Lui n’avait rien à voir avec les manigances d’un Héraclius ou d’un Jocelin de Courtenay. Comme le roi lui-même, il se préoccupait d’une succession à laquelle il faudrait peut-être faire face un jour prochain, succession qui allait échoir à un bambin encore aux mains des nourrices. Pour l’aider à grandir il lui fallait un protecteur, donc pour Sibylle un époux qui sût lui plaire et naturellement soit aussi preux chevalier… Même s’il n’était pas follement intelligent, ce qui permettrait de suppléer à ses déficiences.

Un époux, la veuve de Guillaume de Montferrat ne demandait que cela. L’absence de son « fiancé » se prolongeant plus que de raison à son avis, elle accueillit avec plaisir l’apparition dans sa vie du jeune frère d’Amaury : Guy de Lusignan, sans doute l’un des plus beaux garçons qui soient au monde et que son aîné venait d’appeler à Jérusalem. L’incandescente jeune femme fut éblouie, tomba dans les bras de Guy dont elle fit son amant sans plus tarder ; après quoi, elle déclara hautement qu’elle avait l’intention de l’épouser et d’en faire son roi si par malheur son fils venait à mourir et si elle coiffait la couronne comme la loi de succession lui en faisait le devoir.

Un peu surpris du succès de son entreprise dont il n’imaginait pas qu’elle pût aller au-delà du rang de beau-père attentif pour un très jeune souverain, Amaury ne put s’empêcher de rire :

— Si Guion devient roi, alors moi je dois devenir dieu ! confia-t-il au Chancelier avec lequel, conscient de sa valeur, il entretenait d’assez bonnes relations. Mais avec l’aide du Seigneur, l’enfant vivra, j’espère, et nous n’en viendrons pas là !

Toujours est-il que le mariage était dûment béni et qu’il n’y avait pas à y revenir. Le jour même Guy de Lusignan était investi des comtés de Jaffa et d’Ascalon et le nouveau couple partit vivre une lune de miel torride sous les palmes du palais de Jaffa.

Pas plus qu’il n’avait eu le courage de lui reprocher l’élection d’Héraclius, Guillaume de Tyr ne commenta, pour Baudouin, son opinion sur ce mariage. Un autre événement le tourmentait davantage : toujours poussé par Agnès qui, durant des semaines, avait savamment distillé le poison, Baudouin avait pris en grippe Raymond de Tripoli accusé par la dame d’attendre sa mort avec impatience pour fondre sur Jérusalem et s’emparer de la couronne.

— Venu pour les fêtes du mariage, le comte Raymond a reçu l’ordre de repartir. Furieux – et on le serait à moins – il est allé s’enfermer dans son château de Tibériade, conclut Guillaume de Tyr en soupirant, et j’avoue que cela me tourmente. Surtout parce que cela révèle la puissance de l’emprise que Madame Agnès possède désormais sur l’esprit de notre sire. Elle ne cesse de ressasser que Tripoli a des accointances avec Saladin et, disons-le tout net, qu’il trahit. Ton retour, cependant, me rend un peu d’espoir…

— La haine de dame Agnès la rend peut-être clairvoyante : savez-vous qu’à Damas, chez le sultan, j’ai vu l’un de ses proches, le signor Plivani, reçu avec faveur ?

— Ah ! fit l’archevêque visiblement contrarié. Et tu en as conclu qu’il emploie les trêves pour avancer ses propres affaires et se concilier Saladin d’une certaine façon ?

— Qu’auriez-vous pensé d’autre à ma place ? C’était le jour même où tombait la tête du Maître des Templiers. À ce propos, qui a été investi de cette dignité ?

— Arnaud de Torroge, un homme âgé et plein de sagesse avec lequel nous n’aurons pas à redouter les excès de violence d’Odon de Saint-Amand, Dieu ait son âme ! Même les escarmouches quasi quotidiennes avec les Hospitaliers ont cessé. Ce qui est reposant. Tu vois, en cherchant bien, on arrive à trouver une bonne nouvelle, fit-il en se disposant à battre en retraite en direction de la chapelle, mais Thibaut n’en avait pas encore terminé avec lui.

— Encore un instant, par grâce, monseigneur ! Ne m’aviez-vous pas promis de m’expliquer comment Ariane se trouve à présent chez le roi avec la bénédiction de dame Agnès ?

