— L’Occident ! Répétai-je. Mais où ? Chez qui ?

— Ma maîtresse dit que vous êtes un Courtenay et que les Courtenay sont princes dans votre pays.

— Mon pays, c’est ici… Je ne sais même pas où est Courtenay.

— Moi je sais, intervint Olin de sa voix paisible. Ce n’est pas loin de chez moi. Si vous le voulez, je peux me charger de ce petit enfant puisque je vais repartir. Ma bonne épouse le recevra avec toute sa bonté et, j’en suis sûr, tout son cœur. En outre, j’ai quelques biens, même si je ne suis pas un Courtenay. Et je me demande si… si ce n’est la réponse de Dieu à mes prières. Nous ne sommes plus très jeunes…

Le brave homme en avait les larmes aux yeux et je ne pus m’empêcher de l’embrasser, mais déjà j’avais peine à devoir me séparer pour toujours de Renaud. En un instant, je pris la résolution de partir avec lui, de tout abandonner de ce qui avait été ma vie, mon pays, les tombes de ceux que j’avais aimés et même, s’il le fallait, le salut de mon âme pour suivre ce petit garçon qui me rendait un peu d’Isabelle. Tant pis pour les conséquences… Oui, j’allais partir moi aussi !

Le Grand Maître eût-il encore été Gilbert Erail, j’aurais couru à Acre lui demander de m’envoyer en France. Mais c’était à présent Pierre de Montaigu, un homme dur, cassant et sans indulgence. Il ne comprendrait pas et j’essuierais un refus, sinon pire ! Alors je décidai qu’une fois Renaud installé aux Courtils, j’irais confesser ma faute à la Commanderie la plus proche pour rester fidèle à des vœux devenus chers avec le temps. Du moins recevrais-je mon châtiment sur la terre où allait vivre Renaud… Et c’est ainsi que je sortis du Temple.

Quelques jours plus tard, le moine et Amena rétablie repartirent vers Mélisende, tandis que nous embarquions, sous des habits de pèlerins, à Tripoli sur un navire provençal, emmenant une chèvre pour la nourriture de l’enfant. Une digne veuve de Marseille qui retournait chez elle après pèlerinage se chargea spontanément de lui durant ce qui était pour moi un voyage vers l’inconnu. Dieu, Notre-Dame et la mer nous furent cléments et ce fut sans tempêtes ni mauvaises rencontres que nous atteignîmes tous trois les côtes de Provence… »


*

* *

Le jour s’était enfui depuis longtemps et la nuit s’achevait quand Renaud fut à la dernière page. La chandelle, allumée pour permettre la lecture, brûlait encore. Renaud l’éteignit d’un souffle et resta là un moment, dans la lumière indécise et grise de l’aube hivernale, une main attardée sur le gros paquet de feuilles d’où il sortait comme d’un rêve étrange et un peu effrayant. La découverte des racines profondes qui l’attachaient à la Terre Sainte et à tant de hauts personnages lui donnait le vertige…

Appuyé toujours au livre comme s’il craignait de perdre l’équilibre en s’en écartant, il se leva, avisa le feu mourant et se hâta à son secours. Puis il se tourna vers la couchette. Le vieux Thibaut dormait, les mains nouées sur la poitrine, tellement semblable à un gisant de cathédrale que Renaud eut peur qu’il ne fût mort dans son sommeil. Vraiment peur, parce que ce vieil homme si noble lui était devenu mystérieusement cher… et que le récit laissait tant de questions sans réponses ! Il se pencha, perçut son souffle. Rassuré, il prit la cruche et sortit tirer de l’eau…

Il faisait moins froid. La neige fondait, laissant paraître les mousses vertes et même quelques pousses d’herbe. Le printemps n’était plus loin. Renaud s’assit un instant au seuil de la vieille tour pour observer ces signes du renouveau. Bien qu’il ignorât ce qu’ils lui apporteraient dans sa vie, les signes lui parurent de bon augure. Alors il rentra, but une bonne goulée d’eau froide pour chasser les brumes de sa longue veille, mit ce qu’il restait de soupe à chauffer et s’agenouilla devant la croix pour prier…

Le dernier « amen » tombé de ses lèvres, il se retourna et vit que Thibaut, assis sur son lit, le regardait. Aussitôt son visage s’éclaira :

— Vous allez mieux… mon père ?

Tendre et respectueuse, l’appellation fit passer la lumière dans les yeux du vieux chevalier, amenant un sourire :

— Je crois… Dieu m’accorde une nouvelle rémission. J’en suis heureux parce qu’elle me permet de rester encore un peu avec toi…

— La soupe doit être chaude. Je vais vous en donner. Elle vous fera du bien.

