— Vous osez prier votre Dieu à trois têtes sous mon propre toit ! Gronda-t-il.

— Que tu l’appelles comme tu veux, il n’y a qu’un seul Dieu, répondit Adam, et ceux que tu viens de massacrer vilainement étaient ses serviteurs. Quel regard crois-tu qu’il pose sur ce que tu viens de faire ?

— Un regard satisfait, j’espère. Voyez-vous, je veux purifier la terre de ces deux ordres immondes dont les pratiques ne sont d’aucune utilité, qui ne renonceront jamais à leur hostilité et ne rendront aucun service comme esclaves.

— Tu pouvais leur donner une mort plus digne !

— Que pouvaient-ils souhaiter de mieux ? Ils ont péri de la main des plus hauts serviteurs d’Allah – son nom soit loué dans l’éternité. C’est parce que l’armée avait besoin de ce sacrifice offert à Celui qui nous a donné la victoire que je l’ai fait. À présent…

À cet instant trois prisonniers furent amenés devant Saladin et c’étaient Renaud de Châtillon, Gérard de Ridefort et Guy de Lusignan. Ce dernier, brisé par l’épuisement, la soif et la terreur, était sur le point de s’évanouir. Saladin le fit asseoir auprès de lui après avoir jeté un ordre bref :

— Remets-toi ! Tu es au bout de tes forces. Apaise tes craintes aussi…

Puis, comme un esclave lui remettait une coupe pleine d’un sorbet à l’eau de rose rafraîchi aux neiges du mont Hermon :

— Bois ! Tu te sentiras mieux…

Le pauvre roi de Jérusalem but d’abord avidement mais, avec cette fraîcheur, un certain sens de la fraternité lui revint, il tendit la coupe à Renaud de Châtillon qui la vida. Alors la colère s’empara de Saladin :

— C’est une noble coutume arabe, dit-il, qu’un captif ait la vie sauve s’il a bu et mangé avec son vainqueur. Mais c’est toi qui as abreuvé ce misérable et la coutume ne s’étend pas à lui.

Puis, se tournant vers Châtillon :

— Le ciel vengeur des attentats t’a mis en ma puissance, lui jeta-t-il au visage. Souviens-toi de tes trahisons ! Souviens-toi de tes brigandages, de tes viols, des serments trahis, de tes blasphèmes et de tes sacrilèges contre les villes très saintes de La Mecque et de Médine. Il est juste que tu reçoives le prix de tes crimes.

Mais même vaincu, blessé, dépouillé de son haubert et de ses armes, l’indomptable Renaud demeurait fidèle à lui-même. Il tint plus droite encore sa tête léonine dont le sourire dédaigneux insultait son vainqueur.

— Ainsi agissent les rois ! dit-il. Et moi en ma terre d’Outre-Jourdain, je suis roi !

— Misérable ! J’ai juré que tu recevrais la mort de ma main… à moins que tu ne renies ta foi et cries la loi du Prophète, son nom…

— Crier ta loi infidèle qui offense Dieu plus que je ne le ferai jamais en mille ans d’existence ? Jamais !

Hors de lui alors, Saladin saisit son épée et frappa Châtillon, mais emporté par la colère il ajusta mal son coup. La lame détacha de l’épaule le bras qui tomba dans un flot de sang. Deux officiers mamelouks achevèrent alors le blessé qui n’eut même pas un gémissement et lui tranchèrent la tête dont le sourire ne s’était pas effacé aux pieds mêmes de Guy révulsé d’horreur. Mais Saladin, après avoir ordonné d’un geste que l’on plante la tête sur une lance et que l’on jette les restes dehors, revint s’asseoir auprès de lui :

— Apaise-toi ! lui dit-il avec douceur. Un roi ne tue pas un roi. Quand tu seras reposé, je te ferai conduire à Damas et nous parlerons…

Il n’avait pas adressé une seule fois la parole à Ridefort qui s’attendait à être mis à mort à son tour mais faisait tout de même meilleure contenance. Au bout d’un moment, d’ailleurs, on vint les chercher lui, et celui qui n’était plus roi de Jérusalem que de nom… Ensuite, Saladin fit sortir officiers et serviteurs pour qu’ils aient leur part de la fête énorme qui allait durer toute la nuit pour célébrer la victoire sonnant le glas du royaume franc. Puis, le tapis bleu et or trempé du sang de Renaud de Châtillon ayant été enlevé, il désigna le sol nu à ses deux derniers prisonniers :

— Asseyez-vous et donnez-moi une bonne raison d’épargner deux Templiers de plus !

— Réponds d’abord à une question, s’il te plaît ! Pourquoi as-tu épargné notre Maître ? Le réserves-tu à quelque supplice plus raffiné ?

— Je ne crois pas.

— Tu vas l’épargner alors qu’il est la cause même de notre malheur ? Alors qu’il était le seul indigne de porter le manteau blanc parmi tous ceux, purs et vaillants chevaliers fidèles à leur serment et au Dieu Tout-Puissant dont le sang fait de cette terre une boue rouge ?

