— Tu peux si tu le veux t’écarter, m’avait dit le roi Amaury. Je saurai le comprendre si tu désires rejoindre ta tante à Bamla…
— Elle ne m’aime pas et je ne suis pas certain de ne pas la détester. En revanche, j’aime mon prince et désire le servir et l’aider aussi longtemps qu’il voudra de moi…
— Tu n’as pas peur de la lèpre ? C’est un mal abominable, tu sais ?
— Notre maître, l’archidiacre Guillaume, n’en a pas peur et je ne vois pas pourquoi je serais plus craintif que lui. Je veux rester.
Amaury Ier était un homme à l’intelligence froide, volontiers distant, mais cette fois il m’embrassa :
— Je t’armerai chevalier de ma main en même temps que Baudouin et tu deviendras son écuyer. Songe seulement que tu es bien jeune et que c’est là un grave engagement !
— Il n’y a aucune raison pour que le temps me fasse changer…
Peu après l’affreuse révélation, un autre drame vint frapper le royaume et faire saigner un peu plus le cœur du roi : le tremblement de terre qui secoua toute la côte syrienne, détruisant de nombreux villages et blessant gravement des villes comme Antioche, Tripoli où un seul homme fut retrouvé vivant, Alep, Hama, Baalbek où s’écroulèrent les hautes colonnes de marbre du temple colossal de Jupiter Héliopolitain, dont ne subsistèrent que six…
Amaury Ier ne savait comment interpréter cette double catastrophe et ordonna de grandes prières pour détourner de ce pays si beau la colère de Dieu. Plus que tous peut-être, Baudouin pria, mais pas pour lui-même. Il n’avait de pensées que pour les malheureux emportés ou ruinés par le séisme et le raz de marée. En dehors de cela nous ne changions rien à nos habitudes et chaque jour nous sortions, à pied ou à cheval, et, chose incroyable quand on sait la peur qu’inspire la lèpre, jamais le peuple de Jérusalem, jamais les hommes d’armes, jamais les paysans ne firent seulement mine de s’écarter devant mon ami. Le rayonnement de sa personne était tel qu’il chassait les craintes les plus légitimes. Seulement, quand il était passé, les femmes pleuraient et plus encore les jeunes filles que sa beauté menacée désespérait…
En ce temps-là le monde islamique se partageait encore en deux règnes ennemis relevant de courants de pensée et de rites différents : au califat de Bagdad, de confession sunnite, s’opposait le califat fatimide du Caire prônant le chiisme. Le second exécrait le maître de Bagdad d’autant plus que celui-ci-vivait le rêve éveillé des Mille et Une Nuits, entouré de femmes, de poètes, d’émirs et de jardins. Pour assumer les dures réalités du pouvoir, il avait fait appel à des mercenaires turcs, véritables hordes de loups affamés qui dégringolèrent de leurs plateaux d’Asie Mineure et s’emparèrent des leviers de commande, laissant seulement au calife son pouvoir religieux. Deux maîtres donc, deux interprétations différentes des cent quarante sourates du Coran qui donnèrent naissance à une kyrielle de sectes. Certes, le Prophète avait dit : "La variété est une miséricorde d’Allah" mais cette fois il y en avait un peu trop et Godefroi de Bouillon avait eu la partie assez belle de faire surgir le royaume franc au milieu de tout cela.
Cependant les sabres turcs de Zengi puis de Nur ed-Din, son fils, ayant commencé à tailler dans ce beau royaume chrétien, les rois Baudouin III et Amaury Ier tournèrent leurs regards vers l’Egypte qui, à son tour, connaissait la décadence dans les délices d’une cour aussi raffinée, aussi corrompue que celle de Bagdad. Comme le faisait d’ailleurs Nur ed-Din à Damas.
Après la mort de son frère, Amaury conduisit une première expédition contre les Fatimides du Caire. Ce ne fut guère qu’une razzia mais elle prouva au roi de Jérusalem que l’Egypte pouvait être une proie facile. Deux autres expéditions suivirent, avec des fortunes diverses. Par deux fois le roi dut rentrer pour combattre Nur ed-Din qui profitait de son absence pour agrandir son pré carré. En outre, l’homme de Damas avait envoyé au Caire un guerrier valeureux, Shirkouh, afin de remplacer le vizir Chawer dont Amaury faisait à peu près ce qu’il voulait. Mais Shirkouh était vieux et Chawer espérait jouer au plus fin avec lui. C’était compter sans le neveu du vieux guerrier. Celui-ci était jeune, plein de génie et d’ambition et d’une extrême rigueur religieuse. Il proposa à Chawer une promenade pour visiter la tombe d’un saint musulman et chevauchait paisiblement auprès de lui quand, se penchant soudain, il arracha le vizir de sa selle, le fit charger de chaînes puis décapiter avant de s’installer à sa place au poste de vizir. Il se nommait Salah ed-Din dont nous autres Francs avons fait Saladin. Il allait réunir dans sa main les deux moitiés éclatées de l’Islam.
