— Et pourquoi donc pas ? Ne suis-je pas son oncle en même temps que le Sénéchal de ce royaume ? Ecarte-toi !

— Il n’en est pas question. C’est à moi que notre sire a confié Sultan afin de décharger un peu maître Le Dru. D’ailleurs vous ne pourriez pas le monter : vous êtes trop lourd pour lui et il ne vous supporterait pas ! Vous vous retrouveriez à terre.

Il n’ajouta pas que Jocelin lui semblait en trop mauvais état physique – sa peau était jaune, épaissie et ses yeux injectés de sang – pour maîtriser la fougue du magnifique animal.

— Je suis encore meilleur cavalier que tu ne le seras jamais, blanc-bec, fit-il avec son vilain sourire. Et d’ailleurs ce n’est pas moi qui le monterai, mais mon nouvel écuyer Géraud de Hulé : il monte comme un dieu !

— Avec sa figure de fille et ses yeux d’antilope, ricana Thibaut qui avait déjà aperçu le ravissant éphèbe dans le sillage du Sénéchal. De toute façon, monterait-il comme saint Georges en personne que ni lui ni vous ne toucheriez au cheval du roi !

— Idiot ! Tu ferais mieux d’essayer de t’accommoder avec moi. Il n’en a plus pour longtemps, ton roi, et tu auras besoin de ma protection quand il sera mort.

— Je n’ai besoin de votre protection ni maintenant ni dans l’avenir ! Mon épée me suffira toujours. Quant à l’état de notre sire Baudouin, voulez-vous gager avec moi qu’avant peu il reprendra Sultan !

— Remonter ? Sans mains ni pieds, car on dit qu’il ne lui en reste plus ? Mais tu as toujours été un rêveur !

— Moi, un rêveur ?

— Mais bien sûr. Ne rêvais-tu pas d’être prince, d’épouser la jeune sœur de ton maître ? J’ai ouï dire qu’il te l’avait même promise ?

Thibaut haussa les épaules :

— Je ne sais pas chez qui vous prenez vos renseignements, messire, mais si vous les payez, sachez que l’on vous vole. Jamais notre sire ne m’a rien promis de tel !

— Allons, tant mieux. Ainsi son prochain mariage ne te chagrinera pas. Il est passé de l’eau sous les ponts durant ton absence et le cœur de la ravissante Isabelle a parlé… dans le sens que nous souhaitions, dame Agnès et moi.

— Vous parlez par énigmes. Qui doit-elle épouser et quand ?

— Quand ? Pas tout de suite : il faut amener à composition l’ex-reine Marie et aussi le roi, mais lui ne pourra pas grand-chose…

— Me direz-vous enfin qui ? fit le jeune homme en s’efforçant de garder un visage impassible pour cacher la tempête qui se levait en lui.

— Le jeune Onfroi de Toron, le fils de dame Etiennette de Châtillon. Elle l’a rencontré au mariage de Sibylle avec Lusignan !

— Vous ne me ferez jamais croire que la reine Marie l’y a menée ?

— Pas elle, non, mais son époux, Balian d’Ibelin, qui en avait l’ordre… du roi ! Dame Agnès trouvait injuste que cette pauvre enfant soit continûment à l’écart de la cour et souhaitait faire plaisir à dame Etiennette, son amie. Je dois dire que l’ordre royal n’a pas été facile à obtenir, mais il était si malade alors que l’on a pressé les cérémonies par crainte qu’un deuil ne les empêche. Et la très jolie Isabelle est venue. Elle et Onfroi se sont vus et l’amour a fait le reste. Ces jeunes gens sont fous l’un de l’autre. Il est vrai que plus beau couple ne saurait se voir et que l’on a eu beaucoup de peine à les séparer. Elle devra attendre au couvent de Béthanie que sa mère vienne à composition, ce qui ne saurait tarder, et lui est reparti pour le Krak faire son métier de chevalier auprès de son beau-père. Je ne sais d’ailleurs s’il lui sera très utile car s’il est beau comme un dieu grec… Au fait, il te ressemble un peu… Et même beaucoup, car je le crois idiot !

— Je ne suis pas un idiot ! lâcha Thibaut furieux. Et Isabelle ne saurait en aimer un.

— C’est pourtant ce qu’elle fait ! Onfroi est tout juste bon à pincer les cordes d’une lyre en murmurant des chants d’amour, mais je crains qu’il se serve moins bien d’une épée. Un charmant pleutre !

— Un pleutre ? Le petit-fils du si vaillant Connétable, fit Thibaut dédaigneux. J’ai peine à le croire ! Et Renaud de Châtillon ne dit rien ?

