Sans attendre la réponse, il les ramena dans la cour pour les diriger vers l’énorme donjon situé à l’autre extrémité et qui, planté à pic sur un ravin, n’avait que cette seule entrée avec l’impossibilité d’en faire le tour, de l’extérieur ou de l’intérieur, ce qui ne permettait pas d’en évaluer l’étendue réelle.
— Seuls les daïs – les chefs –, peu nombreux, vivent ici auprès de moi et de la source du savoir universel que nous possédons.
Il ouvrit devant eux une pièce immense éclairée par une seule fenêtre où s’encadrait un morceau du grandiose paysage extérieur. Là, dans des niches, des coffres et sur des tables basses s’accumulait une incroyable quantité de livres et de rouleaux dont certains, les plus précieux sans doute, étaient gardés derrière des grilles de fer et d’épaisses serrures. Il y avait aussi des pupitres bas et des nattes pour s’y accroupir et, seul luxe de cet endroit austère, d’admirables lampes de mosquée en verre irisé ou gravé d’or…
Enfin, les deux invités pénétrèrent dans une petite salle blanche et nue, à l’exception de plateaux sur pieds, flanqués de nattes de jonc et de coussins, qui attendaient leurs convives. Le Vieux prit place lui-même sur la natte. Tandis qu’on servait un repas abondant et varié – mais sans vin ! –, il se contenta de pain, de lait et de dattes. On mangea en silence, ainsi que le voulait la tradition, et c’est seulement après que l’on se fut lavé les mains dans des cuvettes – d’or comme les aiguières – que l’on se prépara à la conversation précédée d’un silence à la gloire d’Allah et quelques grâces et politesses à la mode orientale.
— Ta visite m’honore grandement, dit Sinan au roi, mais la réputation de sagesse qui te précède m’incite à croire qu’elle n’est pas de simple curiosité. Le temps d’un roi est trop précieux pour le perdre en compagnie d’un vieil homme dont le terme approche chaque jour.
— Comme celui de tous les humains ! On dit pourtant de toi que tu n’es pas un homme, mais un génie doté d’immortalité. Un tel prodige serait suffisant pour justifier la curiosité, mais tu as raison de penser qu’en venant ici j’avais un but : te poser une question si tu veux bien y répondre.
— Pourquoi pas ? La parole est un lien entre les hommes. C’est lorsqu’ils en abusent qu’elle devient néfaste. Parle !
— Des bruits courent à travers mon royaume. Des bruits qui m’offensent, car ils sont dirigés contre l’un de mes proches parents, le roi Richard d’Angleterre.
— Que disent ces bruits ? fit Sinan avec un dédain évident.
— Qu’après t’avoir vainement demandé d’envoyer tes hommes tuer mon autre parent, le roi de France, il a obtenu de toi la mort de Conrad de Montferrat.
L’austère visage se fit plus sévère encore s’il était possible :
— Il est vrai qu’il m’arrive de rendre… à un ami des services de ce genre, mais Richard d’Angleterre n’est pas mon ami. Sa vaillance ne recouvre pas assez de sagesse. S’il m’avait gêné, c’est lui qui serait mort. En faisant reculer Saladin, il m’a rendu service. Quant à Montferrat, je l’ai fait tuer parce qu’il m’a offensé, tout simplement. Les fidawis que vous avez exécutés ont dit la vérité.
— On te prétend aussi bien disposé envers les Francs… à quelques exceptions près. Ignorais-tu qu’en agissant ainsi tu mettais le royaume en grande difficulté ?
— Non, parce que je savais que tu le remplacerais. Montferrat avait de grandes qualités sans doute, de vaillance et de bonne administration, mais trop de ruse dans un cœur violent et impur. Tu es bien meilleur roi que lui.
— Tu le savais ? Comment est-ce possible ?
— Voilà une question à laquelle je ne répondrai pas… Je le savais voilà tout ! Cependant tu as raison de me croire favorablement disposé envers toi et les tiens. Par trois fois, durant le siège d’Acre, j’ai permis une diversion qui a mis assez de désordre dans les troupes de Saladin pour vous offrir l’occasion de vous reprendre.
Balian d’Ibelin qui avait gardé un sage silence durant l’entretien réagit alors :
— Par trois fois ? Veux-tu parler du chevalier à l’armure aveuglante… et au visage voilé de blanc ? Articula-t-il avec émotion.
— Le fantôme de Baudouin le Lépreux ! C’est moi, en effet, qui l’ai suscité.
— Suscité ? S’étonna Henri. C’est donc l’un de tes hommes ?
— Non. L’un des tiens.
