— Sire, dit-il, ne peut-on empêcher cet homme de nuire ? Au palais patriarcal, il vit ouvertement avec sa concubine, cette Paque de Rivery que le peuple appelle la Patriarchesse !
— Il est élu, soupira Baudouin, et j’y suis pour quelque chose. Il est plus roi que moi dans la ville et, si j’y touche, il a le pouvoir de jeter l’anathème même sur moi… Rentrons, à présent ! Le navire est loin…
Sur l’horizon scintillant on ne voyait plus, en effet, qu’un petit point blanc qui allait basculer de l’autre côté. Le royaume venait de perdre son plus sage conseiller et Baudouin devinait qu’il ne le reverrait plus parce qu’il sentait que son corps misérable ne durerait plus longtemps et que la mort approchait…
Malheureusement, avec un adversaire de la trempe de Saladin, il aurait fallu que Baudouin puisse encore vivre à cheval. Au printemps suivant, Mossoul et surtout Alep, l’imprenable, tombèrent enfin, sapées par l’impéritie de leurs gouvernants, comptant peut-être un peu trop sur ce roi franc tant de fois venu à leur rescousse. Toute la Syrie musulmane appartenait à présent au sultan d’Egypte venu savourer son triomphe dans Damas. La grande silencieuse blanche explosa de joie.
L’honneur de Baudouin ne pouvait s’y résigner. Une fois encore, il ordonna le rassemblement de l’ost et se dirigea vers les fontaines de Séphorie. C’était en Galilée, au nord de Nazareth sur la route de Tibériade, le point où se réunissaient traditionnellement les forces des divers barons chrétiens. Là s’élevait, bien des siècles auparavant, la maison de Joachim et d’Elisabeth où Jean le Baptiste avait vu le jour, où Marie avait vécu trois mois de sa grossesse miraculeuse. Le lieu était sacré pour tout homme ayant reçu le baptême. C’est là pourtant que la lèpre terrassa le jeune roi…
C’était un matin glorieux cependant où les collines de Galilée, les pentes du mont Hermon se couvraient d’herbe neuve et de fleurs des champs, mais Baudouin brûlait de fièvre. Pourtant, il ne voulait pas lui céder et, rassemblant son courage, il voulut qu’une fois encore le chevalier au voile blanc apparaisse à ses hommes d’armes, à ses compagnons de combat. Mais alors que l’on venait de le hisser en selle, il poussa un cri qui était déjà un râle… et tomba à terre entre les jambes de Sultan. Quand on le déshabilla, on vit avec épouvante qu’une de ses jambes s’était amputée elle-même à la hauteur du genou…
On put croire, un moment, que la fin était proche. La crise était la plus terrible que le malheureux eût subie jusqu’à ce jour. Au château de Nazareth où on l’avait transporté, son état apparut si grave qu’Agnès, Sibylle et son époux accoururent. Tant qu’il lui restait un peu de conscience, il fallait obtenir de lui qu’il nommât un régent pour le temps de la minorité du petit Baudouin. Sibylle, qui se voyait déjà reine mère, se montra d’une éloquence inattendue. Profitant de l’absence de son beau-frère resté avec l’armée aux fontaines de Séphorie, elle réussit à persuader le malade des immenses qualités d’un époux dont elle était folle. Connaissant mal Guy de Lusignan et à peine lucide, Baudouin se laissa arracher la régence au bénéfice de ce benêt que la nature avait pourvu d’un physique hors du commun. La chose, à première vue, semblait normale puisqu’en même temps l’agonisant avait pris la décision d’associer au trône, comme cela se faisait couramment, le petit Baudouin qui allait lui succéder. Cela obtenu et profitant d’un léger mieux, Agnès ordonna que son fils fût ramené en son palais de Jérusalem tandis que le nouveau régent allait rejoindre le Connétable à la tête des troupes. En le voyant arriver, arrogant et vaniteux à souhait, celui-ci ne cacha pas ce qu’il pensait :
— S’il se mêle de commander, nous allons au désastre, soupira-t-il. Dieu protège le royaume !
L’avenir n’allait pas tarder à lui donner raison.
