Juliette Benzoni

Toi, Marianne

DANS VENISE LA ROUGE

1

PRINTEMPS DE FLORENCE

En contemplant Florence, étalée au soleil dans le nid de ses collines d’un gris-vert si doux, Marianne se demandait pourquoi cette ville la séduisait et l’irritait tout à la fois. De l’endroit où elle se trouvait, elle n’en découvrait qu’une partie, entre le jet noir d’un cyprès et le foisonnement rose d’un massif de lauriers, mais ce lambeau de ville accumulait la beauté comme un avare empile de l’or : un peu n’importe comment pourvu qu’il y en ait beaucoup !

Derrière la longue mèche blonde de l’Arno, nouée de ponts qui avaient l’air prêts à s’effondrer sous leur entassement d’échoppes médiévales, c’était un fouillis de tuiles rose fané posé à la diable sur l’ocre chaud, le gris doux ou le blanc laiteux des murs. Et de tout cela émergeaient des joyaux ; une bulle de corail posée sur une marqueterie étincelante qui était le Duomo, un lys de pierre argenté qui n’éclorait jamais tout à fait sur le vieux palais des Seigneurs, des tours sévères dont les créneaux, cependant, avaient l’air de papillons et des campaniles qui ressemblaient à ces cierges de Pâques dans la gaieté de leurs marbres polychromes. Pourtant cela jaillissait souvent au hasard d’une ruelle tortueuse et noire, entre le mur presque aveugle d’un palais verrouillé comme un coffre-fort et les lézardes malodorantes d’une masure. Mais parfois aussi les pierres s’effondraient sous l’écroulement embaumé d’un jardin que personne n’avait eu le mauvais goût de discipliner.

Et Florence, qui chauffait au soleil ses ors passés et ses broderies ternies, paressant sous un ciel indigo où errait, solitaire, un petit nuage blanc qui n’avait pas l’air de bien savoir où il allait, ne semblait pas non plus se douter qu’il y eût un avenir et que le cours du Temps fût inexorable. Le passé, sans doute, suffisait à nourrir ses rêves...

Et c’était à cause de cela peut-être que Florence irritait Marianne. Le passé, pour la jeune femme, n’avait de valeur qu’en ses prolongements dans la vie présente et dans les menaces qu’il faisait peser sur son avenir. Cet avenir brumeux, difficilement déchiffrable mais vers lequel tout son être se tendait.

Bien sûr, elle eût voulu, à cette minute où elle se laissait baigner par la beauté ambiante de ce jardin, partager le fugitif instant de grâce avec l’homme qu’elle aimait ! Quelle femme n’en eût souhaité autant ? Mais il s’en fallait de deux grands mois qu’elle ne retrouvât Jason Beaufort dans la lagune de Venise, ainsi qu’ils se l’étaient juré au cours de la plus étrange et de la plus dramatique des nuits de Noël. Et, en admettant, encore, qu’ils parviennent à se rejoindre car, entre Marianne et le rendez-vous de sa vie, se dressaient l’ombre angoissante du prince Corrado Sant’Anna, son invisible mari, et l’explication inévitable, dangereuse peut-être, et si proche maintenant que la jeune femme devait avoir avec lui !

Dans quelques heures, il faudrait quitter Florence et la sécurité relative qu’elle lui avait donnée pour reprendre le chemin du palais blanc où la chanson légère des fontaines n’avait pas assez de puissance pour chasser des fantômes maléfiques.

Que se passerait-il alors ? Quelle compensation le prince masqué exigerait-il de celle qui n’avait pas su remplir sa part du contrat en lui donnant l’enfant de sang impérial dont l’espoir avait déterminé le mariage ? Quelle compensation... ou quelle punition ?

Le destin des princesses Sant’Anna n’était-il pas de finir tragiquement, depuis plusieurs générations ?

Dans l’espoir de s’assurer le meilleur des défenseurs, le plus compréhensif et aussi le mieux informé, elle avait, dès son arrivée à Florence, fait porter, par un messager, une lettre pressante à Savone, un appel au secours adressé à son parrain, Gauthier de Chazay, cardinal de San Lorenzo, l’homme qui l’avait mariée dans des conditions incroyables afin d’assurer, à elle-même et à son enfant, un sort plus qu’enviable tout en procurant à un malheureux séquestré volontaire la descendance qu’il ne pouvait, ou ne voulait pas se constituer lui-même. Il lui semblait que le petit cardinal, mieux que quiconque, était à même de dénouer une situation devenue involontairement tragique et de lui trouver une solution convenable.

