Une expérience étrange, moins pénible que la jeune femme ne l’aurait cru. D’abord parce qu’elle aussi avait un peu bu, ensuite parce que Renaud la brute, Renaud le démon, Renaud le paillard l’avait emportée dans un tourbillon de caresses savantes mêlées de brutalités qui lui avaient procuré un plaisir violent, à la limite de l’évanouissement. Sans chercher la moindre excuse, une fois dégrisé, il s’était contenté de lui dire qu’il l’aimait et la désirait comme un forcené depuis qu’elle était entrée dans sa maison. Que pouvait-elle répondre ? Qu’elle aimait son jeune époux ? C’était encore vrai mais, après ce qu’elle avait vécu dans les bras de ce fauve quasi sexagénaire, l’amour avec Onfroi lui paraissait fade.

La vie au château était alors devenue difficile. Dame Etiennette qui surveillait son époux s’était aperçue depuis longtemps de ce qu’il éprouvait en face de cette adorable créature d’à peine dix-sept ans ; s’il avait pu, cette fameuse nuit, assouvir sa passion, c’était simplement parce qu’il s’était arrangé pour enfermer la dame dans un réduit jusqu’au matin. Une « erreur » que l’on avait attribuée à un domestique. Le malheureux avait été fouetté mais le mal était fait. Etiennette, en vertu du proverbe qui veut que qui a bu boira, comprit que Renaud était prêt à tout pour goûter de nouveau à ce corps délicieux qui était en train de le rendre fou. Il était capable de tuer Onfroi, peut-être même de l’assassiner elle-même et ensuite d’épouser Isabelle.

Pendant des jours, Etiennette ne sut plus que faire. Elle en venait à souhaiter que Renaud s’embarque encore dans une de ces expéditions lointaines qui déclenchaient la colère de Saladin et par deux fois avaient mis le château et la ville en danger. Seulement, s’il partait, il emmènerait Onfroi trop timide pour lui résister, et Dieu seul savait ce qui pourrait se passer dans les sables d’un désert où il n’était pas rare de rencontrer un serpent ou un scorpion !

Aussi accueillit-elle comme une bénédiction, une réponse du ciel à ses prières haletantes, la nouvelle arrivée de Jérusalem : le petit Bauduinet, le roi de six ans, venait de succomber au palais de Jaffa à une maladie dont on ne savait trop rien. Aussitôt Etiennette prit feu :

— Je gagerais qu’on l’a empoisonné ! Les Courtenay veulent la couronne pour Sibylle !

— Ne rêvez pas ! Agnès est sa grand-mère, Sibylle sa mère : ils ne feraient pas une chose pareille ! grogna Renaud.

— Vous ne le feriez pas, vous ? ricana sa femme.

— Si… mais pas sur mon propre sang !

— Qu’en savez-vous ? Vous n’avez jamais été capable de procréer. Ni Constance d’Antioche ni moi n’avons eu d’enfants de vous alors que nous étions déjà mères. Quoi qu’il en soit, c’est à Isabelle… et à mon fils que doit revenir la couronne. Aussi n’y a-t-il pas de temps à perdre : il faut les envoyer, elle et Onfroi, à Naplouse chez Balian d’Ibelin. Je suis sûre qu’il y rassemble déjà des partisans avant de monter à Jérusalem !

— À Naplouse ? Alors que vous aviez défendu à Isabelle de revoir sa mère ?

— Cela n’a plus d’importance dès l’instant où elle sera sur le trône. Onfroi saura bien lui rappeler à qui elle devra sa couronne.

— En ce cas j’y vais aussi ! affirma Renaud.

— Vous ? Chez l’un de vos ennemis jurés ? Il sera temps de vous retrouver le jour du couronnement. Pour l’heure, donnez belle escorte à nos jeunes époux et qu’ils partent !

C’est ainsi qu’Isabelle revit sa mère et le palais du mont Garizim où elle avait laissé le meilleur de son enfance. Dans un sens elle avait eu plaisir à retrouver la belle demeure, les eaux claires et les jardins de Naplouse. Elle et son époux avaient été reçus avec enthousiasme. Comme le pensait Etiennette, Balian d’Ibelin n’avait pas perdu une minute pour battre le rappel de ceux qu’effrayait la perspective de voir la capricieuse et vaniteuse Sibylle succéder à son fils, et ils étaient nombreux. Parmi eux se trouvait le Régent. Raymond de Tripoli s’était excusé de ne pas assister aux imposantes funérailles de Bauduinet pour venir rejoindre ceux de son parti. Ce qui était une grosse faute car cette absence, ses ennemis l’exploitèrent.

