— En France ? Elle serait en France ? Mais où ?
— Cela, je l’ignore et beaucoup d’autres avec moi. Seul Bernard de Clairvaux, mort il y a une trentaine d’années, et une toute petite poignée de fidèles l’ont su, mais ce qui est certain, c’est que la mission a bien été remplie. Bernard de Clairvaux lui-même l’a en quelque sorte proclamé lors du concile de Troyes réuni – chose incroyable car cela ne s’était jamais vu ! – pour la fondation officielle en 1128, de l’ordre du Temple dans les Préliminaires de sa Règle : « Bien a œuvré Dame Dieu(18) avec nous et Notre Sauveur Jésus-Christ, lequel a mandé ses amis en la Marche de France et de Bourgogne(19)… » Autrement dit : la mission a réussi. Les choses auraient dû normalement en rester là mais, quand le texte en langue hébraïque des Tables a été déchiffré, on s’est aperçu qu’en fait le Grand Prêtre et ses assistants s’étaient montrés encore plus habiles qu’on ne l’imaginait, car il ne s’agissait pas des inscriptions faites par Dieu lui-même, mais d’une simple transcription d’un passage du Livre des Psaumes. À la gloire de Dieu, sans doute, mais rien d’autre !
— Comment est-ce possible ? Ils ont enlevé les Tables de l’Arche ?
— Exactement. Ils ont pensé, non sans raison, que si les Romains parvenaient à trouver le coffre d’or qu’est l’Arche avec à l’intérieur des plaques de pierre gravées, ils ne chercheraient pas plus loin. Et ils ont emporté les vraies Tables… ailleurs.
— Bien sûr on ne sait pas où ?
— Eh non ! Ce que demandait la lettre codée de l’évêque, c’était justement si à Jérusalem on avait une idée quelconque de l’endroit où elles pouvaient se trouver. Seulement, même frère Gondemare ne le savait pas et, après un séjour de quelques mois, il m’a renvoyé en Europe avec une nouvelle lettre, de sa main cette fois. Je suis donc revenu à Puiseux, mais cette histoire m’était entrée dans la tête et s’y accrochait en me tourmentant. Au point qu’après quelques années de réflexion sur ce qu’avait appris le vieux Templier, j’ai voulu revenir en Terre Sainte pour continuer de chercher. Revenir était facile : il suffisait de demander à être transféré, mais je voulais aussi être libre. Or, au Temple, les frères vont par deux. Je suis donc retourné près de l’évêque de Laon – au fait, il s’appelle Gérard de Mortagne – et il a tout aplani pour moi. J’ai découvert alors qu’il était plus puissant que je ne l’imaginais, que l’Ordre comportait une hiérarchie secrète, qu’il en était l’un des chefs… et qu’il désirait toujours autant mettre la main sur les vraies Tables. J’ai donc quitté la Commanderie, autorisé à revenir dans le siècle, et, le comte de Flandre se disposant à partir, je l’ai rejoint avec d’autres chevaliers du Vermandois. Mais j’étais investi aussi d’une dignité secrète me permettant d’entrer comme je le voulais dans les templeries de Terre Sainte : celle de Visiteur, grâce à laquelle je pouvais aller partout, fouiner partout. Vous savez la suite puisque nous nous sommes rencontrés à Belin…
— Pas tout à fait ! Pourquoi avoir accepté d’entrer au service du roi Baudouin ? Cela vous éloignait du lieu de vos recherches ?
— Moins que vous ne le pensez car, au palais, il y a la tour de David, le roi David dont on ne sait où se trouve le tombeau. Et l’une des idées de frère Gondemare était que peut-être cette sépulture inconnue et les Tables pouvaient s’être rejointes. Habiter le palais était donc d’un grand intérêt pour moi et je crois bien en avoir exploré tous les dessous, toutes les basses-fosses et tous les souterrains. Et puis – soudain la voix d’Adam Pellicorne, paisible et unie jusque-là, se chargea d’émotion jusqu’à se coincer sur un sanglot retenu –… je vous l’avoue en toute simplicité, ce garçon héroïque, ce martyr couronné qui a su vivre à cheval une si longue agonie, je l’admirais du plus profond de mon cœur, et je l’aimais. Il a vécu ce calvaire au milieu d’une bande de fauves aux dents longues. Alors les Tables me sont apparues moins importantes que sa protection, que l’aider dans la mesure de mes faibles moyens à poursuivre sa volonté de régner envers et contre tout. Je ne lui ai rien laissé ignorer de ce que j’étais et je serais resté auprès de lui jusqu’au bout si l’on ne m’avait chassé. Alors je suis retourné au Temple. D’autant plus volontiers qu’Odon de Saint-Amand n’y était plus. Avec un homme de ce caractère, tout Visiteur que j’étais, j’eusse été tenu en laisse dès le premier instant. Voilà, mon ami, vous savez tout, vous aussi. À présent, il vous reste à décider de votre propre avenir. Celui que je vous offre avec la protection d’un Ordre tout-puissant, c’est-à-dire la quête des Lois du Seigneur, vous paraît-il digne de vous y engager ?
