— Qui parle de l’épouser ? murmura Isabelle avec une profonde lassitude. Je vous demande de l’aller chercher. Je veux le voir, vous comprenez ? Je le veux ! Et cela avant que Lusignan ne vienne ici ! Sinon… je refuse de l’épouser !
Il n’eut pas le temps d’ajouter une parole : Isabelle secouée de sanglots venait de quitter la salle en courant.
Comprenant qu’il n’y avait rien d’autre à faire, Balian se mit en devoir de lui obéir…
C’était la veille de l’arrivée de Lusignan. Il était tard et le palais dormait, fatigué par les préparatifs des festivités du lendemain, quand Balian d’Ibelin y pénétra suivi d’un chevalier enveloppé d’un grand manteau noir. Une entrée sans rien d’extraordinaire et aucun garde ne leva seulement le sourcil quand il gagna le logis de la reine. Depuis la mort d’Henri, c’était vers elle que convergeaient messagers, envoyés, conseillers ou requêtes à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit… Dans la salle précédant la chambre royale où se tenaient dans la journée les dames de parage ou de suite, il ne trouva que sa fille Helvis et s’en étonna, mais avec un bref sourire elle lui apprit que, depuis son départ, elle passait toutes ses nuits auprès d’Isabelle… pour qu’elle se sente moins seule. Son époux avait trop à faire à Sidon pour s’y opposer. À Thibaut qu’elle avait reconnu du premier coup d’œil, elle murmura :
— Encore un peu de temps et il eût été trop tard, sire chevalier.
Nous n’avons pas perdu une seule seconde, soupira Balian, mais au retour, un vent contraire s’est levé et il s’en est fallu de peu que nous n’arrivions que demain…
— Venez ! Elle n’a que trop attendu !
Prenant Thibaut par la main, elle l’entraîna à sa suite dans la chambre où elle ne resta qu’un instant, tout juste le temps de dire :
— Le voici enfin, Isabelle !
Puis elle se retira, les laissant seuls dans la pièce somptueuse adoucie de tapis, où de grands cierges de cire rouge brûlaient en crépitant dans de hauts chandeliers d’argent, mais laissaient dans l’ombre le vaste lit à fines colonnettes habillé de brocart blanc et rouge. Isabelle, les cheveux dénoués sur son ample dalmatique blanche que les flammes moiraient, était à demi étendue sur les coussins d’une bancelle placée près de la délicate ogive ciselée de la fenêtre où un rosier pourpre s’épanouissait dans un grand pot de terre. En voyant paraître celui qu’elle attendait, elle se leva mais resta là, debout dans les plis neigeux de sa robe dont luisaient les cassures, à le regarder comme si ce regard devait être le dernier.
Lui s’était arrêté, émerveillé de la découvrir plus belle encore que dans les rêves qui tant de fois la lui avaient livrée. Jamais femme n’avait brillé d’un si doux éclat, même si les cernes bleutés de ses grands yeux révélaient des douleurs rendant cette icône de chair plus humaine, plus désirable encore. Lentement il rejeta son manteau, mit un genou en terre et les bras étendus attendit sans qu’aucun mot vînt troubler l’enchantement…
Cet instant magique, tous deux l’avaient vécu des centaines de fois au cours des années de séparation. Ils n’avaient pas besoin de mots pour expliquer ce qu’ils en espéraient. Thibaut savait pourquoi Isabelle l’appelait et, tandis que le bateau le ramenait vers elle, il avait confié au vent chaque mot de sa prière d’amour, sachant qu’elle les avait entendus et qu’il serait exaucé…
Les yeux dans ses yeux, elle fit un pas vers lui, écartant du pied les coussins tombés qui la gênaient. Un seul pas, puis ses jolis doigts ouvrirent le fermail d’or et de perles de sa robe. Elle la rejeta en arrière d’un geste ailé qui fit saillir comme une offrande le double fruit rose de ses seins. Dressée sur la pointe de ses petits pieds, elle courut, ravissante et nue, se jeter dans les bras tendus vers elle…
Avec une ardeur affamée, Thibaut les referma sur le satin vivant de cette peau si douce. Le sang battait lourdement à ses tempes et ses reins brûlaient tandis que, pressé contre elle, il laissait ses mains commencer une lente exploration. Elle prit sa tête entre les siennes et ce fut elle qui scella leurs bouches dans le vertige du premier baiser.
