Le service achevé, alors que les Templiers se séparaient pour vaquer à leurs diverses tâches et que la majorité se rendait aux écuries pour les soins quotidiens aux chevaux, Thibaut rejoignit son ami que, depuis son retour, il n’avait pas pu aborder en privé.

— On dirait que vous assistez à des noces et non à une pompe funèbre. Qu’est-ce qui vous rend si joyeux ? Vous n’aimiez pas frère Jacques ?

— Bien sûr que si, mais j’ai en effet une excellente raison d’être heureux : je crois que j’ai trouvé !

— Les… les Tables ?

— Chut ! Je n’en suis pas encore certain, mais j’ai découvert un passage dont personne n’a jamais soupçonné l’existence et quelque chose me dit que c’est le bon.

Tout en examinant son cheval sous toutes les coutures pour s’assurer de sa bonne santé – les Templiers avaient tous la réputation d’être d’assez bons vétérinaires –, Adam raconta ce qu’il avait découvert et comment il avait employé ses nuits.

— Comment avez-vous fait ? coupa Thibaut. Vous étiez malade. Vous aviez même la fièvre…

— Oh, vous savez, la fièvre cela se suscite facilement à l’aide de certaines plantes. Et je suis très fort en herboristerie.

— Très fort aussi en dissimulation, à ce que l’on dirait ? Je n’ai pas gardé un bon souvenir de notre dernier retour d’expédition…

— Je sais, et je vous en demande excuse, mais j’ai glissé un peu… volontairement dans l’escalier quand j’ai su qu’une partie d’entre nous devait former la délégation auprès du comte de Tripoli. Il fallait profiter des effectifs réduits et surtout de l’absence du Maître. Depuis quelque temps j’avais l’impression qu’il me surveillait.

— Et vous vous êtes servi de moi ? Merci beaucoup de votre confiance !

— Ce n’est pas cela, mais vous êtes encore jeune et il était nécessaire de faire vrai. À présent vous écoutez mon histoire ou vous me tournez le dos ?

— Je grille de curiosité, vous le savez bien…

La chance, en réalité, avait servi Adam. Il se souvenait parfaitement que la cellule occupée jadis par frère Gondemare était l’une des plus proches de l’infirmerie, ce qui était normal étant donné son grand âge. Or elle était à présent celle de Jacques de Mailly, donc inoccupée depuis plusieurs jours avant le départ de l’ambassade, le Maréchal étant parti pour une inspection au casal de Kakoun. Le Maître et ses dix chevaliers en allés, Adam s’y était glissé la nuit suivante, certain de n’être pas dérangé : les deux cellules étaient vides et le frère infirmier qui logeait de l’autre côté jouissait d’un sommeil encore conforté par le fait qu’il était dur d’oreille.

— Mais enfin, coupa Thibaut, pourquoi vouliez-vous être dans cette chambre ?

— En vérité, je n’en sais rien mais depuis quelque temps j’avais l’impression d’y être appelé, attiré par une sorte de prémonition… à moins que l’esprit de frère Gondemare me l’ait soufflé. J’en suis venu à croire, par la suite, que telle était la vérité.

— Avez-vous entendu sa voix ? demanda Thibaut, impressionné malgré lui par le ton un peu solennel de son ami.

— Laissez-moi dire, vous jugerez ensuite. Si grands qu’eussent été ceux qui ont occupé cette petite chambre, elle n’en est pas moins semblable à toutes les autres : aucun objet, aucune marque ne trahit la personnalité de celui qui l’occupe, puisque devant la Règle nous sommes tous semblables et ne possédons rien. Mais, dans cette cellule, je me suis senti tout à coup merveilleusement bien quand je me suis étendu sur la couche. Dans ce bonheur qui me baignait j’ai fermé les yeux en invoquant l’esprit de frère Gondemare. Et c’est alors que j’ai entendu…

— Vous avez cru entendre, plutôt. Vous rêviez sans doute.

— Alors c’est qu’il y a des rêves plus vrais que la réalité. Pas un instant je n’ai eu l’impression de perdre conscience. Je me sentais comme l’élève avide de recevoir l’instruction du maître, l’esprit extraordinairement vif et dispos.

En regardant son ami, Thibaut pensa qu’il n’avait rien, en effet, de l’ascète miné par privations et mortifications et dont la chair défaillante peine à retenir l’âme. Il était solide, bâti comme un arbre et aussi peu tourné que possible vers le merveilleux.

— Continuez ! dit-il seulement.

