Le baiser avait pétrifié la foule. Elle s’ouvrit devant la jeune fille qui, tête droite et avec un sourire de bonheur, regagnait le quartier arménien, tramant après elle un père désorienté. Tous les regardèrent partir. Baudouin d’un geste machinal avait porté la main à sa bouche, mais sans l’essuyer, puis regardait cette main comme s’il s’attendait à y voir trace de cet instant incroyable… Enfin tournant les talons, il alla reprendre son cheval et s’engagea dans le chemin de la citadelle en respirant rêveusement le bouquet. Un instant il se tourna vers Thibaut :

— Ses lèvres avaient le goût de la pomme et la fraîcheur de la menthe, murmura-t-il. Je ne pourrai jamais l’oublier… Mais pourquoi a-t-elle fait cela ?

— Parce qu’elle vous aime, tout simplement.

— Au point de vouloir partager mon mal ? Si elle doit souffrir de ce baiser, je ne me le pardonnerai jamais…

— Vous auriez tort. Voilà des années que je vis auprès de vous et je ne suis pas le seul. Personne n’a jamais rien attrapé. Alors ne cherchez pas à abîmer ce beau souvenir !

Baudouin le remercia d’un regard et tourna la tête vers les fortes murailles sur lesquelles sonnaient déjà les longues trompettes annonçant sa venue. Le pont-levis était baissé et la herse relevée, découvrant les avant-cours où s’était déversé tout le petit peuple de la citadelle éclairé par les pots à feu que l’on venait d’allumer. Tous acclamaient leur jeune roi et cela offrait à ses oreilles une belle et exaltante musique, doux corollaire de l’instant inouï qu’il venait de vivre. Tandis que Sultan le portait vers sa demeure, Baudouin oubliait le mal qui rongeait à la fois son corps et son esprit.


Devant l’entrée du logis royal, la cour l’attendait, une cour composée surtout de femmes, de jeunes enfants et de vieillards, religieux ou trop âgés pour porter les armes. Ils faisaient, dans la lumière dansante des torches, une fresque chatoyante et colorée dont le centre rayonnant était une noble dame, grande et belle, dont les approches de la quarantaine atténuaient à peine l’éclat : la mère du roi, la belle Agnès que certains appelaient – par convenance et encore du bout des lèvres ! – la « reine mère » bien qu’elle n’eût jamais porté couronne. À regret d’ailleurs, car aucune femme n’était aussi fascinante ; aucune aussi dissolue : dans son lit se succédaient des hommes qui n’avaient pas toujours droit au titre d’époux. Il lui suffisait qu’ils fussent beaux, vigoureux et ardents aux jeux de l’amour dont elle avait besoin comme d’une drogue. Elle ne rencontrait guère de refus. Son corps, qu’elle moulait des épaules aux hanches dans le satin ou le velours selon la saison, irradiait la sensualité et même ses pires ennemis avaient rêvé secrètement de la culbuter un jour dans un coin de galerie ou l’ombre d’un jardin, mais de préférence dans le bruit et la fureur d’une ville prise d’assaut et livrée au pillage, car c’était de bien bas instincts que cette femme éveillait. Certains y étaient arrivés, mais ne la haïssaient que davantage parce qu’ils n’avaient pas su la combler et qu’elle le leur avait fait savoir. Alors ils l’insultaient sous le manteau, murmuraient qu’elle avait communiqué à son fils la pourriture de son âme et que Baudouin payait les péchés de sa mère.

Quelle foudroyante beauté, en vérité ! Avec ses longs cheveux d’un blond ardent qu’elle laissait libres comme une jeune fille, à peine retenus au front par un cercle de saphirs recouvert d’une mousseline que le vent du soir faisait voltiger, elle ressemblait à une lionne triomphante avec ses longs yeux d’azur étincelant d’orgueil et ses belles lèvres carminées entrouvertes dans un sourire ressemblant à un appel au baiser. Son fils ne revenait-il pas vainqueur et avec lui le jeune Renaud de Sidon, son quatrième mari épousé bien qu’il eût quinze ans de moins qu’elle peu après la mort du troisième ? Celui-ci, Hugues d’Ibelin, avait lui-même succédé à celui qui devenait le roi Amaury Ier, mais était déjà son amant, au temps où elle était l’épouse du sire de Marash. Ce quadruple lien conjugal n’avait d’ailleurs jamais empêché Agnès de s’offrir à qui éveillait sa curiosité et son désir.

