— Amène-le-moi ! Oh… c’est Dieu qui l’envoie ! Peut-être un signe… de sa miséricorde ! Approche, Thibaut, approche…
Il vint contre le lit et vit alors, grands ouverts, les larges yeux bleus, ceux-là mêmes de Baudouin pâlis par la maladie avant qu’il ne devînt aveugle.
— Me voici, ma dame et ma tante, bien navré de vous trouver si dolente…
— Dolente ne suis pas ! Mourante oui… mais heureuse de te voir. Dieu, que tu es beau ! Souffla-t-elle, incorrigible. C’est vrai que tu es mon neveu… Le seul Courtenay qui puisse montrer quelle belle race nous étions !
— Vous l’êtes toujours ! dit-il, presque sincère tant ce regard sur le point de s’éteindre s’était illuminé tandis qu’un léger sourire entrouvrait les lèvres sèches.
— Merci… pour ce mensonge. Tu seras le dernier homme à m’avoir fait louange.
Puis laissant sa voix s’assourdir encore :
— Je suis très lasse et le temps m’est compté. J’aimerais pourtant… entendre ton histoire… ce que tu as fait…
Un instant elle s’arrêta cherchant son souffle :
— Dis-moi seulement… Quel âge as-tu ?
— Vingt-sept ans depuis la Saint-Siméon.
— Déjà ? Et combien… de femmes ?
— Ma dame !
Le hoquet scandalisé de Josefa la fit sourire encore :
— Allons ! Tu me connais, Josefa ! L’amour m’attirera toujours… même en l’extrémité où je suis… Alors, beau sire ?
— Aucune.
Le regard vacillant s’effara :
— Quoi ? Aucune ? Tu n’as jamais aimé ?
— Oh si, j’aime et de si grand amour qu’aucune autre qu’elle ne saurait avoir part de moi !
— Une seule maîtresse ?… Ce n’est pas beaucoup.
— Ce n’est pas ma maîtresse. Elle est ma passion et ma vie, mais ne m’appartient pas.
— Cela veut dire que tu n’as jamais… Bâti comme tu es ?
Au regard stupéfait il répondit par un sourire de dédain :
— Souvenez-vous, dame Agnès ! Sauf l’année où je fus prisonnier, je n’ai jamais quitté mon seigneur Baudouin. Son mal lui interdisait le commerce des femmes. Allais-je m’y vautrer pour revenir vers lui le corps et l’âme souillés de sales amours ? Ce n’était pas difficile : l’amour que je porte en moi me gardait des tentations.
Elle leva vers lui une main qu’il prit entre les siennes et qui brûlait de fièvre. Elle s’y cramponna pour essayer de se redresser, n’y parvint pas et se laissa retomber avec un soupir douloureux.
— Mais depuis ? reprit-elle.
— L’amour est toujours là !
— La pureté du chevalier ! Cela existe donc encore dans ce pays ?
— Plus que vous ne croyez. Templiers et Hospitaliers y sont soumis…
Il se tut car la douleur se réveillait de l’endormissement momentané procuré par l’opiat. Josefa alla chercher le remède qu’elle versa dans un gobelet d’or. Prévenant le mouvement de Marietta, Thibaut se pencha pour soulever Agnès et lui permettre de boire. Tout le corps était raidi, tétanisé par la souffrance et des gouttes de sueur perlèrent au front que Josefa essuya d’un linge fin. Agnès soupira tandis que Thibaut la reposait doucement sur son lit.
— Les bras d’un homme ! Quelle merveille ! J’ai rêvé des tiens… jadis !
— Dame ! Songez à Dieu ! Intervint à nouveau la Grecque.
— Je vais avoir tout le temps pour cela… et pour un repentir que… je crains fort de n’éprouver jamais… de mes péchés de chair… Mais, beau neveu, je voudrais… puisque tu es venu… adoucir ce passage… te donner quelque chose… un souvenir ! Que veux-tu ?
Il s’agenouilla près du lit et reprit sa main dans les siennes.
— Rien… sinon une réponse à une question : savez-vous ce qu’il est advenu d’Ariane l’Arménienne qui fut de vos demoiselles de parage ?
— C’est elle que… tu aimes ?
— Non. Mon roi l’aimait et peu avant sa mort il m’a ordonné de veiller sur elle. Quand je l’ai cherchée on m’a dit que le Sénéchal votre frère l’était venue prendre avec des hommes d’armes pour la mener à la maladrerie… où elle n’est jamais allée. Savez-vous ce qu’il a fait d’elle ? L’aurait-il tuée ? Vous devez le savoir ! À vous il disait tout.
