Les trois ans écoulés n’avaient fait que renforcer ce sentiment d’autant plus fort qu’à la mort du roi, la reine Marie s’était réfugiée avec sa fille dans son fief de Naplouse pour échapper aux fureurs d’Agnès qui la haïssait et était revenue en force s’installer au palais dès l’instant où son fils devenait roi. Heureux de retrouver sa mère, Baudouin l’avait accueillie mais c’était avec les honneurs royaux que Marie avait gagné son beau domaine en compagnie de sa petite Isabelle. Bien qu’il les aimât toutes les deux, le jeune roi s’était fié en cela au conseil de Guillaume de Tyr, son ancien précepteur, qui, sachant de quoi Agnès était capable, jugeait plus prudent de mettre la reine douairière et sa fille à l’abri des mauvaises surprises.

Ce départ, bien sûr, avait peiné Thibaut et c’était avec une vraie joie qu’il avait appris l’entrée de la petite fille au couvent de Béthanie : cela doublerait le plaisir de ses visites à Elisabeth.

Les sentiments que son ami portait à sa petite sœur n’avaient pas échappé à Baudouin. Lorsqu’un jour il y avait fait allusion, Thibaut était devenu tout rouge et s’était refermé comme une huître. Ce qui avait fait rire le jeune roi :

— Te sentirais-tu coupable, par hasard ? Aimer n’est pas un péché, que je sache ?

— Aimer trop haut, si ! Je ne suis qu’un bâtard.

— Qui donc y prête attention ? Et à ta première action d’éclat je te ferai prince. Je suis le roi. Et je vous aime tous les deux.

On n’en avait plus jamais parlé, mais Thibaut gardait cette promesse dans son cœur parce qu’il savait Baudouin capable de la tenir.

C’était à cela qu’il pensait, ce soir-là, en le suivant dans son appartement privé, essentiellement une grande chambre fraîche défendue par une galerie à arcades donnant sur l’agréable cour du Figuier où chantait une petite fontaine. Ainsi l’avait voulue le roi Amaury quand le mal s’était révélé, afin que son fils pût goûter au repos à l’écart du tintamarre quotidien du palais-citadelle. Des bains en dépendaient où l’on descendait par quelques marches. Seul Thibaut partageait ce logis sur lequel régnait Marietta. Elle avait été la nourrice de Baudouin et ne laissait à personne, pas même au médecin de la cour – qui se gardait bien de protester d’ailleurs –, ce qu’elle considérait comme un privilège : donner au jeune homme les soins de propreté ou autres que nécessitait sa maladie.

C’était une paysanne d’Ascalon dont l’époux cultivait et portait au château ces oignons au parfum différent qui faisaient la réputation de la région(5). Au moment où Agnès, alors comtesse de Jaffa et d’Ascalon, allait accoucher de son fils, Marietta venait de perdre à la fois son mari écrasé par un pan de mur en démolition et son bébé enlevé par une fièvre maligne. Sa santé à elle était magnifique et elle débordait de lait. La nourrice retenue d’abord pour allaiter le fils du comte ayant eu l’heur de déplaire à la mère, on avait fait appel à elle et Marietta s’était donnée tout entière à cet enfant si beau qui lui rendait une raison de vivre. Depuis elle ne l’avait plus quitté et l’apparition de la lèpre, loin de la faire fuir, n’avait fait que renforcer son amour parce qu’elle savait que Baudouin aurait besoin d’elle toujours davantage. Au physique elle était aussi large que haute, avec un corps massif, un visage plein, presque sans expression mais animé par un beau regard sombre qui ne se baissait pas facilement. Immuablement vêtue de toile bleue plaquée sur le ventre par un devantier blanc, ses cheveux gris enfermés dans une guimpe de coton blanc, Marietta menait à la baguette les valets chargés du service.

Naturellement elle était là quand les portes s’ouvrirent devant Baudouin et son écuyer. Ce dernier se sentait très soulagé parce que le roi venait de refuser sa présence au festin préparé sur ordre de sa mère en disant qu’il n’avait pas faim et souhaitait avant tout se laver et se reposer.

— Tu aurais pu rester, Thibaut, remarqua-t-il tandis que celui-ci débouclait sa ceinture de cuir supportant l’épée qu’il alla déposer sur un coffre. Tu as plus d’appétit que moi et ma mère t’a spécialement invité.