— Pardieu ! s’écria Balian en se dressant sur ses pieds, dis-nous son nom, en grâce, car ses apparitions stupéfiantes nous ont rendu un fier service et nous devons l’en remercier ! N’est-ce pas, sire ?
— Certes ! Et je veux…
— Je ne crois pas qu’il le souhaite, coupa Sinan. Ici il a trouvé la paix dans la méditation, l’étude des grands textes et l’art de guérir les blessures des hommes. Les siennes sont cicatrisées depuis peu. Vous ne pourriez que les rouvrir. Quant à moi, si j’en ai parlé, c’est pour vous convaincre de mes bonnes dispositions envers vous. Ne m’en demandez pas davantage !
Il se levait à son tour pour indiquer la fin de la conversation, mais Balian en voulait plus. Le roi cependant le devança :
— Encore une question, s’il te plaît ! Ce chevalier a-t-il trahi son Dieu et embrassé l’islam ?
— L’islam ? Ici ? Tu devrais savoir que nous ne sommes pas les sectateurs de Muhammad, mais les fils d’Ismaël dont trois idées fondamentales régissent la doctrine : le Cycle, le retour de l’Imam parfait chassé par les Sunnites et la Perfection primitive. Nous ne concevons pas le temps sous une forme rectiligne accumulant indéfiniment le passé. Le temps, à travers les cycles, reconduit à l’Origine car il s’agit de rejoindre le Commencement et la Pureté primitive. Ce retour ne se manifestera qu’avec celui de l’Imam parfait ! Allah est notre dieu, certes, mais nous ne vénérons pas Muhammad !
— L’Imam parfait ? fit Henri songeur. Nous attendons, nous, que revienne le Christ, le seul vrai Messie, le Fils de Dieu. Nul n’est plus parfait que lui !
— Le nôtre ne saurait être le tien car ce qu’il professe est différent et ceux qui le reçoivent plus encore. Aucun de tes chevaliers n’est capable d’obéir à tes ordres comme le font les miens, même si tu les donnes au nom de Dieu.
— Que veux-tu dire ?
— Viens avec moi.
Sinan conduisit les deux hommes sur une petite terrasse prolongeant la pièce où ils se trouvaient et qui donnait sur la grande cour intérieure. On y découvrait l’ensemble des remparts des côtés sud et ouest. Des Ismaéliens veillaient, deux par deux, sur ces murailles où leurs blanches silhouettes se découpaient contre le ciel pur. Sinan se tourna vers ceux qui se trouvaient sur la plus haute tour et tira de sa manche un mouchoir blanc qu’il agita. Aussitôt ces deux hommes se jetèrent dans le vide et vinrent s’écraser au sol sous les yeux horrifiés du roi et de son Connétable.
— Pouvez-vous en obtenir autant de vos soldats ? demanda le Vieux.
— Non, affirma Henri avec force. Non, et je ne le souhaite pas ! Une mort n’est bonne que si elle est utile. Pas celle-là !
— Si, cette mort est utile. Ceux qui l’acceptent savent qu’ils vont droit au Paradis. D’où leur enthousiasme. Veux-tu en voir partir d’autres ? ajouta Sinan en opérant un quart de tour à droite…
— Non ! Non, surtout pas ! Je reconnais ta puissance et m’incline devant elle, mais l’expérience est suffisante. En revanche, accorde-moi encore une question : cet inconnu franc que tu gardes en ce lieu, est-il aussi de tes fidèles capables… de ça ?
— Non. C’est, je crois bien, le seul chrétien de toute la région. Oh ! J’avoue volontiers avoir essayé de le rendre captif du haschich, la plante des Bienheureux, mais il a résisté après une seule expérience que je n’ai pas renouvelée à cause de sa trop grande qualité. Par son courage, sa pureté et son goût de l’étude et du savoir, il s’est acquis mon amitié…
— Mais lui, insista Balian que tout ce mystère irritait, pourquoi s’attarde-t-il auprès de toi ? S’il est chevalier franc c’est avec les Francs qu’il doit vivre, combattre… et étudier s’il y tient tellement ! Ce qui m’étonne, je l’avoue…
— Pourquoi ? On peut être guerrier et savant. Certains de vos Templiers le sont plus que vous n’imaginez. En outre, ma bibliothèque est certainement la plus importante du pourtour de la Méditerranée depuis que celle d’Alexandrie a disparu et que l’Almohade stupide a brûlé celle de Cordoue.
— Permets-nous au moins de le voir !