— Bah ! Il n’y a pas grand-chose à expliquer. Je sais qu’un soir, après les fastes du mariage, elle est venue au palais, droit chez la mère du roi. Ce qu’elles se sont dit, je l’ignore, mais Agnès elle-même s’est chargée de ramener Ariane chez notre sire et tu as pu constater, de tes yeux, ce qu’il en est…

— Sans doute, sans doute ! Mais pourquoi a-t-elle quitté la princesse Isabelle ? Surtout pour revenir chez son ennemie ! Cela n’a pas de sens…

— Ça, mon garçon, il faudra le lui demander à elle. Moi je n’en ai pas la moindre idée !

Guillaume de Tyr semblait curieusement pressé tout à coup, ce qui fit penser à Thibaut que le saint homme était peut-être bien en train de pratiquer cet art si utile à un diplomate, et que la morale ne pouvait que réprouver : le mensonge. Ce qui lui donna grande envie d’insister, mais il savait que lorsque l’archevêque-chancelier voulait se taire, la pire torture ne l’aurait pas amené à composition. Restait à savoir pourquoi il lui mentait. Aussi décida-t-il de suivre son conseil et d’interroger la jeune fille qu’il trouva, dans la basse-cour, en train d’aider Marietta à étaler pour le sécher le linge qu’elles venaient de laver.

Elle le reçut avec sa grâce habituelle et ce sourire de bonheur qui semblait être devenu son expression normale, mais quand il posa – oh, très doucement ! – la question de son retour, elle détourna les yeux et revint à son panier de linge :

— Cela s’est fait simplement, dit-elle avec un haussement d’épaules. Je n’en pouvais plus de vivre loin de lui. Alors j’ai quitté Naplouse…

— Et personne ne vous a retenue ?

— Personne. Pourquoi l’aurait-on fait ?

Son comportement n’était pas plus naturel que celui du Chancelier et Thibaut perdit patience :

— Je croyais que nous étions amis ? fit-il avec une amertume mêlée de colère, et vous me traitez comme si j’étais une vague relation, presque un importun. Voilà un an que je ne sais plus rien de personne et j’ai peut-être le droit d’en apprendre un peu plus. Il s’est passé quelque chose entre vous et la reine Marie ?

— Absolument rien. Que vouliez-vous qu’il y ait ? Je vous l’ai dit, je suis revenue pour être auprès de mon roi. Je savais que son mal empirait et je ne pouvais en supporter l’idée.

— Et vous trouvez satisfaisant d’être allée droit chez dame Agnès en sortant de chez son ennemie qui vous avait accueillie ? C’est assez indigne, il me semble ?

Ariane devint très rouge et darda sur lui un regard étincelant de larmes :

— Si je voulais rentrer au palais, il fallait bien que je passe par elle. Après tout c’est elle qui est venue me chercher chez mon père ! En outre, gens et choses changent en un an et, croyez-le ou non, la reine et la princesse m’ont vue partir sans regrets ! À présent, laissez-moi et n’allez pas tourmenter le roi avec vos questions ! Il est assez malheureux comme cela ! Contentez-vous de reprendre votre place auprès de lui. En vous souvenant cependant qu’il est un grand malade et ne pourra sans doute plus combattre !

— Je ne reçois d’ordres que de lui ! clama Thibaut furieux. Et en fait de place, restez donc à la vôtre ! Il ne vous a pas épousée, que je sache ?

C’était une inutile cruauté qu’il regretta aussitôt, mais il avait trop d’orgueil pour songer à la moindre excuse parce que, en dépit de ce que venait de lui dire Ariane, il avait justement l’impression pénible de ne pas retrouver tout à fait sa place d’antan quand il était seul avec Marietta à partager l’intimité de Baudouin. Certes, nul – et le roi moins que quiconque – ne lui enleva son privilège de dormir dans la chambre royale mais il découvrit vite que c’était à présent l’empire des femmes et il s’en aperçut dès le lendemain de son retour. En dehors de Joad ben Ezrah accouru pour rétablir les modalités du traitement en fonction de l’état actuel du malade, quatre femmes se relayaient auprès de lui : Marietta et Ariane, bien entendu, mais aussi Thécla, la servante arménienne que Thibaut ne connaissait pas, et surtout dame Agnès qui venait plusieurs fois par jour, entourant son fils d’une tendresse qui n’avait jamais été aussi expansive. Baudouin y puisait du réconfort sans se rendre compte qu’elle utilisait sans vergogne son état de moindre résistance pour pousser des pions politiques, obtenir avantages et bénéfices pour ses fidèles tout en cherchant discrètement à écarter ceux qui pourraient s’opposer à son pouvoir quand la mort aurait fait son œuvre. C’est ainsi qu’au moment de la grave crise où Baudouin gardait à peine conscience et avait laissé s’accomplir la scandaleuse élection d’Héraclius, Adam Pellicorne avait été prié par elle et le Sénéchal son frère de se chercher un logis ailleurs sous le prétexte que, la nuit, ne devaient rester auprès du roi que des gens sûrs. Ce qu’il n’était pas, ayant appartenu à l’armée de ce comte de Flandre de détestable mémoire. Et quand, la crise passée, le roi s’était enquis de lui, on lui avait répondu qu’il était parti sans que l’on sache ce qu’il avait pu devenir… Ce qu’il crut sans hésiter.