— Merci… Auparavant je veux prier.

Il essaya de se lever, mais ses jambes refusèrent de le soutenir. En même temps, une violente douleur le plia en deux tandis que les traits creusés de son visage se tiraient tragiquement. Il eut un petit rire :

— La rémission, je le crains, ne sera pas très longue mais… que la volonté de Dieu soit faite ! ajouta-t-il en s’étendant de nouveau avec l’aide de Renaud.

Le grand corps maigre tremblait et le jeune homme chercha sa propre couverture pour l’ajouter à la sienne. Après quoi il préleva un peu du remède qu’il lui fit boire.

— Tu as tout lu ? demanda Thibaut avec un soupir de soulagement.

— Tout, oui… et il y a…

— Des choses que tu voudrais savoir ? Gageons que je connais la première : qui est ton père ?

— C’est bien naturel, il me semble ?

— Très naturel. Encore que je ne sois pas certain que tu en aies grande joie car, si tu es mon cher petit-fils, tu es aussi celui… de Saladin !

— Quoi ? Mais ce n’est pas possible ? s’écria Renaud étranglé d’horreur.

— Pourquoi pas ? En Palestine tout est possible, même l’incroyable. Le chasseur au faucon égaré était le malik d’Alep, Al-Aziz, qui a succédé à son père Al-Zahir deux ans avant le mariage de ta mère avec Bohémond. D’après ce que j’ai compris, lors de sa rencontre avec Mélisende il séjournait à Kella non loin de l’Oronte. Il a aimé ta mère et elle l’a aimé…

— Un Sarrasin infidèle ? Comment a-t-elle pu ?…

— L’amour, tu l’apprendras peut-être – et je ne suis pas certain de le souhaiter ! –, se moque des frontières de race, de religion, de couleur de peau… et même des pires maladies. S’il n’en était ainsi, dis-moi par quelle magie Ariane l’Arménienne aurait-elle pu aimer un lépreux jusqu’au bout de l’horreur ?

— Je pense qu’elle devait voir son âme à travers le corps détruit.

— Jolie phrase ! Le corps était pourri, pourtant.

— Oui… mais ce devait être un homme tellement exceptionnel ! J’aurais aimé le connaître. Au fait, le manuscrit ne dit rien de cette Ariane. Qu’est-elle devenue ?

— Un an après la prise de Jérusalem, les Hospitalières comme les Hospitaliers ont dû quitter la Ville sainte pour Acre, ainsi que le spécifiait le traité passé entre Saladin et le roi anglais. Ne la trouvant pas au moment du départ, les saintes filles la cherchaient partout. Cette miraculée représentait pour elles une sorte de trésor et elles se lamentaient déjà, quand l’un des moines grecs chargés du Saint-Sépulcre est venu chercher la mère prieure pour lui montrer ce qu’il venait de découvrir : Ariane étendue sur le tombeau de Baudouin. Morte !

— Morte ? De quoi ?

— Personne n’a su le dire ! Aucune blessure, aucune trace de poison, ce qui l’eût rejetée dans les ténèbres extérieures. Rien ! Elle était morte, tout simplement, et son visage était empreint d’une telle joie qu’on l’a enterrée sous une dalle, près du tombeau de celui qu’elle venait de rejoindre. Tu vois, l’amour, le vrai, moins rare qu’on ne peut le supposer dès l’instant où l’on sait l’attendre et le reconnaître, peut tout obtenir de l’homme ou de la femme et tout donner…

— Un infidèle ?

— Qui est fidèle à un seul Dieu… comme nous ! Ils l’appellent autrement, ils ont d’autres lois et une autre morale qui n’inclut pas l’amour. Pour eux, le Paradis se conquiert au tranchant du cimeterre. Ils reconnaissent au Christ la qualité de prophète. Quant à leur prophète, il a dit : « Le salut est dans les sabres fulgurants et le Paradis dans l’ombre des épées. Celui qui combat pour que ma parole soit au-dessus de tout, celui-là est dans ma voie… » Voilà où ils se trompent, et j’ai peur qu’ils ne s’obstinent dans cette erreur parce que leur loi correspond mieux à l’instinct profond des hommes. Vers quoi es-tu attiré toi-même ? Le fracas de la guerre ou le silence du monastère ?

— J’aurais tellement voulu être chevalier ! soupira Renaud.

