— Ne vous effrayez pas ! La règle a été dictée par Bernard de Clairvaux que l’on appelle à présent saint Bernard : elle est l’œuvre d’un homme d’une grande austérité et d’une extraordinaire pureté de vie, mais je peux vous assurer qu’il y a tout de même des accommodements…

— Vous en êtes certain ? Je commençais à me demander si j’avais eu raison de vous écouter et si les dangers qui me menacent en ce moment n’étaient pas préférables à une règle aussi étouffante. Au moins je les aurais courus au grand air ! Et sans être obligé de réciter des centaines de prières !

Adam se mit à rire de si bon cœur que Thibaut sentit le sien s’alléger :

— De grand air je peux vous assurer que vous ne manquerez point. Quant aux rigueurs de la loi – dans cette maison-ci tout au moins –, je peux vous certifier que, si vous respectez le principal, vous n’en souffrirez pas. Voyez plutôt le Maître ! Savez-vous qui est son meilleur ami ?

— Comment le saurais-je ?

— Je ne vois pas comment en effet. Vous avez vécu tellement loin de tout ce monde ! Eh bien, c’est ce cher Héraclius, tout simplement.

— Vous voulez rire ?

— Oh non ! Cela n’a rien de drôle, d’ailleurs. Ce serait même assez triste mais – que voulez-vous ? – qui se ressemble s’assemble. Allons, passons à présent à table ! Voilà la cloche qui sonne. Vous verrez que vous y serez aussi bien traité qu’au palais. Mieux peut-être parfois…

Jusqu’à son admission, Thibaut avait pris ses repas dans sa cellule de façon à esquisser une sorte de noviciat mais, en pénétrant dans le réfectoire que les Templiers nommaient toujours le palais, il eut une exclamation admirative : la vaste salle voûtée sur de puissantes colonnes était entièrement décorée de trophées pris à l’ennemi et entretenus à merveille. Ce n’étaient que heaumes damasquinés, épées et lances étincelantes, boucliers ronds peints et ciselés, cottes de mailles dorées et bannières vertes, jaunes ou noires, le tout disposé sur les murs en faisceaux harmonieux. Le long des murs, des tables nappées de blanc étaient préparées sur les dalles jonchées de feuilles de roseaux comme dans n’importe quel château et abondamment servies par les écuyers des chevaliers. Seule la grande croix placée au-dessus du siège du Maître rappelait que cette salle somptueuse était celle d’un couvent. Et aussi le silence qui y régnait car la règle défendait de parler pendant les repas, sauf le Maître quand il avait des invités, ce qui était fréquent.

Ensuite, on rasa la tête de Thibaut, ce qui, sa barbe n’ayant pas eu le temps de pousser, lui donnait une figure nouvelle, plus rude ; après quoi on lui remit ses biens au sein du Temple, encore qu’on lui eût précisé qu’il ne s’agissait pas de dons mais d’un prêt, toutes choses appartenant à l’Ordre. Il avait droit à trois chevaux, comme tous les autres chevaliers, à un écuyer que l’on ne put lui fournir, à des armes semblables à celles de tous les autres, c’est-à-dire de la plus grande qualité, et à un trousseau fort complet allant de deux chemises et deux braies à un chaudron pour faire la cuisine en campagne et un bassin pour mesurer la nourriture des chevaux, en passant par le haubert, les chausses de fer et le heaume renforcé de deux lamelles rivées en forme de croix pour la protection du visage(22)

Les choses étant ainsi établies, la vie quotidienne reprit ses droits, un peu monotone pour Thibaut qui ne rêvait que de batailles afin d’y étouffer les regrets et tristes pensées hantant ses nuits dans la petite cellule où il avait tant de mal à trouver le repos. Mais, grâce à Raymond de Tripoli qui avait conclu une nouvelle trêve de quatre ans avec Saladin, le royaume était en paix et s’efforçait de panser les multiples blessures laissées par les dernières années de Baudouin et de son calvaire.

