Il savait très bien qu’Isabelle avait été contrainte de l’épouser et, de ce fait, il lui inspirait une antipathie d’instinct. Lentement, les mains au fond des manches de sa longue robe blanche, il salua et partit retrouver, dans la bibliothèque le Canon de la médecine d’Avicenne qu’il était en train d’étudier. Mais il ne put y attacher son attention comme auparavant. Ce qu’il redoutait venait de se produire : revoir Balian, c’était réveiller des souvenirs que, depuis son arrivée à El-Khaf, il s’efforçait d’enfermer au plus profond de sa mémoire et d’écraser sous un monde de connaissance. Balian pour lui s’écrivait Isabelle. Et à présent le visage tant aimé s’imposait sur les pages à la somptueuse calligraphie de l’austère traité, qui n’était pas de force à le repousser. Abandonnant son étude, il courut vers la cellule blanche où il logeait, au fond de la grande bibliothèque. Là, il s’abattit sur l’étroite couchette et, la tête dans ses bras, pleura longtemps, après que le pas des chevaux portant l’époux d’Isabelle et son Connétable se fut éloigné…


La déception de Balian ne s’apaisait pas non plus. La joie de retrouver celui qu’il croyait mort était trop forte et il le fit sentir à Henri par le silence obstiné qu’il garda tandis que l’on revenait vers la côte et les navires. Celui-ci – en apparence tout au moins – ne s’en émut pas. Il laissa Balian bouder jusqu’à ce que l’on mît pied à terre pour embarquer les chevaux.

— Vous m’en voulez ? dit-il alors.

Très raide, Ibelin répliqua :

— Je n’oserais, sire !

— Votre valeur et le respect que je vous porte vous y autorisent. J’ai craint cependant qu’une si étonnante résurrection en une telle compagnie n’incite les mauvaises langues à accuser votre ami d’avoir fait assassiner Montferrat pour se venger.

Du coup, Balian passa de la rancune à l’indignation :

— Courtenay employer des « assassins » ? Mais personne ne croirait pareille infamie ! On voit bien que vous ne le connaissez pas !

— Non, mais je connais les hommes et je sais les mauvais instincts qui les poussent à croire si volontiers ce qui peut ternir une image. Surtout si elle est belle ! Je suis plus jeune que vous, mon ami, mais j’ai assez vécu pour avoir appris bien des choses. Votre fraîcheur d’âme à vous est bien réconfortante !

— J’espère pouvoir la garder, même si je ne supporte pas l’idée qu’un homme de si haute valeur passe pour mort et souillé par un crime qu’il n’a jamais commis ! Demandez donc à la reine ce qu’elle pense de celui qui fut si longtemps le fidèle compagnon de son frère vénéré !… Ou plutôt, non ! Ne lui dites rien ! Sa joie à le savoir vivant vous déplairait peut-être ? ajouta-t-il avec une perfidie qui s’accordait mal à la fraîcheur d’âme annoncée plus haut.

Il en eut du remords en entendant Henri répondre paisiblement :

— Beaucoup de bien, j’imagine ? Et sans doute avec raison. Quand on connaît quelqu’un depuis l’enfance, on se trompe rarement…

En considérant le visage placide du Champenois, Balian ne put s’empêcher de se demander ce qu’il exprimerait s’il savait l’intensité de la passion qui unissait sa belle épouse à Thibaut.


Isabelle, un peu confuse mais ravie, avait en leur absence donné le jour à une nouvelle fille, à la grande joie de la petite Marie. Quoique différente de sa demi-sœur, la toute petite était elle aussi jolie comme une fleur et ce fut avec fierté que sa mère la présenta à Henri. S’il fut déçu, le père eut le bon goût de ne pas le montrer et donna à l’enfant le nom d’Alix, qui était celui de sa grand-tante, la mère de Philippe Auguste. Helvis de Sidon la porta sur les fonts baptismaux avec Balian comme compère. Henri avait lui-même fait choix de son Connétable pour bien lui montrer qu’il ne lui en voulait pas. Ce qui en réalité agaça celui-ci. Il trouvait qu’Henri en faisait un peu trop. N’avait-il pas tenu à raconter à brûle-pourpoint et en présence du seul Balian l’étrange rencontre d’El-Khaf ? Sans doute voulait-il voir comment réagirait Isabelle et l’en faire témoin ? Un instant, Balian eut très peur parce que la jeune femme était devenue bien pâle avant de s’empourprer tandis que ses yeux pleins de larmes – qu’elle réussit à contenir – étincelaient comme des diamants bleus. Mais sa voix était restée douce, ferme et unie comme toujours et elle avait souri à son mari :

— Quelle bonne nouvelle, sire mon époux ! Elle prouve que Dieu, en sauvant sire Thibaut du trépas où il était voué, a jugé en sa faveur. Pour ma part je n’ai jamais douté de son innocence…

— Vous ne me reprochez pas de ne pas l’avoir ramené ? fit Henri sans regarder Balian.

