L’horreur des dernières paroles effaça la surprise merveilleuse suscitée par le si beau nom maternel :

— Un bâtard ! Je suis un bâtard ?

— J’en suis bien un, moi ! Et jamais n’en ai senti de honte. Dans les familles princières, tu sais, c’est chose presque normale et les enfants sont tous élevés ensemble.

— Peut-être, mais moi je préfère être l’honnête fils d’un honnête mariage et non le rejeton, fût-elle reine, d’une p…

La main de Thibaut durement appliquée sur sa bouche étouffa le mot insultant :

— Tais-toi ! Pour juger il faut savoir et tu ne sais rien encore. Jamais je ne te permettrai de salir ta mère. C’est une belle et douce princesse pour qui l’amour de ton père a été le seul rayon de bonheur dans le genre de vie que l’on mène quand, par raison d’État, on est mariée à une brute. Avare, lâche et époux exécrable, tel était Bohémond le Borgne. Tel il est peut-être encore pour son malheur à elle !

— Vit-elle toujours ?

— Elle pourrait car elle doit avoir trente-huit ans, mais je ne sais s’il faut le souhaiter.

— Et… celui qui m’a engendré ?

Le détour et le ton raide firent sourire Thibaut :

— Je conçois que tu ne parviennes pas à lui donner le nom de père mais pour aujourd’hui tu n’en sauras pas davantage.

— Pourquoi ?

— Parce que je pense que le temps n’est pas encore venu et que…

Une nouvelle toux lui coupa la parole et le plia en deux. La fumée dégagée par une bûche moins sèche que les autres l’incommodait visiblement. Renaud courut à la porte, l’ouvrit toute grande puis, à l’aide d’une pelle trouvée dans un coin et d’un morceau de bois, ôta la bûche coupable et la jeta dehors. Après quoi il referma et alla chercher le pot de miel, mais le vieil homme refusa : il réclama d’abord un peu d’eau, puis, l’accès se calmant, il se leva et soutenu par son bâton marcha vers l’espèce de boursouflure accolée au mur de la tour et qu’il appelait la resserre.

— Assiste-moi ! dit-il.

Plus encore qu’autour de la croix, il y avait là des paquets d’herbes qui séchaient pendues à une longue perche appuyée sur deux pierres du mur. Il y avait aussi sur une planche des pots, des fioles portant des inscriptions latines.

— En Orient, j’ai appris à soigner bien des maux. Les maisons templières ont toutes leur apothicairerie et il faut bien avouer que nous avons beaucoup appris des médecins arabes… ou juifs…

— Des infidèles ? s’écria Renaud horrifié.

— Pourquoi pas ? Ils ne sont pas que des guerriers, mais aussi de grands sages et entre les combats il y avait de larges ères de paix pendant lesquelles on se rapprochait. Souvent parce que chacun pouvait reconnaître la valeur de l’autre. Et puis aussi, il faut bien le dire, parce que là-bas la façon de vivre est infiniment plus agréable que dans nos pays du Nord. Ne me regarde pas de cet air ahuri ! Je n’ai jamais eu commerce avec le Malin mais, à ma petite échelle, j’ai appris bien des choses. Sans pour autant prétendre au rang de médecin. Vois-tu, j’ai toujours aimé les plantes, les fleurs qui sont nées d’un sourire de Dieu et cela m’a permis d’apaiser des souffrances. Tiens, voici de la bardane qui est bonne pour les maladies de la peau, la bistorte pour les flux du ventre, le sureau dont l’écorce, les fleurs et les baies peuvent soigner beaucoup d’indispositions, la valériane qui apaise les nerfs. Et ceci c’est du « pas-d’âne » qui, en décoction, apaise la toux…

— Pourquoi n’en prenez-vous pas, alors ?

— Parce que je suis un vieil imbécile qui a laissé passer le temps sans en préparer. Peut-être parce que je me sentais un peu mieux. Mais je vais en faire tout de suite…

Il prit de l’eau dans un petit pot, y jeta une grosse pincée d’une herbe grisâtre et mit le tout sur le feu.

— Est-ce mieux que le miel ? demanda Renaud en fronçant le nez comme un chien qui flaire.

— Oui, dans un sens, mais il ne faut pas en prendre trop. En outre, la plante comme le miel ne sont que palliatifs. Le mal est plus profond en moi et je sais qu’il est sans remède. Mon poumon est rongé par une bête malfaisante qui aura le dernier mot…

— Et l’on ne peut tuer cette bête ?