En même temps que la surveillance de la route de Jaffa pour les pèlerins qui, à longueur d’année, débarquaient des navires génois, pisans ou byzantins – les nefs armées du Temple offraient des passages plus sûrs et moins onéreux, ayant leur port d’attache à Acre où le chef suprême, le commandeur de la Voûte d’Acre, faisait assurer le chemin jusqu’à la Ville sainte – les moines-soldats essaimaient la police de celle-ci, leurs confrères Hospitaliers s’occupant plus particulièrement de la santé des citadins et des voyageurs en veillant au contrôle des bains publics. C’est ainsi qu’un matin, Thibaut et Adam flanqués de deux sergents arpentaient paisiblement le marché aux épices dont ils aimaient tous deux les odeurs de girofle, de muscade, de poivre noir ou blanc, de gingembre, de cardamome, de cumin et de cannelle, quand une vieille femme qui mendiait à l’angle de la rue aux Herbes se mit à les suivre. Ou plutôt se glissa dans la foule qui les entourait de façon à les dépasser puis à revenir sur eux pour mieux les voir. Ils allaient lentement, salués par les marchands dont Thibaut connaissait la plupart. Ils arrivaient au bout de la rue couverte de roseaux quand la vieille se décida et se jeta à leurs pieds :

— Au nom du Dieu Tout-Puissant et de Sa Très Sainte Mère, écoutez-moi, messeigneurs…

— Tu es assez âgée, femme, pour savoir que nous ne faisons pas l’aumône dans la rue, intervint Adam. Tu dois aller au couvent où chaque jour nous nourrissons ceux qui sont dans le besoin.

— Je n’ai pas besoin de pain, mais d’aide. J’ai besoin que vous m’aidiez à sauver ma maîtresse. Car vous êtes bien messire Thibaut, n’est-ce pas ? J’ai hésité d’abord à vous reconnaître…

— En effet, mais je suis à présent frère Thibaut. Vous-même… il me semble vous avoir déjà vue.

— Je suis Thécla l’Arménienne, la servante de demoiselle Ariane…

Et brusquement elle éclata en sanglots.

— Oh, sire chevalier, je vous en supplie, si vous avez encore de l’amitié pour elle, venez à son secours ! Voilà des jours et des jours que je cherche comment l’aider et voilà que je vous trouve !

— Ariane ? Mais que lui est-il arrivé ? N’est-elle pas chez les Dames Hospitalières comme elle en avait l’intention ?

— Non. Elle allait partir et je me disposais à l’accompagner quand monseigneur le Sénéchal est arrivé avec des gardes. Ils se sont saisis de ma pauvre petite colombe et ils l’ont emmenée…

— Où cela ? En prison ?

— Non. Pas en prison… à la maladrerie ! Le Sénéchal a dit qu’elle était la putain du roi défunt, qu’elle couchait avec lui et qu’elle avait pris son mal… Oh, Dieu Tout-Puissant ! Je jure devant Toi qu’elle était saine et pure, que jamais elle n’a partagé le lit de ce malheureux !

— Qu’est-ce que vous dites ? Il l’a envoyée là-bas ? Mais de quel droit ?

Tout à l’indignation qui le submergeait, Thibaut ne prenait pas garde aux gens qui commençaient à s’attrouper, mais Adam, lui, ne les perdait pas de vue. Comprenant que son compagnon allait suivre la femme à la léproserie, il l’empoigna par le bras :

— Du calme ! Un peu de tenue ! Vous êtes chevalier du Temple, ne l’oubliez pas, et vous n’avez pas le droit de vous mêler d’affaires privées…

— Privées ? Quand il s’agit de celle que mon roi aimait ? Celle qui lui a voué sa vie et qu’à présent un misérable honnit laidement et de la plus infâme façon ? Je vais…

— Vous n’allez rien faire du tout ! Nous allons achever notre garde et discuter calmement de cette affaire. Où habitez-vous, femme ?

Elle eut un ricanement que ses larmes rendaient encore plus triste.

— Où habite une mendiante ? Je loge sous une arche du couvent des Hospitalières avec d’autres aussi misérables que moi. Au moins nous avons du pain et un abri…

— En ce cas nous saurons où vous trouver. Retirez-vous, à présent ! Nous avons suffisamment attiré l’attention !

Sans être brutal, le ton était ferme et singulièrement persuasif. Les larmes de la pauvre femme séchèrent soudain. Elle comprit qu’elle avait été entendue et ce fut avec un visage apaisé qu’elle salua et disparut dans l’ombre fraîche d’une ruelle. De son côté Thibaut se calmait. Adam avait raison : un éclat quelconque n’apporterait aucune aide à celle qu’il considérait comme la veuve de Baudouin et à laquelle il vouait une tendresse fraternelle née de l’admiration que lui inspirait un si grand amour.