Cependant, à Jérusalem, alors que les grandes prières publiques bourdonnaient sur la ville et qu’au Saint-Sépulcre, le Patriarche, enchanté d’une circonstance qui lui évitait l’affrontement avec le roi, célébrait des messes dont l’hypocrisie devait écœurer Dieu, dans l’appartement au-dessus de la cour du Figuier, Baudouin, habité par une volonté surhumaine, surmontait encore une fois le mal qui le rongeait. La fièvre l’abandonnait et il retrouvait intactes conscience et pleine possession de son esprit. Se relayant sans cesse à son chevet, Thibaut, Marietta, Ariane, Joad ben Ezra et même Agnès, sous l’égoïsme de laquelle perçait une douleur vraie, avaient obtenu ce quasi-miracle. Mais à quel prix ! Incapable désormais de quitter son lit, jambes et bras devenus des moignons et presque aveugle, le roi répandait une odeur cadavéreuse que l’on combattait avec des baumes, des eaux de senteurs et des cassolettes où brûlaient tous les parfums de l’Arabie.
— Pour en arriver à un tel résultat, je me demande si nous avons eu raison de tant nous battre pour l’arracher à la mort, dit un soir à Ariane Thibaut qui songeait souvent à ce « remède » définitif remis par Maïmonide au moment de son départ de Damas. Une mort douce lui serait miséricorde…
— Peut-être, mais il ne la souhaite pas parce que le royaume, il le sait, a encore besoin de lui. Et moi aussi, je crois…
— Vous aussi ? gronda Thibaut. Oserez-vous me dire que réduit à l’état de cadavre vivant vous l’aimez toujours ?
— Je ne cesserai jamais de l’aimer parce que mon âme a reconnu la sienne, que nous avons été de tout temps destinés l’un à l’autre et que dans l’éternité même où je le rejoindrai un jour, nous resterons unis. C’est cela l’amour ! Celui que Dieu attend de nous.
Il la regarda avec une admiration où entrait une sorte d’amère jalousie. Plût à Dieu qu’Isabelle l’eût, aimé de cette façon ! Durant tout ce temps où il se dévouait pour son maître, il avait réussi à tenir son image à distance mais, à présent, elle revenait avec une ardeur accrue et empoisonnait ses songes. Qu’avait-il de plus que lui ce garçon inconnu pour qui elle avait tout brisé, tout abandonné, tout trahi jusqu’à accepter que des hommes d’armes envahissent son cher couvent pour l’emmener vivre ce nouvel amour au bord du désert de Moab ? À cela il n’y avait pas de réponse. Pourtant, il allait y en avoir une et qui ne tarderait guère.
Pendant ce temps, en effet, l’incorrigible Renaud de Châtillon ne restait pas inactif. Commis à la garde des confins du royaume, il n’avait pas participé aux dernières opérations militaires dans le Nord. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faisait rien. Bien au contraire : il avait tout simplement repris ses anciens projets sur les villes saintes de l’Islam : La Mecque et Médine, mais, cette fois, il entendait couper les chemins de pèlerinage aussi bien par la mer que par la terre. Pour ce faire, il avait concocté un projet proprement délirant : celui de s’emparer du corps du Prophète, de le mettre dans une caisse et de le rapporter à Kérak où les musulmans auraient pu être admis à venir le révérer contre monnaie sonnante et trébuchante, ce qui aurait assuré au seigneur d’Outre-Jourdain des revenus faramineux.
Pour s’assurer le contrôle maritime Renaud n’hésita pas à préparer des navires, à les faire transporter en morceaux et à dos de chameau jusqu’à Akaba où ils furent remontés puis lancés sur la mer Rouge vers les côtes d’Egypte et du Hedjaz, attaquant les navires musulmans, saccageant les ports, empêchant le départ des caravanes et arrêtant tout commerce sauf au seul profit de Renaud afin d’assurer aux fêtes du mariage de son beau-fils, Onfroi de Toron, avec la princesse Isabelle de Jérusalem un éclat exceptionnel…
La folle entreprise échoua, bien entendu, et l’éclat ne fut pas exactement celui que Renaud attendait.
Construit quarante ans plus tôt en dures roches volcaniques rouges et noires, immense et inquiétant sur le plateau qu’il couronnait, le Krak de Moab représentait l’une des plus formidables défenses de la Terre Sainte et pour la route des caravanes entre mer Rouge et Méditerranée, une menace permanente depuis que Renaud en était le maître. Percée seulement de quelques archères, une gigantesque tour quadrangulaire, foisonnante d’étendards, en était la pièce maîtresse, immense falaise au-dessus de la vallée, éperon menaçant contre le bleu du ciel. D’elle partaient les puissantes murailles coupées d’autres tours enfermant les œuvres vives du château : le grand « berquil » dont l’eau paisible reflétait le ciel, les écuries, la basse et la grande cour, les salles de fêtes où, ce jour-là, s’apprêtait le fabuleux banquet où prendraient place tout à l’heure les nobles invités venus souvent de loin et même de Jérusalem. Une fête fastueuse se préparait qui mettait le château sens dessus dessous. Des serviteurs couraient partout, des musiciens accordaient leurs instruments et l’immense cuisine bourdonnait comme une ruche en folie.