— Pourquoi pas ? Non, ne dis rien ! Il ne faut pas m’interrompre tant que le mal me laisse l’esprit encore clair, car il y va de ton avenir…

Une violente quinte de toux coupa la parole du vieil homme. Même après avoir bu un peu de miel fondu, il mit du temps à reprendre son souffle. À l’évidence, parler lui coûtait un effort difficile, pourtant il réussit à reprendre :

— Écoute ! Il faut que je te dise… tout de suite… parce que c’est important… Quand tu partiras… et ce sera bientôt, va à la Commanderie Saint-Thomas… de Joigny ! Sous ce froc, tu y arriveras sans péril. Le Commandeur… a reçu de moi… il y a longtemps… un acte important pour toi…

— Depuis si longtemps, ce n’est peut-être plus le même Commandeur ? hasarda Renaud.

— Si… Frère Adam est très âgé… mais toujours vivant. Sinon j’en aurais été prévenu…

— Frère Adam ?

Si souffrant qu’il fût, Thibaut trouva la force de rire :

— Oui… lui – même ! Frère Adam Pellicorne ! Un haut dignitaire du Temple qui n’a rien accepté de plus qu’une commanderie. Il te guidera… que tu veuilles devenir Templier ou rester dans le siècle ! Mais je voudrais que tu puisses… aller là-bas… en Terre Sainte, pour retrouver ce que je ne suis jamais allé chercher. La Croix ! La Vraie Croix !

— Pourquoi ? Le royaume en avait bien besoin, pourtant !

— Le royaume, oui… mais dans leur ambition les rois ne pensaient qu’à eux-mêmes. Henri de Champagne seul… la méritait et je voulais aller lui proposer de lui dire où elle était quand j’ai appris sa mort ! Ensuite j’ai préféré la laisser dans cette terre sanctifiée jadis par les pas du Christ et, plus tard, par tout ce sang versé aux Cornes d’Hattin. Va la chercher… pour notre roi Louis qui a déjà sauvé la Couronne d’Épines et qui en est digne entre tous !

— Avec l’aide de Dieu, j’obéirai… mon père !

Un sourire heureux vint éclairer le vieux visage miné par la souffrance :

— C’est un mot bien doux, tu sais ? Mais j’ai encore quelque chose à dire : fais en sorte que la Croix ne tombe jamais aux mains des Templiers ! Jamais, tu entends ?

— Pourquoi ? Vous en êtes un… et vous révérez le Temple.

— Certes, certes ! Cependant… je n’ai… ni le temps… ni le droit de te… révéler ses obscurités ! Fais… ce que je te dis… et que Dieu… soit avec toi !

La belle main sèche levée sur la tête du jeune homme eut tout juste le temps d’y tracer le signe de la bénédiction. La toux revenait, déchirante et, cette fois, incessante. Durant des heures, Renaud s’efforça d’apporter un peu d’adoucissement à la douloureuse agonie. C’était une douleur pour lui aussi, qui ne découvrait son grand-père que pour le perdre et s’en trouvait si malheureux…


Thibaut de Courtenay mourut la nuit suivante.

Dans le vieux coffre d’où il avait tiré la robe noire pour l’en revêtir, Renaud trouva un grand manteau blanc frappé d’une croix pattée d’un rouge éteint. Il le sortit pour en envelopper celui qui s’en allait comme il eût fait avant de monter à cheval. En dépliant avec respect le noble vêtement il en fit tomber un petit rouleau de parchemin qu’il déroula.

Dessiné à la plume – la même sans doute qui avait écrit toutes les pages du manuscrit –, avec une extrême finesse et pas le moindre repentir, un jeune visage de femme apparut, plus beau que le plus beau des rêves, si fascinant que le jeune homme le regarda longtemps avant de décider ce qu’il convenait de faire. C’était très certainement le visage d’Isabelle et, un instant, il pensa à glisser le portrait dans les mains du mort, mais l’idée de s’en séparer lui fut tout à coup insupportable. Elle était son aïeule après tout et, dans la vie incertaine qu’il allait entamer, elle représenterait le seul trésor le rattachant au passé, un viatique pour lui en même temps qu’une obscure espérance… Il garda le rouleau.

Ensuite, ayant revêtu du manteau le corps apaisé du vieux chevalier, il décrocha du mur la petite croix de bois, la mit entre les doigts du défunt et s’agenouilla pour prier longuement.

Puis il sortit dans le matin clair pour commencer à creuser la fosse…

Saint-Mandé, avril 2002.

NOTES

1  Médecin

2  Eteint en France après des vicissitudes diverses, le nom des Courtenay anglais s’est perpétué jusqu’a nos jours.