Ses ennemis c’étaient, outre Agnès dont la santé déclinait, le Patriarche Héraclius, Jocelin de Courtenay et le Maître des Templiers Gérard de Ridefort. Celui-là surtout était acharné. Il voulait voir son ennemi de toujours définitivement écarté du pouvoir. Et, pour cela une seule solution : couronner Sibylle reine de Jérusalem le plus tôt possible. Ce qui n’était pas une évidence. D’abord, parce que l’assemblée des barons était loin d’être au complet, une bonne partie ayant pris le chemin de Naplouse. D’autre part, les droits de Sibylle, même si elle était l’aînée, semblaient douteux aux yeux de beaucoup parce qu’elle était née d’une femme répudiée, à la réputation déplorable, alors que la mère d’Isabelle était reine quand elle lui avait donné le jour. Enfin, pour couronner quelqu’un il faut, par définition, une couronne et celle de Jérusalem était enfermée dans le trésor royal confié aux chanoines du Saint-Sépulcre. Pour l’ouvrir, il fallait trois clefs : le Patriarche en possédait une, le Maître du Temple la deuxième – jusque-là tout allait bien –, mais la troisième était aux mains du Maître des Hospitaliers et celui-ci, Roger des Moulins, gentilhomme normand de grand caractère et de haute probité, ennemi juré d’ailleurs du Templier et d’Héraclius, refusait de s’en dessaisir. Raymond de Tripoli savait qu’il pouvait compter sur lui et activait le rassemblement de ses forces à Naplouse, devenue singulièrement agitée…

C’est-à-dire que le calme dont Isabelle avait été frappée à son arrivée ne dura pas longtemps. Les entrées de seigneurs se succédaient avec leurs bannières et leurs gens, qui emplissaient la ville et le palais. Tous la saluaient avec révérence et respect, voyant déjà en elle leur souveraine, et elle ne savait trop si elle en était heureuse ou pas. Certes elle eût été fïère de coiffer la couronne de son père, de son frère, mais se souvenant des difficultés que Baudouin avait dû surmonter, elle n’était pas certaine d’en être capable. Encore, si elle avait auprès d’elle un homme fort, capable, lui, de prendre les problèmes à bras-le-corps et de s’opposer avec vigueur aux harcèlements du sultan ! Mais son bel Onfroi n’était pas de taille. Il détestait la vie des camps, n’aimait pas porter la lourde armure et ne faisait pas mystère de ses goûts paisibles et raffinés de lettré.

— Notre vie n’est-elle pas douce et agréable, mon cœur ? Nous sommes heureux ensemble parce que je peux vous consacrer tous mes instants. N’avons-nous pas assez de forts châteaux et de vaillants capitaines pour les défendre sans aller nous mêler de régner au milieu du bruit et de la fureur d’un peuple qui ne sait jamais très bien ce qu’il veut ? Dites à ces gens que vous ne désirez pas être reine et retournons au Krak !

— Croyez-vous que nous y serions bien reçus ? Votre mère et sire Renaud souhaitent ardemment que vous et moi portions la couronne. Ils seraient capables de nous renvoyer et alors où irions-nous ?

— Au Toron, le puissant château que je tiens de mon aïeul le Connétable dans les monts du Liban. Je me souviens d’y être allé, enfant, c’est un magnifique endroit, peu éloigné de la mer…

De tels propos pouvaient séduire une jeune femme pour qui la vie n’avait eu jusqu’alors que des sourires, même si au fond d’elle-même une petite voix lui disait qu’Onfroi était loin d’avoir l’étoffe d’un héros et que peut-être il ne saurait pas la défendre si l’occasion s’en présentait ; mais, auprès de ce parangon de chevalerie qu’était Balian d’Ibelin, ils étaient inacceptables et celui-ci ne le cacha pas :

— Votre glorieux aïeul a toujours porté haut et ferme son épée de Connétable, dit-il sans mâcher ses mots. Il aurait de vous grande honte, sire Onfroi. Il vous renierait comme ferait n’importe quel homme d’honneur car vous n’êtes rien d’autre qu’un lâche !

Sous l’insulte, le jeune homme réagit tout de même :

— Je suis aussi vaillant que vous, messire, mais j’ai parfaitement le droit de refuser un trône où je ne me sentirais pas à l’aise et qui ne m’intéresse pas ! Ma belle épouse ne le souhaite pas davantage.

— Parce que vous vous mettez en travers, intervint Raymond de Tripoli. Mais songez-y, ce n’est pas vous que nous allons élire roi, mais bien elle. Si vous vous refusez à tenir noblement le rôle qui sera le vôtre, nous vous démarierons tout simplement pour donner sa main royale à qui saura en être digne ! Ce que vous n’êtes pas !