— Pourquoi vous le reprocher si lui-même ne l’a pas voulu ? Sans doute ne souhaite-t-il plus revoir ceux qui ont préféré la parole de cette misérable Josefa Damianos à la sienne ? Ce n’est à l’honneur d’aucun de ceux qui étaient à Tyr à cette époque.

Puis elle parla d’autre chose et le nuage d’inquiétude apparu sur le visage d’Henri s’effaça tout naturellement. Sans imaginer bien sûr la joie qui inondait le cœur d’Isabelle. Le bien-aimé était vivant ! Vivant ! En avoir désormais la certitude était un bonheur trop grand pour laisser place au regret de ne pas le voir revenir vers elle. Dieu qui avait sauvé Thibaut se laisserait peut-être convaincre de le ramener un jour ou l’autre ?

Il était écrit que le nouveau royaume ne jouirait pas longtemps de ce beau temps qu’Henri de Champagne avait su ressusciter et maintenir. Cette fois, les trublions furent les Allemands.

L’empereur Henri VI, successeur de Frédéric Barberousse, venait de s’emparer du royaume normand des Deux-Siciles et entendait reprendre la croisade abandonnée par son père près des eaux du Selef. En attendant d’embarquer, il envoya une grosse avant-garde qui arriva un beau matin à Acre et entreprit de s’y comporter comme en pays conquis, s’installant d’office dans les maisons après en avoir chassé les propriétaires, molestant les femmes et se conduisant comme les vrais soudards qu’ils étaient.

Le roi était alors à Tyr chez son Chancelier, mais il revint à francs étriers, rappelé par Hugues de Tibériade, l’époux de la sœur d’Helvis qui faisait alors office de gouverneur mais ne pouvait prendre la décision de chasser les « croisés » sans l’aveu du roi. Il tint cependant à celui-ci un langage plein d’énergie :

— Je connais bien ces gens-là. Avec eux, il faut employer la manière forte : ils ne connaissent qu’elle !

En foi de quoi on appela la population aux armes tandis que l’on mettait femmes et enfants à l’abri dans la Citadelle que tenaient depuis toujours les Hospitaliers, mais on n’eut pas à en venir aux mains : les chefs des indésirables « croisés », ayant compris qu’ils allaient se faire écharper, se hâtèrent de les faire sortir de la ville et d’installer leur camp dans la campagne, autour du château de Montfort qui avait appartenu un temps à Jocelin de Courtenay(37).

Malheureusement, la déclaration de croisade de l’empereur Henri VI avait résonné un peu trop fort aux oreilles du nouveau sultan, Malik al-Adil, frère de Saladin. Se jugeant défié, celui-ci envoya un corps expéditionnaire piller Jaffa. Il fallait reprendre les combats !

Henri n’hésita pas et rassembla des troupes pour les envoyer au secours de sa ville.

N’ayant pas l’intention de les mener lui-même, il voulut les passer en revue avant leur départ et ordonna qu’elles défilassent devant son palais. Il se plaça alors à une fenêtre haute, que ne défendait aucun balcon, pour répondre joyeusement aux acclamations des soldats et de la foule. Pourquoi fallut-il qu’à cet instant on lui annonçât une délégation de Pisans, qu’il se retournât pour la voir entrer et lui intimer d’attendre ? En voulant revenir à sa précédente position, il perdit l’équilibre, bascula et vint se fracasser devant ses gardes épouvantés…

Le chagrin d’Isabelle fut violent, bien plus même qu’elle ne l’eût imaginé. Elle se jeta en larmes sur le corps de son époux en le suppliant de revenir, de ne pas l’abandonner. Il lui avait donné quatre années de sérénité et d’une sorte de bonheur tranquille qu’elle ne retrouverait jamais. Il faudrait de nouveau souffrir, subir…

Le corps d’Henri ne reposait pas depuis vingt-quatre heures dans la crypte de la cathédrale Sainte-Croix qu’elle se retrouvait confrontée à son destin. Un destin incarné cette fois par les Maîtres du Temple et de l’Hôpital : Gilbert Erail et Geoffroy du Donjon, le Patriarche Aimery Le Moine, le Chancelier Josse de Tyr et les principaux barons du royaume. Leur discours était aussi clair qu’accablant : la reine devait reprendre époux et sur l’heure ! Le royaume ne pouvait se passer d’un roi énergique en ce temps où la guerre menaçait à nouveau. Elle était reine et la couronne passait avant tout, même avant sa très légitime douleur !