— Non. Il sait votre arrivée. Mais il ne souhaite pas vous rencontrer. Qu’en feriez-vous ? Le livrer à une nouvelle parodie de justice et à une sentence inique ?
À mesure qu’il parlait, une idée se faisait jour dans l’esprit de Balian, une idée qui, après tout, n’était peut-être pas si folle, car à y réfléchir, qui d’autre aurait pu si bien incarner le Lépreux légendaire ? Oh, Seigneur, si c’était possible ? Si…
Sans réfléchir davantage et poussé par une force intérieure incontrôlable, Balian se précipita à l’intérieur du château et s’y lança à l’aveuglette en braillant de toutes ses forces :
— Thibaut ! Thibaut de Courtenay ! Si vous êtes là, venez à moi ! Je suis Balian d’Ibelin… Votre ami ! Thibaut ! À moi !
Il n’alla pas très loin. Deux fidawis apparus brusquement se jetèrent sur lui. Il se débattit avec rage sans cesser de hurler :
— Thibaut ! Thibaut ! Je veux vous voir !
La porte de la bibliothèque s’ouvrit :
— Me voici !
Emporté dans l’espèce de folie qui s’était emparée de lui, Balian n’en fut pas moins stupéfait en voyant se dresser soudain devant lui cet homme de haute taille dont la longue robe blanche était assez semblable à celle que portait jadis Baudouin IV quand il déposait les armes. Mais c’était bien le même visage basané aux traits vigoureusement sculptés entre la calotte de cheveux bruns et la courte barbe, le même regard gris et pénétrant. Le choc fut si intense qu’il lui mit les larmes aux yeux et il murmura avec une joie qui l’étranglait :
— Dieu soit loué qui me permet de vous revoir vivant !
D’un élan, il se jeta au cou du revenant pour une chaude accolade à laquelle Thibaut répondit.
— Salut à vous, Balian d’Ibelin ! J’ai moi aussi grande joie de cette rencontre.
— Pourtant vous ne la vouliez pas. Je viens de vous forcer quasiment, mais je ne le regrette pas un instant ! Oh non, je ne le regrette pas…
Le Vieux et le roi les rejoignirent et l’atmosphère, si chaleureuse précédemment, se refroidit. Sourcils froncés, Henri considérait avec sévérité l’enthousiasme d’un homme déjà mûr pour cet autre dont il savait parfaitement qu’il avait été condamné pour parricide et que l’on retrouvait bel et bien traité en ami par le plus dangereux des infidèles. Comme Balian proclamait son désir de ramener son ami à Saint-Jean-d’Acre, il y mit le holà :
— S’il convient de remercier messire de Courtenay de sa triple intervention qui nous fut bénéfique, je ne crois pas que l’on apprécie son retour parmi nous !
— Comment ? protesta Balian. Ne me dites pas, sire, que vous avez attaché foi aux accusations d’une folle que l’on a d’ailleurs retrouvée étranglée dans une rue de Tyr avec le collier qu’elle accusait sire Thibaut d’avoir volé ?
— Justement. Ce n’est pas une preuve d’innocence. Tout au plus une vengeance dont il faut sans doute chercher ici la source. On y dispose de tels moyens !
— Et pourtant, intervint paisiblement Sinan, ce n’est pas moi qui ai ordonné la mort de cette femme. Une mort méritée, car elle avait menti et accusé faussement par rancune et par cupidité.
— Comment pouvez-vous le savoir ? demanda Henri sans se départir de sa sévérité. Etiez-vous à Tyr au moment de cet événement ?
— Non, mais partout où j’estime en avoir besoin, j’ai des yeux et des oreilles. Ecoute-moi, ô roi ! Me croiras-tu si j’affirme que cet homme a été accusé par fausseté et vile intrigue ? Je tue mais ne mens jamais !
Cette fois, ce fut Thibaut qui s’interposa :
— Le siège du roi est fait, Grand Maître, et vous m’offenseriez en essayant plus longtemps de me disculper à ses yeux. Au surplus… je ne souhaite pas revenir chez ceux qui étaient les miens.
— Thibaut ! protesta Balian avec une note douloureuse dans la voix. Vous pouvez croire en ma parole si je dis qu’aucun parmi vos anciens compagnons de combat n’a cru que vous aviez tué Courtenay !
— J’ai été condamné ! Sachez que je vous garde, à vous, mon amitié, mais ici j’ai recouvré la paix. Vous voyez bien qu’il valait mieux ne pas nous revoir. Que Dieu vous garde ! Je l’ai toujours prié pour vous, pour le royaume… et pour la reine ! Ne put-il s’empêcher d’ajouter sans un regard à Henri.
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