère d’inconvénients, prise qu’elle était par ses nouvelles amours qui allaient avoir pour le royaume de désastreuses conséquences. Pas directement, en fait : l’heureux élu était – naturellement – un homme d’une grande beauté, vaillant au combat des armes comme à celui de l’amour, et d’une intelligence certaine. Il s’appelait Amaury de Lusignan, d’une antique famille poitevine que l’on disait issue de la fée Mélusine. Arrivé en Terre Sainte depuis plusieurs années déjà pour y accomplir son temps de pèlerinage armé, il y avait épousé la fille d’un premier lit de Baudouin de Ramla, l’éternel prétendant de Sibylle.