— J’en ai eu peine, soupira Baudouin, parce que c’est toi qui me l’avais amené et qu’il s’était confié à moi, mais sans en être vraiment surpris. Il est venu en Terre Sainte avec une haute mission et sans doute est-ce à cause de cette mission qu’il s’est éloigné.

— Et cette mission, vous pouvez m’en parler ?

— Je n’en ai pas le droit, Thibaut. Tu dois le comprendre. Lui seul…

— Pourtant, quand je suis parti, il avait dit qu’il m’expliquerait. Peut-être reviendra-t-il un jour ?

Thibaut n’était pas certain d’y croire. Son amitié pour cet homme – son aîné de plus de dix ans – était née soudainement, simplement, et il n’avait jamais imaginé qu’un aussi joyeux compagnon pût cacher un secret si important qu’il ne l’avait pas partagé avec lui bien qu’il l’eût confié au roi. C’était bien, en un sens, puisqu’il avait élu Baudouin comme suzerain naturel, mais le jeune homme ne pouvait s’empêcher de penser que l’amitié vraie, la fraternité qui se noue dans les batailles et aux approches de la mort tissaient des liens dont le plus solide devait être la confiance ; mais peut-être Adam le trouvait-il trop jeune pour tout partager avec lui. Lui, en tout cas, savait bien qu’il eût confié à Adam sans hésiter, et même avec joie, le poids qu’il traînait depuis que Saladin lui avait formulé son étrange exigence : retrouver le Sceau de Muhammad perdu dans un puits de Jérusalem alors que, bien entendu, il n’en avait rien dit à Baudouin. Il lui semblait qu’à la lumière du solide bon sens du chevalier picard, l’affaire lui paraîtrait ou bien digne d’être examinée, ou bien – et c’était le plus probable – à classer au rang de ces missions impossibles où entre une large part de dérision que les princes proposent en sachant pertinemment qu’aucune réalisation ne viendrait se mettre à la traverse de leurs plans. En fait Saladin lui avait fait entendre que, tôt ou tard, il s’emparerait de Jérusalem sans que quiconque puisse s’y opposer.

Ainsi la disparition d’Adam ne faisait-elle qu’épaissir l’atmosphère nouvelle, trouble et étouffante dans laquelle Thibaut se mouvait un peu en aveugle. Certes, le cœur de Baudouin n’avait pas changé. Bien au contraire : il montrait à son écuyer une reconnaissance touchante de ce remède auquel à présent il se raccrochait et qui, contre toute espérance, commençait à donner des résultats : la fièvre diminuait, les forces revenaient. Cela permettait à l’héroïque garçon de paraître à nouveau au conseil, d’affirmer sa volonté, de régner enfin, mais, entre-temps, il lui fallait de longues heures de repos. Seulement il ne chassait plus, ne parcourait plus les collines à cheval, et si Sultan ne s’ennuyait pas trop à l’écurie, c’est parce que, sur les ordres de Baudouin, et avant le retour de Thibaut, Roger Le Dru, le chef de l’écurie royale, s’en occupait tout particulièrement et veillait à ce qu’il eût son content d’exercice. À la demande de Baudouin, Thibaut le relaya, trouvant dans ces rapprochements quotidiens avec le beau coursier un apaisement à son tourment intérieur. Jusqu’à ce matin, où, au moment où Roger le sellait pour lui, Jocelin de Courtenay pénétra dans la grande écurie et s’avança vers les deux hommes de ce pas alourdi qui était le sien depuis quelques mois. Sans même accorder un regard à son fils, il s’adressa au chef palefrenier de ce ton hautain dont il ne se départait jamais :

— Ah, je vois que tu selles Sultan ! Cela tombe à merveille, je venais justement le chercher.

Aussitôt Thibaut s’interposa, constatant avec un vif plaisir que son année de captivité l’avait fait grandir et qu’il dépassait désormais le Sénéchal :

— Personne ne touche au destrier du roi… à moins qu’il n’en ait donné l’ordre. Ce qui m’étonnerait !