Dans l’appartement des dames, Isabelle, livrée aux demoiselles, venait de revêtir la somptueuse robe de brocart corail tissé d’or qu’elle quitterait le soir pour entrer au lit de son époux. C’était le signe du passage entre les jours insouciants de l’enfance et les responsabilités de la vie d’une femme, mais surtout entre les rêves solitaires et les réalités charnelles de l’amour. Des réalités que son corps d’à peine quinze ans appelait, puisque celui qui l’y mènerait était l’élu de son cœur et le plus beau chevalier qui soit au monde. Elle-même se savait très belle, digne de lui en tous points et les filles qui la paraient rivalisaient de louanges sur le couple qu’ils allaient former et la beauté des enfants à naître.
Elle avait aimé Onfroi du premier regard. Un peu surpris d’ailleurs, ce regard, à cause d’une ressemblance avec Thibaut de Courtenay qu’elle croyait si fort aimer. Comme lui, il était brun avec des yeux gris, mais ceux d’Onfroi, plus jeune il est vrai puisqu’il n’avait que dix-sept ans, ne reflétaient que le plaisir de vivre, une caressante douceur, alors que de durs reflets d’acier passaient dans ceux du bâtard. Puis Onfroi lui avait parlé, dit des choses ravissantes, chanté de beaux lais d’amour et, quand elle lui avait permis un premier baiser, ses lèvres avaient la douceur soyeuse, la rondeur épanouie d’un pétale de rose. Elle ne comprenait pas comment, tout à coup, elle avait cessé d’aimer Thibaut pour se promettre tout entière à Onfroi, subir la colère de sa mère, la tristesse de Balian, son beau-père, si noble et preux chevalier en qui elle retrouvait un véritable père, celle aussi d’Ariane qui ne saisissait pas que l’on pût si facilement changer d’amour et l’avait quittée pour cela, et parce que, ainsi faisant, elle se détournait de son royal frère et se rangeait parmi ses adversaires naturels.
Pourtant, il lui arrivait encore de penser à Thibaut, mais elle ne l’avait pas vu depuis si longtemps que son visage finissait par s’estomper. Un oubli assez confortable, au fond, et c’est pour le préserver qu’au couvent elle avait refusé de le rencontrer, n’avait même pas cherché à l’apercevoir parce que dans son idée, un peu bizarre peut-être, c’eût été manquer de loyauté à Onfroi. Il fallait bien avouer qu’elle n’était pas à moitié byzantine pour rien…
À présent, les demoiselles la couvraient de magnifiques bijoux, paraient ses longs cheveux bruns à reflets d’or d’un voile rouge tombant jusqu’à sa poitrine et le fixaient à l’aide d’un large cercle d’or enrichi de perles, de diamants et de rubis, mais leur joyeux babillage s’arrêta net : clamé par le plus puissant gosier du château, un cri venait de retentir sur le donjon :
— Alerte ! Alerte ! Les Turcs arrivent !
Ce n’était que la vérité. Sous les étendards jaunes et noirs, les guerriers musulmans déferlaient vers le château et la ville de Kérak à laquelle il était relié par un pont à deux arches franchissant un ravin. Saladin en avait assez des brigandages de Renaud et arrivait sur lui avec une armée et des machines de siège.
Dans le Krak, ce fut l’affolement, sauf chez le seigneur du lieu qui, après avoir examiné la situation, distribua ses ordres : d’abord démolir le lien entre le château et la ville, c’est elle qui allait recevoir le premier choc. Ensuite barricader le Krak avec interdiction d’en ouvrir les portes aux citadins qui voudraient s’y réfugier.
— Cela va nous laisser le temps de mieux nous préparer, conclut-il, et, en attendant, nous allons célébrer le mariage comme si de rien n’était. Nous avons grâce à Dieu des vivres en suffisance pour tenir longtemps.
— En temps normal peut-être, objecta son épouse, mais nous avons de nombreux invités…
— Qui seront autant de défenseurs supplémentaires puisqu’il n’est pas question de les mettre dehors. Quant au mariage de votre fils, tout est prêt et je ne vois aucune raison de le différer. Que le cortège se forme et que l’on se rende à la chapelle !
"Thibaut ou la croix perdue" отзывы
Отзывы читателей о книге "Thibaut ou la croix perdue". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Thibaut ou la croix perdue" друзьям в соцсетях.