Les dents blanches du sultan brillèrent un instant dans un sourire indéfinissable :

— C’est justement pour cela que je l’épargne. Il me sera plus utile vivant que mort. Il fera tomber dans ma main comme un fruit mûr ce qui reste de l’Ordre maudit !

— C’est donc cela ! J’aurais dû m’en douter sachant ta connaissance des hommes.

— Je me vante en effet de les bien connaître. Toi, par exemple ! Tu sembles avoir fait de grands progrès dans l’art d’éloigner les questions gênantes mais tu devrais savoir que ma patience n’est pas infinie. Alors venons-en au principal : as-tu trouvé ce qu’à Damas je t’ai demandé de chercher ?

— Oui. Avec l’aide de ce chevalier que tu vois auprès de moi.

— J’ai peine à te croire car, à te dire le vrai, je n’imaginais pas un instant que ce fût possible.

— Je ne le croyais pas non plus, mais mon Dieu est plus grand que le tien puisque à t’entendre ce n’est pas le même. J’ai tenu dans mes mains le Sceau de ton Prophète.

— Loué soit son nom ! s’écria le sultan. Où était-il ?

— Mon compagnon va te le dire. Parlez, sire Adam, dites-lui où était la grande émeraude taillée !

— Sous la roche du sacrifice d’Abraham dans ce que vous appelez les puits des âmes. Là était le Sceau. Mon ami l’a sorti des cendres accumulées sous l’emplacement de l’autel des holocaustes au temps de Salomon…

— Là ? Il ne s’agissait donc pas d’un puits avec de l’eau ? En ce cas, Othman aurait dû le faire chercher sans trop de peine ?

— Peut-être ne l’avait-il pas vraiment perdu ? fit doucement Thibaut. Peut-être souhaitait-il qu’il ne le soit… que pour ses successeurs ?

— Afin qu’il n’y eût plus de califes après lui ? C’était ridicule… et même insensé. Mais, au fond, pour ce que je sais de lui, cela n’aurait rien d’impossible. En tout cas, tu as droit à ma gratitude. À présent donne-moi l’anneau !

— Me crois-tu assez stupide pour l’avoir sur moi au risque de me le faire voler par ceux qui m’ont dépouillé ? Je l’ai caché, moi aussi, fit Thibaut tranquillement.

Dans le cadre de leur barbe noire les joues de Saladin s’empourprèrent :

— Si tu te joues de moi, tu as tout à craindre de ma colère.

— Je sais. Aussi n’est-ce pas le cas. Je te dis la vérité.

— L’anneau est véritablement en ta possession ?

— Sur mon honneur de chevalier chrétien, sur le tombeau où dort ce pur héros qui était mon roi, je te le jure !

— Alors dis-moi où il est !

— Non. Et n’essaie pas de l’apprendre de mon ami : il n’en sait rien.

C’était plus qu’évident. Ignorant ce que Thibaut avait pu faire du joyau depuis leur départ de la maison chevetaine et persuadé qu’il le portait sur lui, Adam était le premier surpris. Ce que Saladin comprit aussitôt mais il ne le montra pas.

— Je sais que sous la torture tu ne parlerais pas mais peut-être si mes tourmenteurs s’occupaient de ton ami ?

— Comment dirais-je ce que j’ignore ? Émit le Picard en haussant les épaules.

— Oui, mais ta souffrance pourrait inciter celui-là à parler.

— Un chevalier ne craint pas la mort, même la pire. En outre le Temple a exigé de nous le serment de ne jamais révéler, fussent dans les tourments, les secrets que nous pouvons détenir. N’as-tu que la force à me proposer ? reprit Thibaut.

— Tu ne prétends pas faire un marché avec moi ?

— Ce serait t’offenser. Ce que je ne veux pas. Simplement, je désire que tu tiennes ta promesse de Damas. Souviens-toi ! Tu m’as dit : retrouve le Sceau du Prophète et tant que je vivrai le royaume franc connaîtra une longue période de paix comme avant que les Seldjoukides ne s’abattent sur la Palestine pour en chasser Byzance.

— Les temps ont changé et je songeais surtout à ce lépreux couronné qui avait l’âme si haute ! À présent, je suis vainqueur et n’ai plus qu’à tendre la main pour saisir le royaume tout entier. Ton marché a perdu sa substance. Le successeur du grand Baudouin n’est qu’un incapable craintif qui me livrera ses cités en échange de la vie sauve. Le Maître de ton ordre en fera tout autant avec ses templeries…

— Alors tu peux nous tuer tous les deux car je ne te donnerai pas l’anneau !