— Eh bien, il m’a dit… oh, ses paroles sont gravées dans ma mémoire en lettres de feu ! Il m’a dit : « Sous la roche du sacrifice est le puits des âmes où selon Muhammad se rassemblent dans l’attente du Jugement les âmes des vrais croyants. L’accès en a été fermé il y a très longtemps. Moins cependant que celui du chemin qui mène à la Loi. Celui-là, c’est la main de Dieu qui l’a clos quand à l’appel du Grand Prêtre la terre a frémi pour que les pierres sacrées ne soient pas souillées dans l’étui d’or qui les enferme. Cherche le puits des Âmes ! Au sud, derrière les roches est le chemin que mes faibles mains ne pouvaient espérer ouvrir… »

La voix d’Adam avait pris une telle intonation que Thibaut, un peu effrayé, crut entendre celle du Templier défunt et en éprouva une sorte de malaise. Chrétien fervent, fidèle et respectueux des lois de l’Église, en outre habitué à regarder les réalités en face, il se méfiait d’instinct de tout ce qui touchait à l’étrange, à l’incompréhensible et, bien entendu, à l’au-delà. Certes, il croyait à la vie éternelle. Certes, il croyait aux miracles, aux possibles apparitions des saints ou autres êtres de lumière, mais les fantômes, il n’aimait pas du tout. Et justement ce qu’il venait d’entendre, retransmis par une voix curieusement étouffée, alourdie, lui semblait inquiétant.

— Vous êtes vraiment sûr d’avoir bien entendu, émit-il enfin, et surtout de n’avoir pas rêvé ?

— J’ai si peu rêvé qu’hier je suis allé visiter l’ancienne mosquée dont nous avons fait une chapelle et j’ai remarqué dans le sol une différence qui pourrait bien cacher une entrée d’escalier. J’y suis retourné dans la nuit avec un fossoir emprunté au frère jardinier et j’ai trouvé l’escalier. Vous voyez, ce que vous appelez un rêve ne m’a pas troublé.

— Et vous avez descendu cet escalier ?

— Non. L’heure de matines approchait et je ne voulais pas risquer d’être surpris. Mais j’y retourne cette nuit.

— Alors je viens aussi, décida Thibaut, emporté par l’excitation de la découverte et toute méfiance envolée.

Quelques heures plus tard, le couvent endormi, Adam et Thibaut, après avoir louvoyé autant que possible à l’ombre des bâtiments – il n’y avait pas de lune mais, aux approches de l’été surtout, les nuits constellées d’étoiles sont claires ! –, escaladaient l’un des quatre escaliers menant à la terrasse sur laquelle était édifié l’oratoire octogonal, coiffé d’une admirable coupole, bâti par le deuxième calife et dont les chrétiens avaient fait une chapelle dédiée aux anges. Qui ne servait plus d’ailleurs et que Thibaut n’avait jamais visitée. Il n’en fut pas moins impressionné par la noblesse et la beauté du lieu quand Adam eut ouvert l’une des quatre portes aux porches soutenus par des colonnes de marbre précieux, correspondant aux points cardinaux. En bon Hiérosolymitain, il connaissait depuis toujours ce chef-d’œuvre de l’art omeyade – d’assez loin puisque appartenant à l’enclos du Temple il ne l’avait jamais approché et moins encore visité. La conversion de l’ancienne mosquée aux rites chrétiens ne lui avait jamais paru très crédible tant elle avait l’air d’appartenir toujours à l’islam. L’intérieur, lui, avait quelque chose de magique avec son double déambulatoire aux élégantes colonnes tournant autour d’un simple rocher, mais qui représentait un des hauts lieux de deux religions : pour les juifs c’était là que la main du Seigneur avait arrêté le bras d’Abraham prêt à immoler son fils ; pour les musulmans c’était de cette roche que Muhammad avait pris le départ vers le ciel sur le cheval ailé Al Borak. Les chrétiens, eux, devaient se contenter d’un détail : au moment où le Prophète s’envolait, le rocher avait voulu le suivre, mais Gabriel, l’ange de l’Annonciation, l’en avait empêché en posant dessus sa main dont la pierre conservait la trace. Pour arranger les choses, les croisés avaient installé un autel sur ce rocher trois fois saint. En fait, c’était bien le témoin le plus évident de l’imbrication des traditions religieuses diverses mais voisines que conservait la Palestine.

Les yeux vite accoutumés à l’obscurité intérieure, Thibaut se laissa aller à admirer le superbe décor de mosaïques bleues et or, ce qui ne fit pas l’affaire d’Adam qui avait déjà repéré une certaine dalle de marbre et s’occupait de la soulever.

— Si vous m’aidiez ? grogna-t-il. Vous aurez tout le temps de revenir contempler au jour. La porte n’est jamais fermée. Oh, que c’est lourd !