Agnès ferma les yeux sans répondre et Josefa pria Thibaut de la laisser en paix se préparer à recevoir les derniers sacrements. L’évêque de Bethléem allait venir. À regret Thibaut se remit debout. Agnès, alors, releva les paupières :
— Cette fille… il la désirait et… la haïssait tout autant. Je crois… qu’il l’a mise… dans sa maison…
Le regard vacillant chercha celui du jeune homme qui y lut une imploration :
— Ne t’en approche pas ! Jocelin est mauvais ! Je le sais depuis longtemps. Bien plus que moi et en outre il te hait ! Toi, son propre fils…
— Je ne l’aime guère non plus et je me garderai. Mais… merci de me l’avoir dit…
Il se penchait pour poser, avant de se retirer, un baiser sur la main qu’elle tendit vers lui mais ce fut pour le retenir :
— Attends encore ! Je veux te donner quelque chose… un souvenir de moi… Josefa ! Ma cassette aux émaux…
— Madame ! L’évêque va arriver ! Vous n’avez plus le temps et…
— J’ai dit : ma cassette ! Ou alors va-t’en !
Force fut à la Grecque de s’exécuter : elle apporta le petit coffret bleu et or qu’elle ouvrit sur l’ordre de sa maîtresse et tira un grand, un magnifique collier fait d’une lourde chaîne d’or où s’enchâssaient des perles et des escarboucles. Un bijou qui pouvait aller aussi bien à un homme qu’à une femme.
— Prends-le, Thibaut ! Tu n’as aucune fortune et ton roi n’est plus là pour te nantir !
Et comme le chevalier esquissait un geste de refus, elle insista :
— Prends-le, te dis-je ! Je le veux… Et prie pour moi ! Je crois… que je vais en avoir… besoin.
Alors il obéit.
Le tintement d’une cloche se fit entendre au-dehors et, avant qu’il ait pu remercier avec une vraie émotion, la porte s’ouvrait devant le prélat escorté de deux porte-cierges et d’un thuriféraire. Entre les mains, un calice recouvert d’une étoffe d’or. On s’agenouilla devant lui puis Thibaut se retira suivi du regard plein d’affection de Marietta qui promettait de se retrouver plus tard.
Agnès mourut dans la nuit, procurant ainsi à Balian un surcroît de travail pour organiser des funérailles convenant à la dépouille d’une femme qui avait porté un roi. Et il fallait faire vite, les chaleurs de l’été n’autorisant pas une longue conservation.
Aussi, le soir même, le corps reçut les dernières bénédictions dans l’église des Hospitaliers. Le Patriarche officia en personne. Tous savaient ses relations avec la morte, mais la parole était l’une de ses séductions et il trouva des mots simples mais prenants pour décrire les cruels derniers jours d’une belle dame qui, de la volupté, avait fait son credo et qui sut cependant mourir dans le dépouillement et la pénitence. Chacun comprit qu’en lui pardonnant il s’était un peu pardonné lui-même, mais il n’y eut personne pour en sourire. Ensuite, à la lumière des torches, Agnès de Courtenay, comtesse de Sidon, alla reposer dans la crypte auprès de son premier gendre, Guillaume de Montferrat, mort depuis longtemps déjà… Les cloches avaient sonné en glas dès le départ du palais.
Thibaut pria d’un cœur sincère pour cette Agnès dont l’inconduite et l’avidité avaient fait tant de mal au royaume mais qui, pour lui, se rédimait dans l’amour constant qu’elle avait porté à son fils lépreux. Après quoi, il suivit Balian sur les remparts où l’on ne cessait d’accumuler les pierres, la poix, les fagots et les jarres d’huile destinés à être déversés sur l’assaillant lorsqu’il apparaîtrait. Ce qui ne pouvait tarder : les troupes de Saladin s’emparaient, l’une après l’autre, des petites villes autour de Jérusalem, achevant de l’entourer d’un cercle de fer et de feu qui – chacun s’en rendait compte ! – serait impossible à rompre sans le secours du dehors. Or, de secours, on n’en pouvait guère attendre. Les rois d’Occident étaient sourds aux appels incessants qu’on leur avait lancés. Quant au comte de Tripoli et au prince d’Antioche, ils étaient bien trop occupés à limiter les dégâts sur leurs propres terres – déjà amputées ! – pour se soucier le moindrement de Jérusalem.