— Vous n’êtes même pas capable de lui donner des enfants et vous êtes mariés depuis plus de deux ans ! renchérit Balian avec mépris.

— J’aurai des enfants quand je voudrai, hurla le jeune homme hors de lui. Quant à la couronne, si vous comptez sur le Patriarche pour la lui poser sur la tête, vous perdez votre temps ! Il n’acceptera jamais.

— L’évêque de Bethléem peut suppléer ce Patriarche indigne. Dès son arrivée nous procéderons à l’élection de dame Isabelle car nombreux sont ici ceux qui la veulent pour reine. Et il sera ici ce soir !

Le vieux prélat et sa suite entrèrent en effet dans Naplouse quelques heures plus tard, sous les acclamations de la population. Le lendemain, après qu’il eut pris quelque repos, les hauts barons où se voyaient tous ceux qui avaient servi Amaury et Baudouin avec honneur, et qui étaient la majorité de la noblesse franque, se réunissaient dans la grande salle du palais, chacun à sa place et sous ses couleurs comme naguère encore au palais de Jérusalem. Au fond, un trône vide attendait la jeune femme destinée à y prendre place. Et devant ce trône, près duquel l’évêque était assis, Raymond de Tripoli se tenait debout.

Quand tous furent là, il ordonna que l’on fit venir la princesse et son époux.

Elle vint, accompagnée de sa mère, l’ex-reine Marie, qui lui donnait la main et semblait la soutenir. Isabelle, en effet, était très pâle dans les robes byzantines violet foncé, mais raides et brillantes des joyaux qu’elle avait choisi de porter à nouveau en cet instant.

Une vibrante acclamation la salua qui ne lui arracha pas un sourire. Les deux femmes s’avancèrent jusqu’à l’évêque et s’inclinèrent pour recevoir sa bénédiction, puis la mère lâcha la main de sa fille après l’avoir pressée un instant :

— Courage ! Il faut le leur dire !

Mais Isabelle éclata en sanglots et cacha son visage dans ses mains, incapable d’articuler une parole.

— Dire quoi ? demanda le comte de Tripoli, l’œil orageux.

Prenant Isabelle dans ses bras afin qu’elle pût pleurer contre son épaule, Marie parla d’une voix haute et claire, vibrante d’indignation :

— Que cette nuit, sire Onfroi a quitté ce palais en secret pour se rendre à Jérusalem. Il est allé dire à la princesse Sibylle qu’on veut le faire roi de force et qu’il n’y consentira jamais… qu’il lui demande sa protection… et de le tenir comme son meilleur ami !

Un grondement de colère secoua l’assemblée qui éclata en imprécations. Ce fut comme un vent de tempête balayant la vaste salle, faisant voler les soies multicolores des bannières au bout de leurs hampes. Debout au milieu du tumulte, Raymond de Tripoli ferma les yeux un instant, accablé sous le poids de la catastrophe. Quand il les rouvrit, la reine Marie entraînait doucement sa fille hors de l’assemblée. Le cœur d’Isabelle battait à tout rompre sous les perles de son corsage. Elle se sentait malade de honte et de douleur. Pourtant, cette nuit, elle s’était bien battue pour empêcher Onfroi d’accomplir un forfait qui allait le mettre au ban de ses pairs, mais en vain. Il avait beaucoup trop peur ! Tout ce qu’elle avait pu faire était de refuser de le suivre. Encore avait-elle dû jurer sur la Croix de ne pas révéler sa fuite avant l’assemblée du lendemain, quand il ne serait plus possible de le rattraper.

Cependant Raymond de Tripoli reprenait la parole après avoir attendu que revienne un semblant de silence :

— Sibylle va être couronnée, messeigneurs, si elle ne l’est déjà, et désormais nous sommes tous en danger. Moi surtout que les Courtenay et le Maître du Temple ont toujours poursuivi d’une haine tenace. Je vais gagner mon fort château de Tibériade où sont mon épouse et ses quatre fils, et je n’en bougerai plus. Dieu protège le royaume, qui lui aussi est en danger de mort !

On sut plus tard qu’arrivé chez lui, il avait entamé des pourparlers avec Saladin au cas où la nouvelle reine le ferait attaquer. Ce qui était quand même une curieuse façon de comprendre les intérêts du royaume franc. Mais il avait toujours pratiqué une politique d’entente avec l’Islam – celle-là même des rois quand il s’agissait de défendre les souverains d’Alep et de Mossoul contre les appétits du conquérant ! – et comptait quelques émirs parmi ses amis, même si cela ressemblait un peu à une trahison.