À l’aide du fossoir et d’une barre de fer, les deux hommes réussirent à faire glisser la dalle qui recouvrait en effet des marches s’enfonçant dans le sol. Adam s’était muni d’une torche et d’une lampe à huile. Il alluma l’une à l’autre et s’enfonça dans les entrailles de ce qui avait été le grand temple d’Hérode. Ils se retrouvèrent bientôt dans une grotte profonde et étroite dont la voûte, chose étrange, était percée d’une sorte de cheminée. Thibaut n’eut pas le temps de poser la question : très renseigné apparemment, le Picard apportait la réponse :

— Au temps des Juifs, se trouvait au-dessus l’autel des holocaustes : ce trou servait à évacuer les cendres. Il correspond comme vous pouvez le voir à cet autre trou dans le sol. En tout cas c’est ici, paraît-il, le puits des âmes et un souterrain caché doit y aboutir.

— La voix de votre rêve n’a-t-elle pas mentionné une sorte de tremblement de terre que Dieu aurait suscité pour cacher l’accès ?

— Je n’ai pas rêvé ! protesta Adam sèchement. Mais vous avez raison, il a dit : la terre a frémi. En ce cas ce devrait être par là, dit-il en désignant la paroi sud où le roc fissuré semblait, en effet, avoir été secoué par une main géante. Je ne vois pas comment, à nous deux, nous pourrions parvenir à percer ce chaos, ajouta-t-il avec un brusque découragement.

Il se laissa tomber par terre pour considérer ce qui avait bien l’air de marquer la fin de sa quête.

— Pourquoi ne pas demander l’aide des frères ? proposa Thibaut. Après tout la mission dont vous êtes investi regarde le Temple tout entier et il n’a jamais été dit, je pense, que vous deviez soulever des montagnes dans le plus grand secret.

Le reflet de la torche alluma un éclair de colère dans les yeux bleus du Picard :

— Faire appel à Ridefort ? Vous êtes fou, je pense ? Les Tables sacrées ne doivent pas tomber dans des mains indignes ! Jamais le Temple n’a eu Maître plus mauvais.

— C’est vrai. Il y a peut-être une autre solution : ce souterrain – s’il existe – devrait aller droit au sud, c’est-à-dire vers la maison chevetaine. En mesurant les marches de l’escalier, on devrait connaître la profondeur où il court…

— Vous n’oubliez qu’une chose. Nous ne sommes certainement pas très en dessous de l’esplanade.

— Mais peut-être y a-t-il encore un escalier derrière ce tas de roches ? Cela m’étonnerait que les vraies Tables n’eussent pas été enterrées au moins aussi profondément que l’Arche.

— Sans aucun doute. Mais nous n’en sommes pas plus avancés. S’il y avait un autre chemin, frère Gondemare me l’aurait indiqué, il me semble. Il a seulement dit : « Là est le chemin que mes faibles mains ne pouvaient espérer ouvrir. » Les nôtres ne sont pas beaucoup plus puissantes, maugréa le Picard. Il nous faudrait des hommes, des outils…

— Et pourquoi pas un nouveau tremblement de terre ? fit Thibaut, touché par la déception de son ami. Homme de peu de foi ! Est-ce à moi l’incrédule de vous faire remarquer un détail qui devrait avoir son importance à vos yeux ?

— Lequel ?

— Si l’âme du vieil homme a pris la peine de se déranger pour vous, c’est parce que le problème doit avoir une solution. Sinon il aurait aussi bien pu vous dire : les Tables sont désormais sous un amoncellement de terre et de roches impossibles à déblayer. Il est donc inutile, de continuer à essayer de les atteindre. Au lieu de cela…

— C’est par Dieu vrai ! Il faut chercher, réfléchir…

Adam s’assit sur les dernières marches de l’escalier pour tenter de mettre de l’ordre dans ses pensées occultées par le découragement. Pendant ce temps Thibaut, la torche à la main, faisait lentement le tour de la grotte. Il arriva ainsi au trou d’évacuation des cendres d’holocauste. Pour les recevoir, une fosse avait été aménagée, puis comblée, et les dernières jetées là formaient un monticule grisâtre au milieu duquel se voyaient encore de menus fragments d’os pas entièrement calcinés. Machinalement il se pencha et remua du bout d’un doigt cette poussière où la flamme de son brandon venait d’allumer un éclat… Et soudain, il sut que ce qu’il croyait impossible pouvait se réaliser. Il sut quel était ce puits, celui-là même que Saladin, mi-sceptique mi-sérieux, lui avait ordonné de chercher, parce qu’il venait de tirer des cendres plusieurs fois centenaires cette chose poussiéreuse qu’il était en train d’essuyer à sa robe : un anneau taillé dans une émeraude, dont le chaton portait une inscription en arabe. Le choc fit plier ses jambes et il se retrouva assis, manquant de peu de brûler sa barbe naissante au feu de la torche.