À Jérusalem, l’arrivée d’Onfroi de Toron dégoulinant d’une écœurante bonne volonté dans l’espoir qu’on les laisserait vivre en paix, lui et sa femme, avait apporté un sérieux soulagement. On le traîna aussitôt chez Roger des Moulins qui tenait bon dans son refus de livrer la troisième clef.

— Voilà, noble Maître ! fit Jocelin de Courtenay. Il n’y a plus en lice qu’une seule reine et vous n’avez plus, vous, la moindre raison de vous opposer à son couronnement.

Roger des Moulins ne répondit rien. Il tourna les talons, les mains au fond des manches de sa grande robe noire frappée d’une croix blanche, mais revint un instant après. Il jeta une clef aux pieds du Sénéchal avec une grimace de dégoût avant de se retirer de nouveau. En quittant le couvent, Courtenay entendit les voix graves des Hospitaliers qui chantaient un sombre Miserere… Et il ne put s’empêcher de frissonner.

Mais les invitations à venir assister au couronnement étaient parties à travers la Palestine en dépit du fait que, s’appuyant sur le testament formel du roi lépreux, les barons de Naplouse avaient envoyé au Patriarche une interdiction de procéder au couronnement. Il eut lieu cependant…

Dans l’église du Saint-Sépulcre rayonnant de milliers de cierges, Héraclius posa sur la tête blonde d’une Sibylle éclatante de joie et d’orgueil la couronne qu’elle désirait tant. Aussitôt après, elle l’ôta et appela son époux en disant :

— Seigneur, venez et recevez cette couronne car je ne sais à qui je pourrais la mieux offrir !

Guy de Lusignan s’agenouilla devant elle et, d’un joli geste tendre, elle lui posa le lourd cercle d’or sur la tête au milieu des acclamations de l’assistance.

Au premier rang, Renaud de Châtillon faisait contre mauvaise fortune bon visage. Au fond, ce roi-là qu’à juste titre il jugeait incapable ne le gênerait pas beaucoup. Il y avait aussi, bien entendu, Gérard de Ridefort. Celui-là éclatait d’une joie mauvaise, savourant déjà la vengeance qu’il espérait tirer avant peu de son ennemi Raymond de Tripoli.

— Cette couronne-là vaut bien l’héritage de Lucie de Botron ! murmura-t-il entre ses dents.

Quant au Sénéchal, il observait avec une sombre joie. Il n’y aurait plus, à l’avenir, aucun obstacle à son avidité, et il escomptait déjà les terres et les richesses qu’il se ferait donner. Cette belle couronne dont Sibylle était si fïère, n’était-ce pas à lui qu’elle la devait ? Lui qui avait empoisonné le petit Baudouin pour arracher la régence à Raymond de Tripoli ?

Sensuelle, languide et affreusement coquette, Sibylle était en outre trop paresseuse pour faire une bonne mère : elle ne s’usait pas les yeux à pleurer son fils contrairement à Agnès pour qui la mort de l’enfant était une vraie blessure, mais celle-ci ne représentait plus grand-chose. Minée par une mystérieuse maladie contractée peut-être auprès d’un amant de rencontre, elle s’en allait vers le trépas avec une résignation née tout entière dans son désir de rejoindre son petit-fils. Mais sans se soucier d’elle, Sibylle exultait, visiblement heureuse de se parer des joyaux de la couronne et de l’apparat attaché à une royauté dont elle n’appréciait que le côté extérieur. Les affaires sérieuses l’ennuyaient, et en couronnant « Guion », elle lui avait certes donné une preuve d’amour mais en même temps elle s’était débarrassée de tout souci sur ses larges épaules. Or, Jocelin de Courtenay savait que, si le nouveau roi pouvait être vaillant au combat, il était presque aussi benêt qu’Onfroi de Toron. Il y avait donc de beaux jours à vivre pour un homme subtil et entreprenant.

Sibylle une fois sacrée il fallut bien que les hauts barons vinssent à composition et lui rendissent l’hommage. Seuls s’en abstinrent Raymond de Tripoli toujours enfermé dans Tibériade, et Balian d’Ibelin incapable d’accepter cette violation flagrante du testament de Baudouin IV. Renaud de Châtillon, lui, ne s’attarda pas : il avait mieux à faire dans son repaire du Moab à présent qu’il n’avait plus rien à craindre des reproches du lépreux… Il repartit avec dame Etiennette sans plus se soucier d’Onfroi dont il n’avait pas caché à son épouse combien sa conduite l’écœurait :

— Un pleutre, un lâche, un mouton ne demandant qu’à se laisser tondre et pleurnicher dans les jupes des femmes ! Eh bien, qu’il y reste !