Ce fut un moment terrible. Jamais Isabelle n’avait ressenti à ce degré le poids de la royauté. Elle n’avait plus le droit d’être une femme. Rien qu’une sorte d’être hybride faisant corps avec le trône, à qui l’on déniait jusqu’à l’ombre d’un sentiment.

Son regard bleu pâli par les larmes fit le tour des visages fermés, résolus qui ne voyaient en elle que le cercle d’or et de pierreries posé sur ses voiles de deuil. Deux d’entre eux seulement laissaient deviner un peu de compassion : le cher Balian, bien entendu, et Hugues de Tibériade.

— Je suppose, dit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de raffermir, que votre choix est arrêté, messeigneurs ?

Le Patriarche allait répondre mais Tibériade le devança :

— J’ose proposer à la reine mon frère Guillaume qui est sage, réfléchi, vaillant et preux chevalier. Fort attaché en outre à la terre que nous aimons tous… ainsi qu’à votre personne, noble Isabelle !

— Vous oubliez, mon ami, répondit la jeune femme, qu’il est fiancé à ma sœur Marguerite et que Marguerite l’aime. Je n’accepterai jamais de briser un amour, de faire trois malheureux quand une seule suffit à votre exigence à tous. Alors, qui d’autre ? ajouta-t-elle avec lassitude.

— Le nouveau roi de Chypre, qui est aussi notre ancien Connétable, proposa le Patriarche. L’épouser serait réunir les deux royaumes et il a toutes les qualités d’un grand souverain.

En effet, depuis la mort de Guy de Lusignan survenue trois ans plus tôt, Amaury, son frère, lui avait succédé.

La réponse d’Isabelle fut un cri d’indignation :

— Vous voulez que moi, j’épouse l’ancien amant d’Agnès de Courtenay ? L’homme qui avait osé s’élever contre mon seigneur époux ? Suis-je donc à vos yeux un simple objet que l’on peut jeter dans n’importe quel lit ? Je suis lasse de me marier, vous entendez ? Lasse… et écœurée ! On m’a démariée du gentil Onfroi de Toron pour me livrer à Conrad de Montferrat qui a été assassiné, puis mariée contre notre gré à tous deux au noble comte de Champagne, mon époux regretté, et voilà qu’à présent…

Le grand Templier sortit du rang et s’avança vers elle. Déjà âgé mais plein de noblesse, de vaillance et de sagesse, Gilbert Erail, par ses vertus, avait rendu au Temple un peu de son éclat perdu. Sur son beau visage énergique, Isabelle lut la compassion et sa parole fut d’une grande douceur quand il s’adressa à elle dans l’espoir d’atténuer les rigueurs de la raison d’État.

— Le roi Amaury a envoyé des émissaires. Il demande que la reine de Jérusalem accepte de donner sa main au roi de Chypre, réunissant ainsi deux États proches et qui, dès lors, seraient indissolubles. Il faut laisser le passé s’effacer des mémoires et vos loyaux sujets vous portent trop d’affection pour ne pas vous soutenir dans cette épreuve… malheureusement nécessaire ! Réfléchissez, madame !

Isabelle garda le silence puis murmura, se parlant à elle-même plus qu’aux autres :

— Le roi Amaury Ier ! Comme mon père vénéré ! Comme si le temps revenait en arrière ! Quelle dérision !

— Amaury Ier pour Chypre, madame ! Le roi de Jérusalem ne peut être qu’Amaury II, corrigea doucement Josse de Tyr. L’histoire ne revient jamais en arrière !

— Croyez-vous, monseigneur ? Je voudrais pourtant qu’il en soit ainsi… au moins une fois !

Le Conseil dispersé, Isabelle pria son beau-père de demeurer près d’elle. Cependant, elle resta silencieuse quelques minutes, puis, comme n’osant interrompre sa méditation, il l’interrogeait du regard, elle ordonna :

— Allez chercher Thibaut… par grâce ! J’ai besoin de lui !

— Isabelle ! À quoi pensez-vous ? Songez à ce qu’il est, en dépit de l’affection que nous lui portons tous : un Templier qui a rejeté ses vœux, renégat au Christ peut-être ? Vous ne pouvez l’épouser !