Mais le messager, après des jours d’attente, était revenu seul et les mains vides. Il avait eu beaucoup de peine à approcher l’entourage restreint du Saint-Père, que les hommes de Napoléon gardaient presque à vue, et les nouvelles qu’il rapportait étaient décevantes : la cardinal de San Lorenzo n’était pas à Savone et nul ne pouvait dire où il se trouvait.

Bien sûr, Marianne avait été déçue, mais pas autrement surprise : depuis qu’elle était en âge de comprendre, elle savait que son parrain passait la majeure partie de sa vie en mystérieux voyages effectués pour le service de l’Eglise, dont il était de toute évidence l’un des plus actifs agents secrets, ou pour celui du roi en exil Louis XVIII. Il était peut-être au bout du monde, et à cent lieues d’imaginer les nouveaux tourments de sa filleule. Il lui fallait se faire à l’idée que ce secours-là aussi manquerait...

Les jours qui venaient ne s’annonçaient donc pas sans nuages, tant s’en fallait ! songea Marianne avec un soupir. Mais elle savait depuis longtemps déjà que les dons, généreux dispensés par le sort à sa naissance, beauté, charme, intelligence, courage, n’étaient pas des cadeaux gratuits mais les armes grâce auxquelles, peut-être, il lui serait donné de conquérir le bonheur. Restait à savoir si le prix n’en serait pas trop lourd à payer...

— Qu’avez-vous décidé, Madame ? fit, auprès d’elle, une voix dont l’obligatoire politesse cachait mal l’impatience.

Brusquement arrachée à sa songerie mélancolique, Marianne déplaça légèrement l’ombrelle rose qui était censée abriter son teint des ardeurs du soleil, et leva sur le lieutenant Benielli un regard absent où l’agacement allumait cependant une inquiétante lueur verte.

Dieu que ce dragon était insupportable !... Depuis tantôt six semaines qu’elle avait quitté Paris avec l’escorte militaire dont il était le chef, Angelo Benielli s’était attaché à ses pas et ne l’avait plus quittée d’une semelle !

C’était un Corse. Obstiné, vindicatif, jaloux de la moindre parcelle de son autorité et doué, par surcroît, d’un effroyable caractère. Le lieutenant Benielli n’admirait au monde que trois personnes : l’Empereur, bien sûr (et encore parce que c’était un « pays » !), le général Horace Sébastiani parce qu’il était du même village que lui-même, et un troisième militaire, issu également de l’île de Beauté, le général-duc de Padoue, Jean-Thomas Arrighi de Casanova parce qu’il était son cousin et, accessoirement, parce qu’il était un authentique héros. En dehors de ces trois-là, Benielli tenait pour quantité négligeable tout ce qui portait un nom dans la Grande Armée, fût-ce ceux de Ney, de Murât, de Davout, de Berthier ou de Poniatowski. Cette indifférence tenait à ce que ces maréchaux n’avaient pas l’honneur d’être corses et c’était là, selon Benielli, un défaut regrettable mais rédhibitoire.

Inutile d’ajouter que, dans ces conditions, la mission d’escorter une femme, même princesse, même ravissante, même honorée de la toute particulière attention de Sa Majesté l’Empereur et Roi, ne représentait pour Benielli qu’une effroyable corvée.

Avec la belle franchise qui constituait le côté le plus attirant de son caractère, il le lui avait laissé entendre avant que l’on eût atteint le relais de Corbeil et, de cette minute, la princesse Sant’Anna s’était demandé sérieusement si elle était ambassadrice ou prisonnière. Angelo Benielli la surveillait avec l’attention d’un policier poursuivant un voleur à la tire, réglait tout, décidait tout, que ce soit la longueur des étapes ou le genre de chambre qu’elle devait occuper dans les auberges (sa porte était gardée militairement toutes les nuits) et c’était tout juste s’il n’exigeait pas d’être consulté sur le choix de ses toilettes.