— Non. Elle fait partie de moi à présent et en la tuant on me tuerait. Ce serait rapide, évidemment, mais dommage car la douleur est salutaire pour qui a beaucoup péché. Dieu me pardonnera davantage si j’ai beaucoup souffert…

— Et vous souffrez en ce moment, affirma Renaud sans crainte de se tromper en voyant des gouttes de sueur perler aux tempes dégarnies et autour de la bouche qui prenait une curieuse teinte de cire. Vous devriez vous étendre. Il est vrai que cette couche ne doit pas apporter grand apaisement, ajouta-t-il en considérant d’un œil sévère la planche nue où reposait le vieil homme. Laissez-moi l’arranger un peu !

Il cherchait déjà de la paille pour confectionner une sorte de matelas mais Thibaut l’en empêcha :

— Non. Je dors dessus depuis si longtemps que les coussins les plus moelleux me seraient une gêne. Cependant je vais m’étendre et prier. Il arrive que le sommeil me soit donné pendant l’oraison. Mais auparavant…

Il marcha vers l’angle le plus obscur de sa tour et arrivé là se retourna :

— Viens m’aider ! fît-il tristement après un effort infructueux. Il me semble que je n’ai plus de forces…

Sur ses indications, Renaud ôta deux grosses pierres derrière lesquelles il y avait un espace d’où il tira un paquet enveloppé d’une forte toile et le déposa sur la table.

— Ouvre-le ! ordonna Thibaut.

Renaud dénoua la cordelette qui maintenait l’ensemble, rabattit les pans de toile auxquels s’attachait une odeur ancienne et indéfinissable, et découvrit une pile de parchemins presque aussi fins que du vélin. Ils formaient des cahiers de plusieurs feuilles reliées par des brins de chanvre tordus ensemble, passés dans des trous et noués. Tous couverts d’une écriture bien formée et facilement lisible. C’était en quelque sorte un livre sans couverture et sans titre, sauf deux dates : 1176-1230.

Le vieux chevalier posa sur l’ouvrage une main restée belle, exempte des nœuds cruels qui, avec l’âge, déforment et boursouflent les jointures :

— J’ai écrit tout cela pour toi. Il y a là… ma vie et ce que le destin lui a apporté de secrets qui te seront, je l’espère, bénéfiques. Il y a aussi ce que je sais de ta naissance. Tu dois le lire maintenant afin que le pécheur que je suis puisse s’en aller vers la paix divine. Ensuite je te donnerai les moyens de forger l’anneau qui rattachera ta vie à ce que fut la mienne, la vraie, aux lieux et temps où elle s’est arrêtée… Lis, mon enfant, lis !

Une sorte de solennité donnait à ces paroles un étrange relief. Impressionné, Renaud aida le vieil homme à s’étendre sur sa rude couche, lui fit boire un gobelet de tisane à laquelle il avait ajouté un peu de miel, remit du bois dans le feu, puis s’installa sur un grossier tabouret fait d’un tronçon d’arbre et de trois branches égalisées devant une planche posée sur des tréteaux. La lumière qui descendait comme une bénédiction de l’étroite ouverture sous laquelle il était assis avait à présent une douceur inattendue. Sa froideur hivernale se teintait d’or léger comme si le soleil tentait de venir jusqu’à lui.

Renaud leva vers elle un regard plein de gratitude, traça sur lui-même le signe de la Croix puis avec le même respect que s’il s’agissait d’un évangile mais avec beaucoup plus de curiosité, il commença sa lecture…


« Venu finir ma vie dans cette terre ancestrale à laquelle je me sens tellement étranger et n’attendant plus de la divine miséricorde que le temps d’achever l’ouvrage que j’entreprends aujourd’hui pour l’édification de celui qui est l’enfant de mon cœur, je vais essayer de retracer ce que fut ma vie. Non parce qu’elle a été celle d’un homme illustre ou d’un important personnage : je n’en fus jamais rien, mais parce qu’elle a côtoyé tant de grandeur et de lâcheté, tant de gloire et de misère, tant de lumière et d’obscurité, tant d’abîmes et de sommets, tant de secrets et d’évidences qu’il faut bien, à la fin, que je dépose ici ce fardeau.

Que l’Esprit-Saint me vienne en aide et que Dieu, avant de me pardonner, tourne Sa face glorieuse vers ceux, vers celles dont j’ai par grand amour ou grande nécessité partagé ou suscité le péché !