En revanche, il aurait voulu ramener Isabelle, mais Etiennette prenant une facile revanche lui avait fait entendre fort sèchement que la place d’une femme était auprès de son époux et qu’elle devait le suivre où qu’il aille. Isabelle rentrerait au Krak avec Onfroi ou n’y reviendrait pas. Et Renaud, quelque envie qu’il en eût, n’osa pas insister. Il savait par expérience de quelle trempe était faite sa femme et n’aimait pas du tout certaine façon qu’elle avait de fermer à demi les paupières pour dissimuler l’inquiétant éclair de ses yeux. D’ailleurs, Isabelle était malade à ce que l’on disait et mieux valait la laisser se remettre.

Ce n’était pas une vaine rumeur. Depuis l’affreuse réunion solennelle où elle avait dû avouer face à tous ces hommes indignés la conduite de son mari, la fille d’Amaury Ier, la sœur de Baudouin le héros, vivait enfermée dans sa chambre, n’en sortant que rarement, sur les instances de sa mère, pour faire quelques pas dans les jardins au bras de la toujours solide Euphémia… Malade de honte surtout, elle mangeait à peine, dormait encore moins et, quand il lui arrivait de succomber au sommeil, d’affreux cauchemars l’en tiraient, la jetant à bas de son lit hurlante et trempée de sueur. Ses femmes alors changeaient ses draps, son linge après l’avoir doucement lavée à l’eau d’oranger, puis la recouchaient en lui chantant, pour lui rendre un sommeil apaisant, une berceuse comme à un petit enfant. Le mire du palais avait diagnostiqué une maladie de langueur qu’il s’efforçait de traiter à l’aide de médecines compliquées, de prières et d’abondantes fumées d’encens, qui bien sûr ne donnaient aucun résultat. Tant et si bien qu’une nuit, Marie vint s’installer au chevet de sa fille qu’un opiat léger venait d’endormir, puis elle attendit.

Le soporifique était trop faible pour être de longue durée. Peu après minuit, la jeune femme commença à s’agiter, murmurant des mots incompréhensibles qui étaient surtout des interjections. Elle semblait souffrir et repousser un ennemi invisible. Et puis, soudain, tout s’apaisa. Les gémissements firent place à des soupirs si voluptueux que la mère se sentit gênée : sa fille était en train de rêver qu’elle faisait l’amour et, quand un prénom lui échappa, Marie sut qu’il ne s’agissait pas du mari, ce qui la surprit fort car elle croyait que, sur le plan physique, le mariage d’Isabelle était une réussite. Mais elle n’eut pas le temps de se poser des questions : la scène changeait encore. Isabelle souffrait à nouveau, balbutiait des bribes suppliantes jusqu’à ce qu’avec un véritable hurlement, elle se dresse sur son séant :

— Non ! Non, ne le tue pas !

L’instant suivant elle s’éveillait, secouée de sanglots. Marie rappela les servantes, leur ordonna de soigner leur maîtresse, mais de ne rien lui dire de sa présence, puis elle rejoignit son époux dans la fraîcheur de leur chambre. Tout le jour il avait fait très chaud, cependant la pièce, où le vaste lit abrité par une mousseline tenait presque toute la place, était fraîche grâce à sa galerie ouverte sur le jardin.

Comme toujours en été, Balian dormait nu. Marie laissa tomber la dalmatique dont elle s’était enveloppée et se glissa contre lui, avide de sa chaleur car elle se sentait glacée jusqu’à l’âme. Il se retourna et la prit dans ses bras, chercha sa bouche pour un baiser, mais sentit les larmes qui coulaient sur son visage :

— Qu’as-tu appris ? A-t-elle eu l’un de ses mauvais rêves ?

— Oui. Oh, mon cher seigneur, je n’imaginais pas qu’elle pût être malheureuse à ce point !

— Comment ne pas l’être quand l’on s’aperçoit que l’on a épousé un lâche ? Pour une telle conduite, le vieux Connétable aurait fendu son petit-fils en deux d’un seul coup d’épée !

— Ce n’est pas cela. Pas uniquement tout au moins. Il me semble qu’il y a quelque chose de plus grave encore : elle n’aime plus son époux.

— Comment le savez-vous ? Elle vous l’a dit ?

— Ses rêves me l’ont dit. Jadis, elle avait un penchant pour Thibaut de Courtenay. Je ne m’en souciais pas, pensant qu’elle reportait sur lui une part de ce grand amour voué à son frère malade. Puis Onfroi est venu et, même si ce mariage nous plaisait à peine, il a bien fallu s’incliner devant sa volonté farouche d’épouser ce garçon dont elle semblait folle.