Le dernier élu en date se tenait auprès d’elle, à peine en retrait, et c’était un évêque. Un drôle de prélat d’ailleurs qui avait choisi l’Église pour faire fortune comme d’autres choisissent le commerce ou le pillage dans une troupe mercenaire. C’était au départ un simple moine du Gévaudan qui avait dû fuir son couvent et le courroux de son abbé pour avoir engrossé la fille d’un notable du bourg voisin. Il avait couru ainsi jusqu’à Marseille où, l’appétit éveillé par le récit d’un croisé de retour de Palestine, il s’était embarqué avec une théorie de pèlerins. Débarqué à Césarée dont le seigneur était Renaud de Sidon, tout fraîchement marié à Agnès – on était à la fin de 1174 –, il s’était arrangé pour rencontrer la dame du lieu dont la réputation était venue à ses oreilles et n’avait pas eu la moindre peine à la séduire. C’était en effet un homme magnifique, un de ces Arvernes blonds, taillés dans la lave de leurs volcans avec des muscles d’acier, des yeux de feu, un sourire carnassier à belles dents blanches, et des appétits sexuels à la hauteur des exigences d’Agnès. Devenu son confesseur – ce qui était bien commode pour les rapprochements intimes, une connaissance des fautes évitant les longs développements –, la mort de l’évêque de Césarée survenue quelques mois après leur rencontre lui avait valu de coiffer la mitre et de brandir la crosse grâce aux bons offices de sa belle. Mais en fait on n’a jamais su son nom réel. Débarquant en Terre Sainte, il s’était choisi celui d’Héraclius, le parrainage d’un empereur qui avait jadis repris Jérusalem aux Perses lui paraissant de bon augure. Et ce soir du retour de Baudouin, il était là, aux premières loges, cet évêque dont les prières ne s’adressaient au Christ que lorsqu’il ne pouvait pas faire autrement et encore du bout des lèvres car, simoniaque, avide et totalement dépourvu de scrupules, il ne s’agenouillait en son âme perverse que devant deux déesses, la Fortune et Vénus.

Baudouin ne l’aimait pas et le cachait à peine : tout juste ce qu’il fallait pour ne pas peiner une mère qu’il aimait en dépit d’une réputation dont il ne voulait rien savoir. Héraclius s’en souciait peu. Il savait le jeune homme condamné à plus ou moins brève échéance alors qu’il se sentait lui-même plein de vie et de santé. Aussi ne lui coûtait-il guère de lui montrer un respect d’apparence : tout ce qu’il souhaitait était qu’il vécût assez longtemps pour qu’Agnès en obtienne pour lui la place du Patriarche. Amaury de Nesle était vieux, malade et ne durerait plus. Ce titre prestigieux donnait le pas sur le roi lui-même puisque le véritable souverain de la Ville sainte était le Christ dont le Patriarche était le représentant. Qu’il en soit digne ou pas était de peu d’importance… C’était du moins ce que pensait Héraclius tandis que ses yeux verts, toujours extraordinairement brillants, observaient les mouvements du jeune roi en train de mettre pied à terre pour aller saluer sa mère. En fait, le seul problème que lui posât Baudouin était cette étonnante résistance à un mal qui, constaté depuis six ans, ne semblait guère opérer de ravages. Or, s’il souhaitait que le lépreux vive assez longtemps pour lui donner ce qu’il voulait, il craignait affreusement une contagion dont Agnès n’avait pas l’air de se soucier. Officiellement tout au moins.

Certes elle ne l’embrassait pas, mais c’était le jeune homme lui-même qui avait, dès longtemps, banni cette marque de tendresse. Pourtant il arrivait à Agnès de lui donner l’accolade lorsqu’il était en armure et que leurs peaux ne se touchaient pas, ou encore de tendre ses mains vers ses lèvres en pliant le genou devant la majesté royale comme elle le faisait en cet instant de retrouvailles, et le moindre contact faisait frémir le trop bel évêque dont le courage n’était pas la vertu première. À supposer qu’il en eût d’autres !

— Sire, mon fils, s’écriait à cet instant la « reine mère » d’une voix claire et allègre, c’est grande joie de votre retour. Tous ici se réjouissent d’une victoire qui apporte la paix pour longtemps !

— Dieu vous entende, ma mère ! Dieu vous entende…

— Vous ne croyez pas à la parole de votre ennemi ?

— Turhan shah craint pour Damas qui va souffrir de famine et il a paré au plus pressé, mais celui qui compte c’est Saladin et Saladin est au Caire. Il est possible que son frère atermoie pour attendre son retour.

— Dans ce cas, que n’avez-vous pris Damas. Et Alep ?

— Alep est tacitement notre alliée, ma mère, puisqu’elle compte sur nous pour barrer la route à Saladin, faire reconnaître les droits du jeune Al-Salih, et maintenir ainsi la division de l’Islam. Quant à Damas, il y faudrait une armée plus puissante que je n’en puis réunir. Peut-être au printemps si le contingent de croisés envoyés d’Europe est important. Le temps ramènera sans doute Saladin mais Damas, elle, sera épuisée par les privations. Et nous n’en sommes pas là, grâce à Dieu.

— Qu’allez-vous faire ?

— Laisser faire les choses… et aussi le comte de Tripoli. Mon cousin Raymond a regagné son fief après le dernier combat et ne restera pas inactif. C’est un fin politique et…

Une soudaine poussée de colère fit flamboyer le visage et les yeux d’Agnès.