— Il tient à ménager son épouse puisque c’est d’elle qu’il tient le fief et, au fond, les amours d’Onfroi servent sa politique… et la nôtre ; ainsi toute la descendance de ce pauvre lépreux est à présent entre nos mains. Alors, tu me le laisses, ce cheval ?

Thibaut allait répéter qu’il n’en était pas question, mais Roger Le Dru s’en chargea.

— Avec tout le respect que je dois au seigneur Sénéchal, dit-il, je ne permettrai jamais, tant que vivra notre sire le roi, que l’on s’empare d’un de ses chevaux. Surtout de Sultan ! Parce que c’est « mon » devoir !

— Bah ! Un peu plus tôt, un peu plus tard ! Je saurai attendre. J’ai toujours très bien su attendre !

Et son mauvais rire se perdit sous les hautes voûtes de la grande écurie.

Trois minutes plus tard, Thibaut enfourchait Sultan et se lançait au galop sur la route de Béthanie. Si Isabelle avait cessé de l’aimer pour en aimer un autre, elle allait devoir le lui dire elle-même. Il connaissait trop la perfidie de son géniteur pour attacher foi pleine et entière à ses paroles. Cet homme qui lui avait donné la vie semblait à présent s’être donné à tâche de la lui empoisonner. Il n’y réussissait que trop bien, car une colère furieuse grondait dans la poitrine de Thibaut quand il sauta de cheval devant la porte du couvent et se pendit à la cloche d’entrée. Pourtant cette rage l’abandonna quand on l’eut conduit au calme jardin d’herbes aromatiques piqué de grands cyprès noirs qu’entourait la fraîche galerie du cloître. Il régnait ici une telle paix que toute violence, même intérieure, devenait sacrilège et Thibaut sentit sa douleur s’endormir.


Mais celle qui vint à lui n’était pas Isabelle. C’était l’abbesse en personne dont la robe blanche et le voile noir s’avancèrent en balayant le thym, la lavande et la marjolaine. Une grande croix pectorale d’or marquait sa dignité et Thibaut fut à peine surpris de reconnaître, encadrés par l’austère guimpe blanche, non plus les traits de mère Yvette mais ceux d’Elisabeth de Courtenay, sa mère adoptive. L’élan de son affection faillit le jeter vers elle, mais elle était si imposante à présent dans sa nouvelle investiture qu’il plia le genou en courbant la tête :

— Très révérende mère !…

D’un geste vif, elle le releva et le tint, un instant, serré contre elle :

— Mon fils ! Dieu a permis que je te revoie et je ne cesserai de L’en remercier et de Lui demander de me pardonner de t’avoir pleuré trop vite. Comment vas-tu ? Tu as encore grandi… mais mûri aussi. Cette captivité fut si cruelle ?

— Ce n’était rien auprès de ce que je retrouve ici : mon roi aux mains de gens qui se partagent déjà ses dépouilles… et ce que l’on m’a appris d’Isabelle ! Pardonnez-moi, ma mère, car j’aurais dû d’abord vous demander mais…

— … mais c’est elle que tu voulais voir ? Et tu ne la verras pas… parce qu’elle ne veut pas te voir.

— Pourquoi ?

— Je crois qu’elle a un peu honte.

— Honte de quoi ? De ce nouvel amour dont on la dit possédée et qui me rejette loin d’elle ? C’est donc vrai ?

— Qui te l’a appris ?

— Mon… le Sénéchal ! Et avec quelle joie cruelle !

— Tu n’arrives plus à l’appeler ton père ? J’avoue que j’ai peine, moi aussi, à lui donner le nom de frère, comme le nom de sœur à la mère du roi. Les Courtenay étaient si grands, si nobles jadis, et maintenant… Pourquoi faut-il que le plus grand peut-être, le plus pur à coup sûr, soit affligé du plus affreux des maux ? Les voies du Seigneur sont souvent bien impénétrables…

— Mère, par pitié, oubliez un instant le roi et parlez-moi d’Isabelle !

— Que puis-je t’apprendre ? Qu’elle est désolée d’avoir laissé son cœur lui échapper pour aller vers ce jeune homme ? Cela ne te consolera pas. Et pas davantage le pardon qu’elle implore de toi. Elle est si jeune ! Et elle l’était plus encore lorsqu’elle te donnait sa foi. Un amour d’enfance que le temps balaye comme il arrive souvent…

— Pas toujours, ma mère, pas toujours ! Je sais que le mien jamais ne s’éteindra, que je l’aimerai tant qu’il me restera un souffle de vie… Mais je n’ai plus le droit de garder ceci.

D’un geste brutal, il arracha de son cou la mince chaîne retenant la bague qu’elle lui avait donnée et mit le tout dans la main d’Elisabeth :

— Je lui rends sa foi avec cet anneau. Priez-la seulement de ne pas le donner… à l’autre !