— D’autant qu’il est de grande maison et nous n’avions guère de raisons, sinon politiques, de refuser. Et vous me dites que la flamme est retombée ? Il faut avouer qu’il y a un peu de quoi…

— Sans doute, reprit Marie avec obstination, mais c’est de Thibaut qu’elle rêve…

— Ses femmes parlaient de cauchemars, pourquoi vous inquiéter ?

— Parce que ses femmes n’ont rien compris. Les rêves d’Isabelle s’achèvent en cauchemar. Elle crie alors et ses cris réveillent les suivantes qui dorment auprès d’elle. Mais je puis vous assurer que le début du rêve n’a rien de douloureux et le nom qu’elle y mêle ne laisse aucun doute.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’elle fait l’amour, tout simplement. Puis le drame arrive et Isabelle supplie quelqu’un de ne pas « le » tuer !

Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi, au moment où Onfroi la déçoit si fort, elle se remet à rêver du bâtard ? Elle ne l’a jamais revu, que je sache ?

— Oh si, elle l’a revu et au milieu du triomphe que les gens de Kérak faisaient à Baudouin qui, une fois de plus, avait fait fuir Saladin. Et elle a pu mesurer la différence, même si à l’origine il y avait une certaine ressemblance. Thibaut n’est pas un damoiseau comme Onfroi. Les prisons de Damas et les batailles l’ont durci : c’est un homme à présent… et superbe ! J’ai vu comment Isabelle l’a regardé.

— Seigneur Dieu ! Mais que pouvons-nous faire ? Lâche ou pas, Onfroi est son époux et, s’il vient la réclamer, elle sera bien obligée de le suivre. À mon sens, nous devons au moins refuser de la laisser partir tant qu’elle ne sera pas guérie. Imaginez l’effet produit par le rêve que je viens de surprendre sur son mari, cette garce d’Etiennette et la brute qu’elle a choisie pour époux !

Ému par l’angoisse qu’il sentait chez sa femme, Balian caressa doucement ses beaux cheveux noirs auxquels se mêlaient quelques fils d’argent :

— Nous le pouvons, en effet, et c’est ce que nous ferons, mais sera-t-elle jamais guérie ? Onfroi n’a été qu’une folle parenthèse dans un amour qui a repris ses droits. Si j’étais sûr que revoir Thibaut lui ferait du bien, je n’hésiterais pas à l’aller chercher… Mais j’ignore tout à fait ce qu’il est devenu : depuis que Baudouin a rejoint son père sur le Calvaire, son écuyer a disparu… comme d’ailleurs les proches serviteurs du roi lépreux.

— La petite Ariane aussi ?

— Elle aussi. Personne ne sait dire ce qu’elle est devenue. Peut-être faut-il craindre le pire ? ajouta Balian avec une soudaine gravité. Voyez-vous, ma reine, j’ai peur que nous allions au-devant de grands malheurs…

— Pourquoi dites-vous cela ?

— En vérité, je ne le sais pas. Il y a en moi une voix qui m’annonce des temps cruels. Et pourtant je n’ai jamais rien eu d’un prophète…


Balian d’Ibelin ne se trompait pas, même si Raymond de Tripoli avait obtenu de Saladin une nouvelle trêve de quatre ans destinée surtout à protéger ses terres des appétits de revanche du clan de Jérusalem auquel il refusait toujours l’hommage. Le fauteur de troubles, ce fut une fois encore Renaud de Châtillon plus que jamais décidé à faire la loi chez lui sans se soucier du roi Guy dont il avait mesuré l’incompétence et la faiblesse de caractère.

Quelques mois après le couronnement, lui revint aux oreilles une nouvelle alléchante : une caravane d’une richesse exceptionnelle, partie du Caire et destinée à Damas, allait passer à la limite de ses domaines. Bien armée cependant, la caravane, car il s’agissait pour elle de mener à bon port une sœur de Saladin promise à un puissant émir. Or une princesse ne saurait voyager sans une suite nombreuse, mais aussi des richesses difficiles à chiffrer. Tout cela composait une sorte de mirage doré auquel le vieux bandit ne résista pas.

Depuis longtemps il s’était assuré la complicité des Bédouins nomades avec lesquels il s’était livré à quelques fructueuses opérations de pur banditisme. Avec leur aide, il tomba comme la foudre, avec tout son monde, sur l’objet de sa convoitise, décima l’escorte armée et ramena au Krak un butin énorme ainsi qu’une cohorte de prisonniers qu’il jeta dans ses cachots. La princesse, elle, disparut sans que l’on sache ce qu’il avait pu advenir d’elle, si elle réussit à s’échapper ou si elle se donna la mort pour ne pas tomber vivante dans les mains du vieux forban.