Les espoirs d’Amaury Ier sur l’Egypte subissaient là un rude coup mais ce politique avisé en profita pour resserrer encore ses liens avec Manuel Comnène, l’empereur de Byzance dont la flotte puissante et les armées pouvaient lui apporter une aide appréciable.
Cependant, au Caire, le jeune Saladin poursuivait sa politique d’assainissement en supprimant purement et simplement l’antique califat fatimide et en se déclarant maître du pays. Ce qui ne fut pas du goût de Nur ed-Din. Le vieil atabeg de Damas ne vit en lui qu’un simple sujet rebelle et se mit à organiser une expédition punitive. Saladin alors se rapprocha d’Amaury Ier dont les États lui semblaient constituer un excellent tampon entre « son » Égypte et Damas. Le roi de Jérusalem était trop fin politique pour ne pas se prêter à de si aimables dispositions. D’autant que Nur ed-Din mourut à Damas le 15 mai 1174, laissant un enfant de onze ans, Malik al-Salih. Et le roi de Jérusalem songeait sérieusement à se constituer le protecteur de cet enfant, à moins qu’il n’arrive à une entente avec Saladin dans le but de partager la Syrie quand, deux mois après la mort de Nur ed-Din, le 11 juillet 1174, il était emporté lui-même par le typhus à moins de quarante ans.
Trois jours plus tard, le 14 juillet, celui que j’appelais mon frère était sacré dans la basilique du Saint-Sépulcre et devenait le roi Baudouin IV. Il avait quatorze ans. Pas beaucoup plus sans doute que le jeune Malik al-Salih, mais il y avait, entre eux une très grande différence : le mal dont souffrait Baudouin forgeait son âme, et cette couronne que l’on venait de poser sur sa tête, il l’avait reçue avec des larmes dans les yeux et une majesté qui frappa tous les assistants. Sa voix que la mue venait de changer était celle d’un homme énergique et décidé quand il prononça :
« … Je promets de garder les anciens privilèges et justices, et les anciennes coutumes et franchises, comme de faire bonne justice aux veuves et aux orphelins. Je garderai les anciennes coutumes des rois, mes devanciers, et tout le peuple chrétien du royaume selon les coutumes anciennes en leur droit et justice. Je garderai toutes choses fidèlement ainsi que le doit faire un roi chrétien et loyal envers Dieu ! »
Dieu m’est témoin qu’il ne manqua jamais à son serment, qu’il porta sa couronne avec une admirable vaillance et, jusqu’à l’heure dernière, qu’il fut grand au-delà des limites humaines et qu’il aima chèrement ce beau royaume où il était né ainsi que ce peuple dont il savait déjà l’amour.
Mais à peine les yeux d’Amaury se furent-ils fermés qu’accourut à Jérusalem le pire couple de vautours qui se soient jamais abattus sur un cadavre : la mère du jeune roi, ma tante Agnès, et son "confesseur" le moine Héraclius. Puissent-ils brûler leur éternité dans les flammes de l’enfer !
Quant à toi qui me liras, sache encore ceci : au cours de ce récit tu trouveras ce que mes yeux ont vu, mais aussi des moments d’existence vécus par certains de mes proches et dont ils m’ont donné connaissance. Aussi ai-je préféré, puisque je ne pouvais leur confier la plume, les placer dans la continuité de l’histoire comme si j’avais assisté moi-même à ce qu’ils m’ont raconté. Ne t’étonne donc pas et apprends, à présent, ce que tu dois savoir… »
PREMIÈRE PARTIE
UN SI GRAND AMOUR !…
1176
1
Les revenants
Toutes les cloches de Jérusalem sonnaient à la volée pour annoncer à la terre entière que le jeune roi revenait victorieux. De Sainte-Anne au Saint-Sépulcre, de la cathédrale Saint-Jacques au Temple, de Saint-Etienne à Saint-Gilles, de Saint-Ladre à l’Hôpital, de Sainte-Marie et Saint-Sauveur du mont Sion à Sainte-Marie et Saint-Sauveur de Gethsémani, de toutes les chapelles, de tous les couvents, clos derrière les remparts ou dispersés dans la campagne, elles se répondaient, voix sonores ou frêles, profondes ou légères à travers l’air bleu du soir où montaient les nuages de poussière soulevés par les cavaliers.