Le silence s’installa entre ce conquérant assis au milieu de coussins de soie et ces deux hommes au bord de l’épuisement, rompus par deux jours de combat et une nuit d’agonie et, pour Thibaut en outre, la douleur de voir son pays tomber entre des mains, nobles sans doute, mais qui n’en étaient pas moins celles de l’ennemi juré. Les captifs s’attendaient à voir paraître les cimeterres sanglants des bourreaux et se raidirent pour mourir dignement, quand Saladin frappa dans ses mains d’une certaine façon et ce furent des serviteurs noirs qui entrèrent. Le sultan les fit approcher pour leur dire quelques mots à voix basse puis revint à ses prisonniers :

— Ces esclaves vont vous conduire près du lac où vous pourrez vous laver, puis sous une tente où ils prendront soin de vous. Reposez-vous ! Nous nous reverrons plus tard…

S’ils éprouvèrent un soulagement, celui-ci n’excéda pas leurs premiers pas au-dehors. Gisaient là sous le soleil impitoyable les corps décapités – et ceux qui l’étaient proprement étaient rares – de près de trois cents chevaliers du Temple ou de l’Hôpital pour une fois fraternellement mêlés. Le spectacle de ce bain de sang où grouillaient les mouches était insupportable mais moins peut-être que l’odeur centuplée par la canicule.

— Comment un homme peut-il ordonner pareille abomination ? Jeta Adam. Son Dieu n’avait-il pas encore assez de sang avec tous ces cadavres qui couvrent les pentes de Hattin ? Et l’on dit Saladin magnanime !

— Il l’est quand cela l’arrange et nous en sommes un exemple, soupira Thibaut avec un haussement d’épaules. Mais souvenez-vous d’Ascalon… et de ce que nous y avons vu !

En dépit de cet enfer pourtant, l’eau fraîche de ce lac dont ils avaient rêvé leur parut l’essence même du paradis et, quand ils y furent immergés, la hauteur des roseaux du bord leur cacha l’horrible réalité à laquelle ils eussent tant aimé échapper. Ils se lavèrent avec délices, puis se laissèrent un moment porter par l’eau, immobiles comme des cadavres.

— Si je n’avais si faim, avoua Adam, j’aimerais essayer de fuir, mais je crains de ne pas en avoir la force. Vous savez nager ?

— Depuis longtemps. J’ai appris tout petit, avec Baudouin, à Jaffa, Ascalon ou Césarée, et je peux nager longtemps mais je vous avoue que pour l’instant je ne sais pas si j’en serais capable. Peut-être un peu plus tard ? Je voudrais retourner à Jérusalem pour aider Isabelle et sa mère. Balian est prisonnier. Je l’ai vu couvert de liens et jeté sous une tente. Elles sont en danger…

— Pas tant que Jérusalem n’est pas tombée ! Mais, dites-moi ! Qu’avez-vous fait de l’émeraude gravée ? Je croyais que vous la portiez sur vous.

— Je la portais en effet… jusqu’à notre halte de la nuit dernière. C’est après avoir enterré la Croix avec frère Gérand que je l’ai cachée.

— Avec la Croix du Christ ? Souffla Adam scandalisé par un rapprochement qui lui paraissait sacrilège.

— Non. Dans les environs.

— Et votre compagnon n’a rien vu ?

— Vous savez quelle courtoisie exemplaire est de règle au Temple ? Frère Gérand n’a vu aucun inconvénient à s’écarter pour me laisser céder à un besoin naturel…

Le bain terminé, ils furent ramenés comme l’avait dit le sultan à une tente de la berge où on leur donna des vêtements propres et de quoi manger. Ensuite ils prirent ce repos dont ils avaient tant besoin en dépit du vacarme de la fête qui se déroulait dans le camp, interrompu seulement quand retentit l’appel à la prière du soir qui agenouilla les musulmans en direction de La Mecque à l’endroit où ils se trouvaient.

Dans la nuit Thibaut se réveilla et resta un moment les yeux ouverts. Il se sentait fort à nouveau, mais aussi plein d’angoisse pour ce qui allait suivre. Cette belle armée qui venait de fondre sous les feux du soleil et dans le sang était le seul rempart entre le royaume et Saladin. Ce n’étaient pas les quelques châteaux, les quelques commanderies encore existants qui pourraient s’opposer longtemps à la ruée des cavaliers d’Allah. Et puis il y avait Jérusalem, la Sainte, la Belle. Là était le tombeau du Christ, son Dieu, là était Isabelle, son amour. Qu’allait-il en advenir ? D’elle surtout ! Le sultan, il le savait, ne faisait pas la guerre aux femmes. Il pouvait se montrer avec elles clément et même déférent s’il s’agissait d’une noble dame. Ainsi la princesse Eschive qui du haut de ses tours n’avait sans doute rien perdu du drame qui venait de se jouer serait certainement par lui remise en liberté et même escortée pour rejoindre son époux. Son époux ? Ce traître ! Longtemps parce que Guillaume de Tyr l’aimait bien et vantait ses qualités de gouvernement, Thibaut lui avait accordé sa confiance. Et puis il y avait eu, à Damas, cette rencontre avec son émissaire Plivani, cette étrange incursion en Galilée « autorisée » par Raymond dans de si curieuses circonstances. Enfin ce passage que l’armée turque avait ouvert dans ses rangs pour le laisser s’y engouffrer… et qui lui avait permis de fuir vers la côte laissant les autres se faire exterminer. Certes, c’était bien une technique de guerre que s’ouvrir ainsi devant l’ennemi, mais c’était pour mieux se refermer sur lui non pour lui offrir une échappatoire. Raymond avait-il voulu la couronne de Jérusalem jusqu’à la demander à l’ennemi ?…