Je m’appelle Thibaut de Courtenay et je porte les armes illustres d’une très ancienne famille du Gâtinais essaimée en Terre Sainte au temps de la croisade menée par Godefroi de Bouillon qui nous donna Jérusalem. Et même si la barre senestre proclame à tous que je suis un bâtard, cela ne m’a jamais empêché de les mener au combat avec orgueil – bien légitime lui ! – bien que mon père… Mais j’y reviendrai en temps voulu…

Au moment de ma naissance, survenue à Antioche, la belle cité de l’Oronte, à l’automne de l’an 1160 du Seigneur, mon père Jocelin III de Courtenay n’était plus que comte titulaire d’Edesse et de Turbessel sans plus rien en posséder. La perte d’Edesse ne lui incombait pas mais à son père, Jocelin II, homme incapable et faible parce que trop ami des plaisirs. La belle comtée du nord de la Syrie lui avait été enlevée en 1144 par l’émir de Mossoul, le redoutable Zengi. Il lui restait encore, cependant, quelques forteresses dont Turbessel, la riante, où il se plaisait particulièrement mais, homme vantard et de peu de jugeote, il trouva distrayant de narguer Nur ed-Din, le puissant atabeg d’Alep. Une nuit de mai 1150, alors qu’il se rendait de Turbessel à Antioche pour y conférer avec le Patriarche, une embuscade qui traquait volontiers les voyageurs attardés vint à bout de sa petite escorte sans d’abord savoir qui en était le chef. Ce fut un Juif qui, l’ayant reconnu, révéla son identité et il fut conduit devant Nur ed-Din qui le chargea de fers et le mit en dure prison. Il l’y tint jusqu’à sa mort survenue neuf ans plus tard. Un sursaut d’honneur et de dignité lui aurait fait préférer le supplice à l’abjuration d’une foi chrétienne qui ne semblait pourtant pas l’occuper beaucoup jusque-là mais les voies du Seigneur sont impénétrables. Pendant cette absence qui ne devait jamais finir, son épouse – ma grand-mère Béatrice, dame de Saône – s’efforça de garder Turbessel et ses autres terres des bords de l’Euphrate tout en achevant d’élever son fils, Jocelin le jeune. La tâche était trop rude pour elle, le fief se trouvant aux avant-postes du royaume franc de Jérusalem dont les souverains, en dépit de leur valeur, ne pouvaient accourir sans cesse aux quatre coins de leurs domaines pour secourir tel ou tel baron coupable de n’avoir pas respecté les traités. À cette époque, en effet, une sorte d’équilibre s’était établi, sous la forme d’une longue trêve conclue entre le roi de Jérusalem et l’atabeg de Damas. Ainsi il était admis que les troupeaux damasquins puissent être menés paître aux sources du Jourdain, dans les belles prairies entourant la ville de Panéas. Or, les cavaliers gardant ces troupeaux montaient de magnifiques chevaux qui suscitèrent la convoitise des Francs de la région qui s’en emparèrent par surprise en massacrant les gardiens. Le butin que l’on ramena vers Jérusalem fut énorme mais les lois de l’hospitalité, sacrées en Orient, étaient violées et la guerre se ralluma qui allait durer trente ans…

Pour en revenir à dame Béatrice, une solution fut trouvée que l’on crut satisfaisante : remettre contre dédommagement les fiefs menacés aux Byzantins et un accord ferme fut alors passé avec l’agrément du roi de Jérusalem qui se nommait Baudouin III. Et furent remis terres et châteaux mais une partie de la population refusa de passer sous la férule grecque et un long, un pénible exode s’ensuivit des rives de l’Euphrate jusqu’à Antioche et la côte. La comtesse Béatrice partit avec ses enfants : son fils devenu Jocelin III et ses deux filles : Agnès et Elisabeth, et s’en vint à Antioche où tous reçurent grand accueil.

C’est là que je fis mon apparition. Comme tous les Courtenay, le comte Jocelin était d’une grande beauté et rencontrait peu de cruelles. Il eut un caprice pour une jeune Arménienne orpheline, de noble famille, vivant à la cour d’Antioche sous la protection de la princesse Constance qui en était la souveraine. Elle se nommait Doryla et c’est tout ce que je sais d’elle car elle mourut en me donnant le jour. Mon père n’ayant jamais eu la moindre intention de l’épouser, ce lui fut un grand soulagement et il se laissa convaincre de me reconnaître mais sans que je puisse jamais prétendre à sa succession, celle-ci étant réservée à ses enfants légitimes lorsqu’il lui plairait de se marier.

Ce fut Elisabeth, sa plus jeune sœur, qui se chargea de moi et me montra une tendresse de mère. Elle se destinait à Dieu mais retarda son entrée au couvent afin de se consacrer à cet enfant qui lui tombait du ciel. Elle était belle et douce et sage, et je garde au fond du cœur le souvenir d’une petite enfance épanouie dans la lumière de son sourire et de son regard tendre…