— Ce traître ! Vous continuez à vous en remettre à lui ? Je me demande bien pourquoi. Vous êtes roi, que je sache, et il n’est plus régent !

Baudouin connaissait bien la vieille haine que sa mère vouait à Raymond, celle-là même qu’elle vouait aux grands barons qui avaient forcé Amaury Ier à la répudier pour devenir roi. Avec peut-être un peu plus d’intensité qu’aux autres : lorsqu’il était régent, elle avait tenté de le séduire mais il était resté immuablement fidèle à son épouse, la belle Echive de Tibériade. Naturellement le roi n’en montra rien :

— Il demeure notre plus puissant baron et sa connaissance des affaires le rend précieux. Cela dit, nous en reparlerons plus tard. Laissez-moi à présent saluer ma sœur !

Auprès d’Agnès, mais un peu en retrait, se tenait en effet Sibylle, sa fille aînée. Une blonde jeune fille de dix-sept ans, très belle aussi quoique d’une beauté différente. Plus blonde, plus déliée. D’Agnès elle tenait ses yeux bleus et ses lèvres pulpeuses, mais la coupe du visage, le petit menton rond et têtu, le pli obstiné de la bouche, elle les devait à son père, ce qui laissait supposer qu’elle était bien la fille d’Amaury Ier. Une question qui pouvait prêter au doute avec une femme comme Agnès. Infiniment gracieuse au demeurant, Sibylle possédait un corps souple et mince, encore un peu adolescent mais dont l’épanouissement s’annonçait et qu’elle savait déjà mouvoir avec cet art qui allume le regard des hommes et que sa mère pratiquait à un si haut degré. En résumé, une très séduisante jeune fille à ceci près que les beaux yeux regardaient rarement en face et que le sourire moqueur pouvait être déplaisant.

Thibaut de Courtenay observait la scène avec un peu d’agacement. Il n’aimait pas Agnès, sa tante cependant, pas beaucoup plus sa cousine Sibylle, et déplorait que Baudouin leur demeurât attaché. Ces deux femmes ne méritaient pas sa tendresse. Elles étaient, si différentes d’Elisabeth ! La sœur d’Agnès et sa mère adoptive à lui Thibaut à présent retirée chez les dames de Béthanie, couvent fortifié élevé sur un contrefort du mont des Oliviers sous le vocable de Saint-Lazare par la feue reine Mélisende, épouse de Foulques Ier (d’Anjou), qui en épousant la fille de Baudouin II avait remplacé le sang de Godefroi de Bouillon par celui des Plantagenêt. La jeune sœur de Mélisende, Yvette, en était l’abbesse. C’était le refuge normal des femmes de la famille. Sibylle y avait été élevée sans y acquérir grande culture : elle était beaucoup trop paresseuse pour encombrer de grec, de science ou d’autres fariboles un esprit tourné exclusivement vers la toilette et les plaisirs.

Depuis peu une autre princesse l’y remplaçait : elle s’appelait Isabelle, elle avait huit ans et elle était la demi-sœur de Baudouin, fille de la princesse byzantine Marie Comnène, épousée par Amaury Ier après la répudiation d’Agnès. Elle était aussi la plus adorable petite fille que l’on puisse voir et Thibaut sentait des frissons courir le long de son dos chaque fois qu’il évoquait la mignonne silhouette qui se redressait si fièrement sous le poids des épaisses nattes brun doré, le délicieux visage aux traits si purs éclairé par les yeux mêmes de son frère : prunelles d’azur clair où le ciel semblait se refléter. Bien loin des langueurs précoces de Sibylle, elle avait la gaieté, la pétulance et l’espièglerie d’un lutin et faisait retentir la sainte maison de ses galopades et de ses fous rires. Baudouin l’adorait et Thibaut plus encore depuis le jour où, à cinq ans, elle avait réussi à se hisser sur le destrier moreau de son père et où il l’avait vue partir à fond de train sur le dos du cheval soudain emballé sous les cris des palefreniers. Thibaut sautant sur le premier coursier venu s’était lancé à sa poursuite et avait réussi à arracher Isabelle à sa périlleuse position, laissant la royale monture se calmer d’elle-même. Il n’avait alors que treize ans et c’était un exploit dont on l’avait félicité, mais ce qui comptait pour lui c’était l’impression de bonheur intense ressentie quand il avait recueilli Isabelle dans ses bras et qu’elle s’était pelotonnée contre lui en tremblant comme un oiseau effrayé. Elle n’avait pas émis un son, mais elle était toute blanche et son petit cœur battait la chamade. Il l’avait couverte de baisers et de caresses pour la rassurer et elle s’était apaisée tandis qu’au pas ils revenaient vers la porte de David. Quand il l’avait remise à sa gouvernante affolée, il avait eu l’impression qu’on lui enlevait une part de lui-même.