— Vous devriez savoir que je n’apprécie pas les festins de votre mère. Elle aime trop les mélanges d’épices et de parfums, et les vins sont toujours trop lourds. Ils rendent la tête pesante et les idées bizarres…

Il n’ajouta pas que, depuis quelques mois, il évitait de se trouver en présence d’Agnès quand le roi n’y était pas. Cette décision datait du jour de ses seize ans où, dans l’église du Saint-Sépulcre, Baudouin lui avait conféré la chevalerie. Le soir même, il recevait d’Agnès des félicitations un peu particulières. Elle lui fit comprendre qu’elle le trouvait assez à son gré et qu’il ne tenait qu’à lui de nouer des liens dépassant le plan des relations familiales. N’étant pas complètement idiot, le nouvel adoubé comprit fort bien ce qu’elle entendait par là. Choqué au plus haut point et pris de court, il s’en tira, sur l’instant, en jouant les imbéciles : il était vraiment très heureux que sa chère tante lui rende enfin l’affection qu’il lui avait toujours portée, ce qui ne manquerait pas de renforcer les liens qui rattachaient déjà au roi son fils…

Pour cette fois Agnès n’insista pas, se demandant visiblement si ce garçon était vraiment aussi stupide qu’il le prétendait. Elle remit à plus tard l’éclaircissement d’une question somme toute secondaire puisqu’il ne s’agissait que d’un caprice comme elle en éprouvait parfois en face d’un beau garçon jeune et bien bâti. Thibaut, pour sa part, se le tint pour dit et se promit d’éviter à l’avenir le tête-à-tête avec l’incandescente Agnès. La guerre l’y avait aidé ; il fallait que la paix soit aussi rassurante…

Baudouin abandonna le sujet tandis que Thibaut l’aidait à ôter le haubert d’acier souple mais résistant – un cadeau de Raymond de Tripoli qui l’avait fait venir de Damas ! – sous lequel il ne portait qu’une chemise de forte toile. Songeur, il caressait du doigt une boule de chair apparue depuis peu entre ses sourcils et qui lui semblait avoir augmenté de volume. Il y portait la main fréquemment parce qu’il la percevait seulement par le toucher et non par sensation intérieure.

— Je crois, dit-il soudain, que le mal n’épargnera plus longtemps mon visage…

Marietta, qui allait descendre dans les bains avec le drap dont elle envelopperait Baudouin au sortir de la cuve, s’arrêta net au seuil, se sentit pâlir et prit un peu de temps pour se retourner :

— Vous aurez été piqué par une bête volante, dit-elle enfin d’une voix mate. Je vais vous mettre un emplâtre…

— … qui ne servira pas à grand-chose. Crois-tu que j’ignore comment agit la lèpre ? Peu à peu ma figure va se déformer, se boursoufler. Me donner ce qu’on appelle le « masque du lion ». Cela signifie que je dois me hâter…

Il n’acheva pas sa phrase. La porte venait de s’ouvrir sous la main d’un serviteur qui annonçait le chancelier et Baudouin renoua le cordon de sa chemise pour s’avancer à la rencontre de son ancien précepteur, le visage soudain apaisé et souriant, car il l’aimait autant qu’il avait aimé son père.

À quarante-six ans, Guillaume, archevêque de Tyr depuis l’avènement de Baudouin et chancelier du royaume dont il était aussi le chroniqueur, ressemblait plus à un moine qu’à un prélat. De taille moyenne, de complexion moyenne, il avait le cheveu poivre et sel formant une calotte ronde autour d’une large tonsure que rejoindrait bientôt le haut front en train de se dégarnir. Le visage, strictement rasé, était irrégulier mais vif et gai, avec des traits mobiles, une grande bouche souvent souriante et des yeux bruns dont la vivacité laissait parfois place à cette gravité dont se nourrit le grand dessein d’une pensée capable d’embrasser les affaires difficiles comme les profondeurs de l’âme humaine. Son savoir, acquis en Europe auprès des plus grands esprits tels que Bernard de Glairvaux, Gilbert de La Porrée, Maurice de Sully, Hilaire de Poitiers ou Robert de Melun durant les vingt années où il avait fréquenté les plus hautes universités, était immense. Cependant il n’avait rien d’un ascète comme l’attestait le début de ventre qui s’arrondissait doucement sous la robe à capuchon blanche qu’il couvrait d’une dalmatique noire, sans autre ornement qu’une croix pectorale en améthystes, rappel de l’anneau passé à son annulaire.

— Où étiez-vous passé, monseigneur ? reprocha doucement le jeune roi. J’espérais vous voir au Saint-Sépulcre afin de rendre grâces ensemble.

— Le Patriarche n’aurait peut-être pas apprécié et il aurait eu raison. La victoire est vôtre, sire, et c’est vous seul que Dieu voulait entendre. Quant à moi, j’avais à réfléchir sur un message que je viens de recevoir d’Alep. Al-Salih vous est si reconnaissant d’avoir fait lâcher prise à Saladin qu’il a décidé de vous rendre quelques prisonniers qui sont chez lui depuis longtemps. Et tout d’abord votre oncle, Jocelin de Courtenay, capturé à Haran il y a douze ans. Ton père, Thibaut, précisa-t-il en se tournant vers le jeune homme.