Thibaut se leva :
— Je vous suis, dit-il simplement. Mais serai-je accepté ?
— Vous l’êtes déjà !
Et « frère Adam » se mit en marche à travers la vaste esplanade avec celui qui allait devenir « frère Thibaut ».
Le Maître qui avait succédé au vieil Arnaud de Torroge était le Sénéchal du Temple, c’est-à-dire l’un des deux plus hauts dignitaires après le Maître. C’était aussi ce Gérard de Ridefort dont Thibaut avait entendu le nom pour la première fois prononcé devant Saladin par Odon de Saint-Amand. Cet ancien chevalier errant, ce Flamand vindicatif n’était entré au Temple que par dépit et par le hasard d’une blessure reçue au cours d’un engagement. Soigné dans l’une des infirmeries de l’Ordre, il y était resté et, par cautèle plus que par vaillance affichée, y avait fait son chemin rapidement avec, au fond du crâne, une seule idée fixe : acquérir assez de pouvoir pour arriver à se venger un jour du comte de Tripoli, son ancien maître qui lui avait refusé, après la lui avoir promise, la main d’une princesse pour la donner ensuite à un marchand pisan. Il ne pensait qu’à cela. C’est dire qu’une fois élu, il s’occupa beaucoup moins de la vie intérieure du couvent que de ce qui se passait au palais royal et dans les intrigues de cour. L’arrivée d’un nouveau frère portant un grand nom, quoique bâtard, dont tous savaient qu’il avait été le fidèle écuyer de ce roi que tout Jérusalem pleurait ne pouvait que lui convenir. En outre, ce garçon n’avait jamais approché de près Raymond de Tripoli, dont longtemps Baudouin IV s’était défié. Et Ridefort était suffisamment intelligent sinon pour admettre, du moins pour comprendre que, si la régence revenait à son ennemi, c’était uniquement grâce à l’incroyable incapacité du mari de Sibylle. Restait à la lui arracher, fût-ce au détriment du royaume. Aussi Thibaut fut-il intronisé d’autant plus vite que les derniers combats avaient éclairci les rangs.
Conduit par Adam, Thibaut pénétra dans ce monde clos aux règles exigeantes mais qui, pour lui, n’avaient rien d’effrayant. Durant des années n’avait-il pas mené, auprès de son roi malade, une vie quasi monacale ? La grande différence avec tout autre monastère était que, voués sans partage au service de Dieu, les Templiers étaient avant tout soldats et que, si faisant vœu de pauvreté ils ne possédaient rien en propre, ils étaient équipés mieux que de riches chevaliers. Leurs armes étaient de qualité et, bien souvent, Thibaut avait admiré l’élégance de leurs escadrons, en grands manteaux blancs frappés d’une croix rouge, manœuvrant comme un seul homme sur leurs chevaux aux robes appareillées sous leur célèbre bannière mi-partie noire et blanche que l’on appelait le gonfanon Baucent. Leurs armes étaient étincelantes, les cuirs de leur harnachement cirés à miracle. Seules les différenciaient les couleurs de leurs barbes (les Templiers étaient tous barbus et leurs cheveux coupés très court, presque ras) mais quand, dans le combat, le heaume conique à nasal emboîtait leurs têtes, il n’était plus possible de les différencier car de signes distinctifs ils n’avaient point.
Certes, leur vie était monacale dûment réglée par les heures de prière, mais leur nourriture – dont ils devaient toujours laisser une belle part aux pauvres – était abondante et variée, comme il convient lorsque l’on pratique le dur métier des armes. Leur maison qui avait été mosquée puis palais était superbe. Quant à leurs écuries, peut-être les plus belles qu’il y eût au monde, elles pouvaient contenir deux mille chevaux. Et Sainte-Marie-des-Latins, leur église tout juste terminée remplaçant le Dôme de la Roche, nettement trop petit, était un modèle de pureté romane et de splendeur byzantine.