Ce fut elle encore qui le dévêtit avec des gestes hâtifs et un peu maladroits qui le ravissaient parce qu’ils trahissaient une inexpérience touchante chez une jeune femme déjà mariée trois fois. Les doigts soyeux tremblaient un peu sur sa peau tannée, dessinant le contour des muscles, s’attardant à la toison brune de la poitrine… puis ce fut lui qui l’enleva pour la poser sur le lit. Ensemble ils se perdirent en une infinité de baisers et de caresses qui s’acheva dans un éblouissement, mais ils recommencèrent presque aussitôt. La faim qu’ils avaient l’un de l’autre venait de trop loin pour se satisfaire si vite…
Thibaut n’ignorait plus ce que pouvait être le plaisir de chair. À son arrivée à El-Khaf, le Vieux avait essayé sur lui le pouvoir du haschich. Il avait connu alors une étrange euphorie, la sensation de détenir des possibilités illimitées. Comme tous ceux que Sinan éduquait dans ses nids d’aigle, il avait connu le demi-réveil dans un endroit de rêve, un kiosque semblable à ceux où l’on se réfugiait aux heures chaudes en Orient, somptueux… Ouvert sur un jardin plein d’odeurs, il semblait fait d’or comme tout ce qui s’y trouvait… comme le corps lisse de la houri qui lui avait fait connaître cette volupté dont il s’était toujours gardé. À cause de Baudouin d’abord, mais aussi par choix délibéré parce qu’il se voulait pur pour le pur amour qui habitait son cœur, et parce qu’il avait eu sous les yeux les débauches d’Agnès. Quant aux ribaudes des rues chaudes de Jérusalem comme celles qui suivaient l’ost, elles lui répugnaient. Il s’était farouchement gardé des premières et chassait les autres à coups de houssine.
Deux fois il était tombé sous l’emprise de la drogue, mais il n’y eut pas de troisième. Il se méfia de ce qu’on lui servait à manger ou à boire, n’accepta que de l’eau et des fruits jusqu’à ce que Sinan lui en fit le reproche. Il dit alors nettement qu’il refusait de laisser embrumer son cerveau et de devenir ainsi, à la longue, un jouet mortel entre les mains du Vieux.
— Je suis chevalier chrétien et entends vivre et mourir digne de ce titre. Tu peux me tuer ou me chasser à ton gré.
— Un fidawi chrétien, c’était pourtant bien tentant. Je n’ai pu m’empêcher d’essayer. Ce n’est d’ailleurs pas ce que j’avais promis, mais j’aime aller au fond des âmes. Reste ici autant que tu le voudras et vis à ta guise. Je ne t’enverrai plus au Paradis !
C’est alors que Thibaut, pour le remercier, avait parlé du Sceau du Prophète que le Vieux n’avait eu aucune peine à faire récupérer et qui, dans ses mains, pouvait devenir une arme efficace contre l’Islam…
Le Paradis, Thibaut le connaissait à présent. Tellement plus beau, tellement plus grisant que celui du Vieux, parce que le plaisir d’amour partagé avec la femme aimée ne peut se comparer à aucun autre. Durant des heures, lui et Isabelle s’en gorgèrent joyeusement. Oui, joyeusement, même s’ils savaient que cette nuit divine n’aurait pas de seconde, ils la vécurent comme s’ils avaient l’éternité devant eux et, quand ils parlèrent, ce fut seulement pour accumuler des mots d’amour plus beaux que les plus beaux poèmes…
Ils pensaient l’un et l’autre que raconter par le détail une aussi longue séparation aurait pris trop de ce temps si précieux. Par Balian, Isabelle avait appris le principal. Sauf peut-être comment son amant en était venu à chercher refuge chez le Vieux de la Montagne.
— Lorsque j’ai été banni de Tyr, expliqua Thibaut, je ne suis pas allé bien loin seul. Un homme m’attendait au bord du chemin. C’était un Ismaélien, qui m’a conduit à un casal à demi détruit et abandonné où il m’a réconforté, nourri et fait comprendre que le seul asile pour moi se trouvait près de son maître. Alors je l’ai suivi !
— Il t’attendait ? Comment est-ce possible ?
— Tout est possible à ces gens. Ils ont des espions dans tous les lieux où il se passe quelque chose et Rachid ed-din-Sinan, le Vieux, ne perd pas une occasion de chercher à s’attirer la reconnaissance de malheureux condamnés… justement ou injustement. C’est ce qu’il a fait…
Thibaut n’en dit pas davantage et Isabelle se contenta de ces paroles, le seul fait important pour elle étant que le bien-aimé soit sauf. Aussi bien il était impossible au chevalier de lui dire l’incroyable vérité, une vérité qui l’attendait à El-Khaf sous la forme d’une lettre d’Adam Pellicorne. Une lettre dans laquelle son ami lui apprenait qu’avant de faire voile vers l’Occident avec ce qu’il cherchait (sans préciser quoi), le Picard avait relâché dans le petit port de Maraclée afin de se rendre auprès du Vieux, avec qui le Maître caché et certains de ses dignitaires entretenaient des relations, épistolaires ou autres. Adam avait déjà rencontré Sinan et, s’il était venu jusqu’à lui, c’était pour lui demander de veiller sur l’ami fraternel qu’il laissait en arrière. C’est ainsi que, sans jamais s’en douter, Thibaut avait été suivi et surveillé partout où il était allé… et sauvé de la mort ou de l’esclavage. Mais rien de tout cela ne pouvait être confié, même à Isabelle, car il s’agissait de secrets qui n’appartenaient pas à Thibaut…
La nuit fut trop courte et, quand le chant d’un coq en annonça la fin, Isabelle, soudain éperdue, s’accrocha au cou de son amant pour le retenir contre elle :
— Non ! Pas déjà ! Je ne vais pas te perdre à nouveau ?