— Mon père ? fît celui-ci en haussant les épaules. Je crois que j’avais fini par l’oublier. J’avais quatre ans à peine quand il a été pris et, lorsqu’il venait chez celle que j’ai toujours appelée ma mère, il ne m’accordait guère d’attention, sinon pas du tout. Il me regardait comme un animal amusant et ne m’a jamais pris dans ses bras. Aussi, je me souviens seulement qu’il était très beau et toujours magnifiquement habillé. Et je pense que je l’admirais… mais c’est tout !

— Il sera certainement moins beau ! Douze ans dans une forteresse turque vous changent un homme. En outre, il n’y a pas que lui : on nous rend aussi Renaud de Châtillon. Et celui-là vous ne l’avez jamais vu, ni l’un ni l’autre, parce que vous n’étiez pas nés quand le sultan Nur ed-Din l’a capturé.

— Il vit encore ? s’étonna Baudouin. Je le croyais passé à l’état de légende. Il était, paraît-il, le plus fantastique guerrier qui soit au monde. Une bravoure sans exemple…

— Égale à sa folie, sa cruauté, son orgueil et son égoïsme ! Le pire trublion que la terre ait jamais porté…

— Et on nous le rend ? Il me semblait avoir ouï dire que le défunt sultan avait juré de ne le rendre que contre une rançon tellement faramineuse qu’il lui faudrait des siècles pour la réunir tout prince d’Antioche qu’il était. Al-Salih a-t-il fait table rase du serment de son père ?

— Que non pas ! La rançon a été payée. Cent mille dinars d’or !

— Cent ? Par qui, mon Dieu ? La princesse Constance son épouse est morte et Bohémond son beau-fils, aujourd’hui prince d’Antioche, ne doit pas se soucier beaucoup de lui ?

— En effet. Aussi la question reste entière. Qui a payé pour que, la paix revenue, nous retrouvions ce fauteur de troubles ? Au fait, Thibaut, il est ton cousin. La terre de Châtillon dont il est issu n’est pas loin de Courtenay.

— Eh bien, soupira Thibaut, on dirait que ma famille s’agrandit. Dois-je en être satisfait plus que vous ?

— L’avenir te le dira…

Marietta venait de reparaître, le mécontentement peint sur sa figure. Elle salua profondément l’archevêque mais bougonna :

— Les affaires de l’État ne peuvent-elles attendre que le roi soit baigné et reposé ? Il en a bien besoin, pourtant ! Vous devriez le savoir, monseigneur ! ajouta-t-elle.

— C’est vrai ! Pardonnez-moi, sire, cette intrusion dont je n’ai pas pensé qu’elle pouvait être inopportune. Je me retire…

— Non, protesta Baudouin, je veux vous parler d’une affaire plus importante encore que le retour de ces hommes. Acceptez-vous de m’attendre un moment ? Il y a ici du vin de Galilée et des fruits pour vous faire prendre patience.

Guillaume de Tyr accepta d’un sourire et alla s’installer sur l’un des sièges en cèdre sculpté garnis de coussins bleus – le bleu était avec le blanc la couleur favorite de Baudouin –, disposés sur la galerie près d’un grand plateau de cuivre à pieds supportant un plat de figues, des gobelets et un pot en verre de Sidon plein d’un vin sombre et parfumé. Thibaut le suivit, le servit et prit place auprès de lui :

— Si vous me racontiez l’histoire de ce Renaud de Châtillon, monseigneur ? demanda-t-il en remplissant un gobelet pour lui-même.

— Celle de ton père ne t’intéresse pas ?

— Y a-t-il seulement quelque chose à dire ?

— Pas vraiment. Tu as raison : l’autre est plus attachant. Plus redoutable aussi pour la paix du royaume. En fait, son histoire est celle d’un cadet de famille contraint par les lois de l’héritage à chercher fortune par lui-même. Il a quitté la France avec la deuxième croisade, celle que menait le roi Louis VII de France qu’accompagnait d’ailleurs la reine Aliénor son épouse. Entre parenthèses, ce fut à cause d’elle que l’expédition tourna court. Tout cela parce que à Antioche régnait son oncle, Raymond de Poitiers, qui fut sans doute l’un des hommes les plus séduisants de son temps. Aliénor noua avec lui une intrigue passionnée qui naturellement déplut à l’époux. D’où un retour précipité en France. Mais Renaud de Châtillon, lui, ne repartit pas. Notre pays lui plaisait avec son soleil, ses richesses et la vie tellement plus large qu’en Europe. Il resta et mit son épée au service du prince Raymond. Ce qui le plaça souventes fois sous les yeux de la princesse Constance mariée à celui-ci.