Pendant huit jours Thibaut reçut l’enseignement d’Adam. D’ores et déjà on lui avait attribué une cellule dans le bâtiment, situé entre le palais et l’église, où se trouvaient les dortoirs des frères. Elle était étroite, meublée d’un escabeau, d’un bahut, d’un lit de bois muni d’une paillasse, d’un traversin, de draps et d’une couverture. Reçu chevalier, il aurait droit à une carpette ou couvre-lit(20), mais au fond, pour lui qui durant des années avait dormi sur un matelas au pied du lit de Baudouin, cette petite chambre était presque du luxe. Les sergents d’armes – ils étaient environ six ou sept cents pour trois cents chevaliers – logeaient en commun dans de longues salles où s’alignaient les lits.
Ville dans la ville, la maison chevetaine comportait aussi la Maréchaussée – l’armurerie en quelque sorte ! –, la grosse forge, la ferrerie et la cheveterie, celle-ci pour tout ce qui concernait la bourrellerie, la draperie et la parementerie, enfin ce qui constituait le domaine du Commandeur de la viande : cuisines, bouteillerie, four à pain et aussi poulailler, porcherie et jardin potager. Sans compter, bien sûr, l’infirmerie et son jardin d’herbes médicinales exceptionnellement riche.
Vint enfin le jour où, dans l’église, resplendissante de ses fraîches couleurs et des centaines de cierges allumés qui rassemblait le chapitre, Thibaut à genoux, un gros livre des Évangiles posé sur ses deux mains ouvertes, prononça en présence du Maître et de la communauté le serment qui allait le lier au Temple et qui ne faisait que reprendre les nombreuses questions qu’on lui avait posées précédemment.
— Beau frère, commença le chapelain, à toutes les demandes que nous vous avons faites, veillez bien à nous avoir dit la vérité car, si peu que vous en ayez menti, vous en pourriez perdre la maison où Dieu vous garde. Or, beau frère, entendez bien ce que nous vous disons. Promettez-vous à Dieu et à Notre-Dame, désormais et tous les jours de votre vie, d’obéir au Maître ou quelque commandeur que vous aurez ?
— Oui, sire, s’il plaît à Dieu.
— Encore promettez-vous à Dieu et à Madame Sainte Marie que, désormais, tous les jours de votre vie, vous vivrez chastement de votre corps ?
— Oui, sire, s’il plaît à Dieu.
— Encore promettez-vous à Dieu et à Notre-Dame Marie que vous, désormais tous les jours de votre vie, vivrez sans avoir rien en propre ?
— Oui, sire, s’il plaît à Dieu.
La liste était longue qui engageait Thibaut à servir l’Ordre en toutes choses et en tous lieux, à ne faire tort à personne ni par ses conseils ni par ses actes, à ne jamais quitter l’Ordre pour un autre à moins d’en avoir été exclu.
Enfin, frère Gérard, autrement dit le Maître, à son tour et après s’être recueilli un instant, prononça l’entrée de Thibaut dans l’ordre du Temple de Jérusalem :
— « Nous, de part Dieu et par Notre-Dame Sainte Marie, et par Monseigneur Saint Pierre de Rome, et de par notre Père le pape et par tous nos frères du Temple, nous vous admettons à tous les bienfaits de la maison qui lui ont été faits depuis son commencement et qui lui seront faits jusqu’à sa fin… Et aussi admettez-nous à tous les bienfaits que vous avez faits et que vous ferez. Et ainsi nous vous promettons du pain et de l’eau, et la pauvre robe de la maison, et beaucoup de peine et de travail. »
Le Maître prit ensuite une cape blanche frappée de la croix rouge, vint la poser sur les épaules du nouveau frère et en noua les cordons autour de son cou. Après quoi, le frère chapelain entonna le psaume « Ecce quam bonum et quam jucundum habitare fratres… ». Il dit ensuite l’oraison du Saint-Esprit et toute l’assemblée récita à haute voix le Pater Noster. Ensuite le Maître et le chapelain posèrent, sur la bouche du nouveau venu, le baiser d’hommage féodal(21)…
Ainsi tout était accompli et Thibaut de Courtenay appartenait désormais à cette confrérie puissante et redoutable qui ne se reconnaissait pour maîtres que Dieu, Notre-Dame sous le vocable de laquelle se trouvaient ses églises, et le pape, rejetant le pouvoir temporel de n’importe quel souverain, fût-il roi ou empereur. Ce qui n’était pas à dédaigner.
Cependant, au sortir de l’église, il se sentait un peu étourdi. Dans la salle du Chapitre qui faisait suite au sanctuaire, il reçut les félicitations de toute la communauté après qu’on lui eut fait connaître l’étendue de ses devoirs et obligations… immense et un peu terrifiante. Frère Adam, devenu – par faveur spéciale et pour l’avoir demandé – son compagnon d’existence puisque les Templiers allaient par deux, apaisa quelque peu ses craintes :
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