— Il le faudra, mon amour ! Dans quelques heures le roi de Chypre sera là et il te ramènera dans son île…
— Pourquoi ne resterait-il pas ici ? En l’épousant je le fais roi de Jérusalem donc de Saint-Jean-d’Acre… Je veux vivre dans ce palais… dans cette chambre où je pourrai recréer ton image… Mais toi, où iras-tu ? A El-Khaf, de nouveau ?
— Non, j’ai tourné cette page-là. Tout à l’heure, Balian me conduira à la maison chevetaine du Temple…
— Au Temple ? Mais ils vont te chasser ou même te livrer à Amaury !
— Pour quelle raison ? J’ai déjà été jugé et banni. De plus, avant mon départ, Sinan m’a remis un message pour le Maître. Il y explique comment le Sénéchal a été tué… et révèle que c’est lui qui a fait étrangler Josefa Damianos. Je sais que Gilbert Erail m’accueillera. Sans doute serai-je puni pour une aussi longue absence, mais je resterai à Acre… Ainsi je serai moins loin de toi.
— Encore trop loin ! Te reverrai-je jamais ?
À cet instant, Helvis pénétra dans la chambre :
— Le jour va venir ! Vite, chevalier ! Il faut vous hâter ! Mon père vous attend !
— Je viens !
Une dernière fois, Thibaut prit Isabelle dans ses bras, la serra contre lui à lui faire mal et baisa sa bouche tremblante…
— Nous sommes unis à jamais, Isabelle. Un jour nous nous retrouverons, je le sais…
— Quand ?
— Peut-être pas dans cette vie, mais nos âmes sont si fort attachées l’une à l’autre que le temps, les siècles même ne pourront les séparer. Je suis à toi pour l’éternité et s’il existe, pour l’homme, d’autres existences terrestres, alors je saurai te rejoindre… Je saurai te reconnaître !
S’arrachant des bras de la jeune femme, il la confia à ceux d’Helvis, s’habilla en hâte et quitta la chambre en courant sans un regard en arrière.
Un moment plus tard, accompagné de Balian d’Ibelin, Thibaut traversait le port pavoisé en l’honneur de celui qu’on attendait et rejoignit la Voûte d’Acre, la forteresse templière près du phare au-delà duquel il n’y avait plus que l’horizon étincelant de la Méditerranée…
Aux mains de ses femmes, Isabelle, immobile comme une statue, le visage inondé de larmes, se préparait à recevoir un quatrième époux, une nouvelle couronne, mais son âme ne l’habitait plus…
ÉPILOGUE
OÙ LA FIN N’EST
QU’UN RECOMMENCEMENT
« … Je n’ai jamais revu Isabelle, sinon de loin : elle dans le faste d’une cour élégante, moi dans les rangs des chevaliers du Temple où les blancs manteaux à la croix rouge, les camails et les heaumes d’acier nous font tous semblables. Mais c’était tout de même une joie de l’apercevoir. Après son mariage, elle résida à Saint-Jean-d’Acre le plus souvent. C’est là qu’un peu plus de huit mois après les noces, elle donna le jour à une nouvelle petite fille qu’elle appela Mélisende. Une petite fille dont j’ai eu, plus tard, la certitude qu’elle était mienne, ce qui me fit une douce consolation en attendant de devenir douleur…
L’union avec Amaury fut ce qu’elle devait être : un mariage de convenance où l’amour n’avait pas sa part. L’époux ressemblait plus à Montferrat qu’à Henri de Champagne. Un politique prudent et dur, indifférent à l’impopularité si c’était nécessaire, sachant briser impitoyablement une cabale. Roi de Chypre depuis trois ans, il avait fait de l’île un modèle d’organisation. Il entreprit donc de mettre le royaume de Jérusalem à son image : quelques semaines après les épousailles il reprenait Beyrouth aux Musulmans, rétablissant ainsi les communications terrestres du royaume avec Tripoli et Antioche. Je lui fus reconnaissant d’avoir donné la ville en fief à Jean d’Ibelin, le fils aîné de mon cher Balian, qui lui ressemblait fort et venait d’épouser Mélisende d’Arsuf. Quant à ses relations avec Isabelle, les rares bruits qui vinrent jusqu’à moi disaient Amaury fier de sa beauté, la parant volontiers et la traitant avec respect. L’aima-t-il un tant soit peu, nul ne le pouvait deviner car il savait se garder. Même au temps des folles amours avec dame Agnès, il offrait un visage impénétrable, une attitude froide, irréprochable. Il ordonna de belles fêtes pour la naissance de « sa » fille dont il se montra convenablement heureux n’ayant plus depuis longtemps souci d’un héritier mâle : il l’avait déjà d’un premier mariage contracté longtemps auparavant, et passé presque inaperçu, avec une nièce de Balian, Eschive de Ramla, fille de ce Baudouin qui avait si follement aimé Sibylle et qui, dépité de la savoir mariée à Guy, avait tourné le dos à Jérusalem pour se réfugier à Antioche sans plus se mêler de rien. En même temps, Amaury conclut un traité de paix avec le sultan Malik al-Adil. Tous les espoirs renaissaient pour le royaume si longtemps en péril…
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