L’ost n’était plus au complet. Rassemblée au début du mois d’août 1176 afin d’obliger Turhan shah, gouverneur de Damas pour son frère Saladin, à sortir de sa ville en ravageant ses greniers, les terres merveilleusement fertiles de la Beqa, elle s’était dissociée, fief après fief, durant le retour vers la ville capitale. Victoire acquise à Aïn Anjarr et Turhan shah repartit lécher ses plaies dans sa blanche cité. Baudouin IV était revenu à Tyr d’où son cousin, le comte Raymond III de Tripoli, avait regagné son château sur la mer avec ses gens et sa part d’un énorme butin. Jusqu’à ces derniers temps le grand comte était régent du royaume mais à quinze ans la majorité royale était atteinte et Baudouin régnerait seul désormais. Ce que Raymond avait admis avec élégance. À Acre, à Césarée, à Jaffa on avait laissé d’autres troupes, d’autres dépouilles mais nombreux étaient encore les chariots chargés de blé, les troupeaux et les captifs que l’armée royale ramenait à sa suite.
Sachant qu’il entrerait par la porte Saint-Etienne afin d’aller s’agenouiller au Tombeau pour y rendre grâce et déposer ses armes avant de retourner au palais, la foule se pressait sur cet itinéraire, tellement entassée sur les toits en terrasse des maisons qu’elle avait l’air d’une vague débordant en ressaut dans le passage crépusculaire des rues que le soleil couchant n’éclairait plus. Quand les trompettes sonnèrent sur le rempart pour annoncer l’arrivée, une immense ovation, une sorte d’alléluia tonitruant monta vers le ciel. Enfin « Il » parut, droit sur son cheval – un bel arabe à la robe blanche, aux yeux de feu ! – qu’il menait d’une seule main, l’autre tombant calmement le long de l’épée dont le fourreau battait son flanc gauche. Sous le surcot de soie argentée frappée des armes des rois de Jérusalem – la croix potencée d’or accolée de quatre croisettes de même –, le haubert en mailles d’acier l’emprisonnait des genoux aux épaules, continué par le camail couvrant la tête sur lequel reposait le heaume cerclé de la couronne royale. Le brillant tissu de fer ne laissait paraître que le jeune visage impérieux à la peau hâlée, le nez fier, le menton volontaire et les larges yeux d’un bleu intense si lumineux qu’en rencontrant leur regard les petites gens – les autres aussi parfois ! – croyaient voir se poser sur eux le regard même du Christ. Et quand Baudouin souriait, comme à cet instant dans la joie du triomphe, ils refusaient de croire ce que chacun savait pourtant à ce moment : qu’en cet adolescent si beau, ce jeune chef de quinze ans dont ses soldats vantaient la vaillance et la générosité, sommeillait la bête immonde de la lèpre. Aussi l’approchaient-ils sans peur, persuadés que le Seigneur Dieu corrigerait pareille injustice et qu’un miracle s’accomplirait. Ce miracle, le peuple l’appelait de toutes ses forces dans les clameurs dont il couvrait son jeune souverain au long de son chemin.
Un autre l’appelait aussi, un autre voulait y croire. Aux côtés de Baudouin IV, bardé de fer lui aussi et portant l’écu royal, le bâtard de Courtenay qui ne le quittait jamais, de jour ni de nuit, chevauchait pensivement. Il savait cependant que les marques de la maladie, les taches brunes, essaimaient sur le corps et que, si le mal cheminait lentement – grâce à l’huile du médecin juif ? –, il était toujours présent mais, comme celle de son roi, la foi de Thibaut était profonde, ardente et pleine d’espérance. Un fait, d’ailleurs, ancrait en lui le grand espoir d’une guérison miraculeuse quand il plairait à Dieu : ni lui-même ni aucun de ceux qui approchaient Baudouin et le servaient n’avait contracté la maladie. C’était déjà un signe cela, non ? Il se sentait lui-même plus fort que jamais.
Thibaut était un solide garçon de seize ans brun de peau et de cheveux avec de pénétrants yeux gris, grand pour son âge, comme Baudouin lui-même, avec une carrure développée par le maniement des armes et déjà redoutable. Un visage étroit aux traits finement ciselés aurait pu le faire passer facilement pour un Sarrazin sans ce regard différent et une nette propension à une gaieté inscrite par un pli d’ironie au coin de la bouche. En fait il n’avait rien de la beauté blonde des Courtenay qui parait si bien Baudouin, et tenait son physique de la noble jeune fille arménienne qui avait été sa mère si peu de temps. Quant à son caractère, s’il était volontiers généreux et accommodant, il était aussi capable de s’emporter en de noires colères d’où jaillissait la violence dès que l’on s’en prenait à ce qu’il vénérait. Dans l’ordre : son roi, son Dieu, sa tante Elisabeth, son maître Guillaume de Tyr, les lois de la chevalerie et cette belle terre de Palestine où il avait poussé son premier cri. Il y avait aussi quelqu’un d’autre, mais il ne savait pas encore très bien quelle place lui donner dans sa dévotion. Plutôt méfiant, en outre, celui que Baudouin appelait en riant « Thibaut l’incrédule » ne se livrait pas facilement et savait d’instinct que, dans les entours d’un souverain, il n’était pas bon de faire crédit à tout le monde.
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