Cependant, en revenant vers la maison chevetaine, leur surveillance achevée, il ne put garder plus longtemps le silence :

— Vous n’imaginez tout de même pas que je vais rester les bras croisés tandis qu’Ariane est vouée à un sort affreux ? Il y a un monde entre vivre dans un palais, aveuglée par un amour immense, auprès d’un lépreux sublime et se voir jetée dans un univers de misère et de cauchemar peuplé de larves n’ayant plus d’hommes que le nom, pour y pourrir lentement sans autre secours que les soins, dérisoires, des moines de Saint-Lazare. Je vais la sortir de là ! Je le dois à mon roi défunt : avant de me demander de veiller sur elle, il voulait que je l’épouse afin de lui faire une position honorable. C’est elle qui n’a pas voulu.

— Elle a eu raison car la situation serait pire : vous auriez sans doute reçu un coup de poignard ou une flèche venus de n’importe où… et elle serait malgré tout chez les mesels, dit Adam du ton paisible qui lui était habituel.

— C’est possible. Aussi dois-je trouver une autre solution. Et d’abord…

Sans plus s’expliquer, il tournait les talons. Adam le rattrapa en saisissant au vol sa grande cape blanche :

— Hé là ! Doucement ! Où allez-vous, s’il vous plaît ?

— À votre avis ? gronda Thibaut, une lueur de défi dans l’œil.

— Justement vous n’y allez pas ! D’abord parce que vous n’en avez pas le droit. Ensuite parce qu’il est l’heure de rentrer. Le Temple est un couvent, pas une auberge !

— Au diable le Temple ! lâcha Thibaut en baissant considérablement la voix pour n’être pas entendu des sergents qui les suivaient. Dès l’instant où Ariane a besoin de moi, je n’hésite pas !

Adam poussa un soupir à faire envoler les pigeons sur l’auvent du marchand drapier devant lequel ils passaient.

— Jolie recrue que j’ai faite là ! Je vous dis, moi, que vous allez rentrer, et tout de suite. Après le repas du soir, nous verrons ce qu’il est possible de faire…

— … une fois claquemurés chacun dans sa cellule en attendant que la cloche de matines nous envoie à la chapelle à deux heures du matin ?

— Justement. Cela nous laisse un assez joli laps de temps pour faire autre chose que dormir.

— Sortir du couvent par exemple ? Et comment ? Il est plutôt bien gardé ?

— Certes, certes ! Et il est défendu de sortir de nuit à moins d’être dûment mandaté par le Maître ou le Commandeur de Jérusalem. Si vous passez outre, vous êtes exclu. J’ajoute qu’il est tout aussi défendu de sortir de nuit sans passer par la porte. Là aussi vous êtes exclu !

— Eh bien, je serai exclu ! La belle affaire !

— Oh, ne croyez pas que cela arrangerait les vôtres. En cas d’exclusion, mon garçon, vous recevrez une volée d’étrivière devant toute la communauté, après quoi on vous enverra dans un couvent encore plus sévère, Bénédictins ou Augustins, et vous y serez enfermé jusqu’à la fin de vos jours. Si vous essayez de vous échapper, on vous ramène et cette fois c’est l’in pace… et pour toujours. Allons, calmez-vous ! ajouta-t-il avec un sourire apaisant. Il y a peut-être un moyen de sortir sans passer par la porte… et sans se faire prendre.

— Comment savez-vous cela ?

— Est-ce que vous croyez que je passe toutes mes nuits dans ma couchette ? Je vous rappelle que j’ai une mission à accomplir, moi. Alors la nuit je cherche, je travaille…

— Expliquez-moi ! fit Thibaut soudain passionné. Auriez-vous découvert une issue… inconnue ?

— C’est un peu ça, mais à présent silence ! Nous arrivons !

L’entrée sévèrement gardée du Temple et sa porte fortifiée, que l’on appelait la Porte Spécieuse, escaladant le « mont du Temple » étaient devant eux.

Au repas du soir, Thibaut n’eut aucune peine à abandonner aux pauvres la presque totalité de sa nourriture. Il n’avait pas faim et laissait ses pensées vagabonder hors des murs de Jérusalem dans le silence, à peine troublé par la voix un peu enrouée d’un frère qui lisait un texte pieux dans la chaire disposée à cet effet.

Il pensait à Ariane, si belle, si délicate, et s’en voulait d’avoir accepté l’abri offert par Adam Pellicorne sans s’être assuré qu’elle-même se trouvait en sûreté… En outre, la colère qu’il éprouvait contre Jocelin de Courtenay faisait trembler ses mains et menaçait de l’étrangler, ne laissant passage à aucun aliment sinon un peu de vin. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi le Sénéchal – oh, comme il aurait aimé pouvoir oublier leur sang commun ! – pouvait encore poursuivre, après des années, cette pauvre enfant d’une vindicte aussi tenace.