De nouveau, il mit genou en terre, prit le bas de la robe blanche de sa mère, y posa ses lèvres et s’enfuit en courant suivi par le regard désolé de l’abbesse. Elle avait cru à la fugacité d’un amour enfantin et découvrait qu’il pouvait engendrer la profonde douleur d’un homme.

En quittant le couvent, Thibaut descendit vers le Cédron et alla s’asseoir sous un saule après y avoir attaché Sultan. C’était un endroit qu’il aimait, où bien souvent il était venu pour le simple plaisir de regarder couler l’eau, de s’y tremper parfois avec l’impression délicieuse qu’elle emportait les souillures de l’âme aussi bien que la poussière du corps ; mais en ce jour de douleur, l’eau ne pouvait plus rien pour éteindre le feu empoisonné fait de colère, de chagrin, de jalousie aussi qui brûlait en lui. Alors et pour la première fois de sa vie il pleura…


La nouvelle arriva comme un vent de tempête : au mépris des trêves, Renaud de Châtillon venait de mettre à exécution un projet qu’il couvait de longue date afin de se venger enfin des seize années de captivité subies au fond des cachots d’Alep : rassemblant ses troupes il avait pénétré en Arabie, se dirigeant vers le Hedjaz afin de s’emparer de La Mecque. Il voulait anéantir les lieux saints de l’Islam, détruire la Kaaba, la pierre noire vers laquelle convergeaient chaque année tant de pèlerins, faire boire son cheval dans le Haram, la mosquée de Médine où le Prophète avait vécu, prié, enseigné. Il avait suivi la piste des pèlerinages qui, par Pétra, la Hisma et le désert du Nefoud rejoignait l’oasis de Teima, luxuriante entre toutes, qui était le « vestibule de La Mecque ».

Autrement dit, il était presque arrivé quand de mauvaises nouvelles lui parvinrent. Au Caire où il était retourné, Saladin apprit avec horreur ce que voulait Renaud et ses pigeons voyageurs s’activèrent, enjoignant à Farrouk shah, son neveu, gouverneur de Damas, de mener aussitôt une expédition contre les terres de l’irascible seigneur à l’orient de la mer Morte qu’il ravagea. Ce qu’apprenant, Renaud, la rage au cœur, renonça à son projet et revint sur ses pas pour défendre sa propriété. Il ne trouva pas Farrouk shah déjà replié en terre musulmane mais rencontra non loin de Kerak l’une de ces grandes caravanes que l’on envoyait de Damas en Egypte et qui étiraient sur des centaines de mètres un univers de richesses, d’hommes, de bêtes de somme transportant des tapis, des parfums, des tissus, des épices. Au mépris de tout droit, de toutes conventions, Renaud fondit dessus, massacra ce qui lui résistait, réduisit en esclavage les femmes et les enfants et engrangea la totalité des chargements, ce qui représentait une fortune de quelque deux cent mille besants.

Patient pour une fois, Saladin envoya demander justice à Baudouin. Celui-ci, avec l’énergie qu’il apportait toujours et quoi qu’il en soit lorsqu’il faisait son « métier de roi », somma Renaud de restituer les biens et les prisonniers au nom de la parole donnée.

Avec l’insolence de qui se sent trop sûr de lui, Renaud répondit qu’il n’en ferait rien et que, si le roi voulait qu’il rende ce qu’il avait pris, il n’avait qu’à venir le chercher lui-même.

La réponse, ce fut Saladin qui s’en chargea : il quitta Le Caire avec son armée et envahit la Transjordanie. Quand les étendards jaunes apparurent à son horizon, Renaud comprit qu’il avait été trop loin et se vit perdu. Alors, montant sur le donjon du Krak, il ordonna qu’y soit allumé un grand feu et que ce feu soit entretenu jour et nuit…

Du haut des remparts de Jérusalem, les guetteurs aperçurent ce feu et vinrent en avertir le roi. Baudouin n’hésita même pas : c’était un appel au secours, la contrepartie de celui qu’il avait allumé sur la tour de David avant Montgisard. Il convoqua Amaury de Lusignan et lui ordonna de rassembler tout ce dont il pouvait disposer en fait de troupes :

— Je serai avec vous à leur tête !

— Sire, objecta le Connétable, cela n’est pas possible. Ou alors vous ne me donnez pas votre confiance.

— Vous l’avez, pleine et entière, mais messire Renaud un jour m’a aidé à sauver ce royaume, je ne peux pas l’abandonner même s’il a eu tort. Rassurez-vous, je vais mieux. Je dois y aller. Cependant, pour éviter de vous tourmenter, je ferai le chemin en litière et ne prendrai mon destrier qu’en vue de l’ennemi !