Pourtant avec les réfugiés qui arrivaient encore et que l’on ne pourrait bientôt plus accueillir mais dont les hommes étaient capables de porter les armes, revinrent vers leurs maisons chevetaines des chevaliers du Temple et de l’Hôpital échappés aux diverses commanderies investies et qu’ils avaient préféré abandonner pour venir combattre autour du Saint-Sépulcre. Le Temple se repeupla et à défaut du Maître toujours captif, un sénéchal fut nommé entre les mains duquel frère Thierry éprouva un vif soulagement à remettre les responsabilités du domaine et du trésor. Quant à Adam, Thibaut ne l’aperçut même pas dans les jours qui suivirent. Il devait avoir à faire. Fidèles à leurs règles, les Templiers faisaient aumône largement chaque jour, accueillant et réconfortant qui en avait besoin. Malades et blessés, eux, encombraient l’Hôpital où les chevaliers à la robe rouge se dévouaient sans compter comme ils le faisaient depuis l’an 1048, lorsqu’ils n’étaient encore qu’une simple confrérie hospitalière à l’ombre du Saint-Sépulcre.
De jour comme de nuit, la ville bouillonnait d’activité. Balian d’Ibelin, infatigable, était partout à la fois, tranchant, organisant, dirigeant toutes choses avec une sûreté de vue qui faisait l’admiration de tous et les galvanisait. Pas question de se rendre comme des moutons dociles, de tendre le cou au sabre des Infidèles ! On se battrait jusqu’à la mort ! Seuls les Grecs ne faisaient pas montre d’un enthousiasme délirant mais ce n’était pas nouveau : depuis toujours ils supportaient impatiemment la domination de leurs coreligionnaires latins et n’auraient vu aucun inconvénient à ce que l’on ouvrît largement les portes au sultan, mais Balian les tenait à l’œil et expliqua aimablement à leurs chefs que le moindre mouvement suspect serait puni de mort.
Thibaut cependant n’oubliait pas les dernières paroles de dame Agnès. Elle avait dit que Jocelin aimait et haïssait Ariane tout à la fois et qu’il l’avait mise « en sa maison ». Mais laquelle ? L’hôtel du Sénéchal dans la rue Saint-Etienne, le château de Montfort à sept ou huit lieues d’Acre qu’Agnès avait obtenu pour lui de Baudouin, ou encore le palais du gouvernement d’Acre même dont il avait offert si benoîtement les clefs à Saladin presque au lendemain du drame d’Hattin ?
À bien y réfléchir et tel qu’il connaissait son géniteur, Thibaut penchait pour Montfort. Il avait déjà vu cette sombre forteresse dressée au cœur de la Galilée dans une région sauvage et d’accès difficile. L’endroit idéal pour y claquemurer quelqu’un que « l’on aimait et haïssait tout à la fois », parce que éloigné de tout secours. Il était possible, sinon probable, qu’à ce jour le château fût entre les mains d’un émir quelconque puisque à présent Saladin avait conquis la Galilée tout entière. En ce cas, la belle Arménienne – en admettant qu’elle fût encore vivante ! – était au pouvoir d’un Turc, jetée dans son harem ou Dieu sait quoi ! Cependant et par acquit de conscience Thibaut décida d’aller tout de même visiter à fond la demeure hiérosolymitaine. Il la connaissait bien pour y être allé plusieurs fois avec Baudouin au temps où régnait le roi Amaury et où la sénéchalerie appartenait à Milon de Plancy, le second époux d’Etiennette de Milly assassiné à la Noël 1174 dans une ruelle d’Acre par un sbire aux ordres du comte de Tripoli. Milon avait alors un jeune frère, mort depuis longtemps, mais qui était leur ami et que l’on allait voir assez souvent durant la maladie qui devait l’emporter.
En y arrivant, Thibaut trouva grande ouverte la porte percée dans un mur aveugle et donnant sur la cour intérieure. Une foule de gens portant de maigres baluchons s’y pressait en dépit des efforts de Khoda, un esclave éthiopien, noir comme la nuit et puissamment musclé, que Jocelin avait payé très cher à son retour de captivité et dont il avait fait son homme de confiance. Sans doute s’en était-il remis à lui de garder sa maison lorsqu’il avait gagné son gouvernement d’Acre. Parce qu’il était très grand, Khoda paraissait impressionnant mais dans la conjoncture actuelle il ne pouvait pas grand-chose contre cette troupe de malheureux avides de trouver où se reposer, de quoi se nourrir et d’oublier leur peur. Ceux-là arrivaient de Jéricho mais il y en avait partout dans la ville que l’on accueillait plus ou moins mais pour lesquels, en général, les nobles demeures s’ouvraient largement dans ce grand mouvement de charité des moments désespérés. À quoi bon interdire à des chrétiens des maisons qui, demain peut-être, seraient aux mains des Turcs ?
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