Cet état de choses n’avait pas manqué de provoquer d’assez sérieuses frictions avec Arcadius de Joli-val dont la patience n’était pas la vertu dominante. Les premières soirées du voyage avaient été marquées par autant de joutes oratoires entre le vicomte et l’officier. Mais les meilleurs arguments de Jolival se heurtaient à l’unique postulat sur lequel Benielli eût établi son siège : il devait veiller sur la princesse Sant’Anna jusqu’à une date déterminée à l’avance par l’Empereur lui-même et veiller de telle sorte qu’il n’arrive pas le plus léger accident, de quelque ordre que ce fût, à ladite princesse. Il entendait, dans ce but, prendre toutes les précautions nécessaires. Sorti de là, il n’y avait rien à en tirer.

D’abord irritée, Marianne s’était rapidement résignée à voir le lieutenant se confondre avec son ombre et elle avait même calmé Jolival. Elle avait, en effet, réfléchi à ce que cette surveillance, odieuse pour le moment, pouvait avoir de singulièrement précieux quand, flanquée de ses dragons, elle franchirait la grille de la villa Sant’Anna pour l’entrevue qui l’y attendait. Si le prince Corrado Sant’Anna songeait à tirer de Marianne une quelconque vengeance, le dogue entêté que Napoléon avait attaché aux pas de son amie représentait peut-être une assurance sur la vie. Mais il n’en était pas moins obsédant !...

Mi-amusée, mi-mécontente, elle le considéra un instant. C’était une pitié, en vérité, que ce garçon eût toujours l’air d’un chat en colère, car il pouvait plaire, même à une femme difficile. Pas très grand, bâti en force, il avait un visage buté, à la bouche serrée, qu’un nez arrogant, en proue de navire, prolongeait jusqu’à la limite de l’ombre du casque. Sa peau, couleur d’ivoire foncé, rougissait avec une facilité surprenante mais les yeux, que l’on découvrait avec surprise sous de broussailleux sourcils noirs et des cils aussi longs que ceux de Marianne, étaient d’un joli gris clair qui, au soleil, avait des reflets d’or.

Par jeu, et peut-être aussi par inconscient (et si féminin !) désir de mater ce récalcitrant, la jeune femme avait fait, durant le voyage, quelques nonchalantes tentatives de séduction. Mais Benielli était demeuré aussi imperméable au charme de son sourire qu’à l’éclat de ses yeux verts.

Un soir même où, pour dîner dans une auberge un peu moins sale que les autres, elle lui avait tendu le piège d’une robe blanche pourvue d’un décolleté digne de Fortunée Hamelin, le lieutenant s’était livré, tout le temps du repas, à la plus extraordinaire gymnastique oculaire. Il avait tout regardé, depuis les chapelets d’oignons pendus aux poutres du plafond, jusqu’aux gros landiers noirs de la cheminée, en passant par son assiette et de nombreuses boulettes de mie de pain, mais pas une fois il n’avait posé les yeux sur la gorge dorée que révélait la robe.

Le lendemain soir, Marianne, furieuse et beaucoup plus vexée qu’elle ne voulait l’avouer, avait dîné seule, dans sa chambre et dans une robe dont le haut ruché de mousseline remontait jusqu’à ses oreilles, à la joie silencieuse de Jolival que le manège de son amie avait prodigieusement amusé.

Pour le moment, Benielli regardait avec attention un escargot qui venait de quitter l’ombre propice du laurier et s’aventurait sur le désert de pierre de la balustrade où s’appuyait Marianne.

— Décidé quoi, lieutenant ? demanda-t-elle enfin.

La note ironique de sa voix n’avait pas dû échapper à Benielli qui vira instantanément au rouge ponceau.

— Mais de ce que nous faisons, Madame la Princesse ! Son Altesse Impériale la grande-duchesse Elisa quitte demain Florence pour sa villa de Marlia. Est-ce que nous la suivons ?

— Je ne vois pas bien ce que nous pourrions faire d’autre, lieutenant ! Est-ce que vous imaginez que je vais rester toute seule là-dedans ? Quand je dis seule, cela sous-entend, bien sûr, en votre aimable compagnie ! dit-elle tandis que, du bout de son ombrelle soudain refermée, elle désignait l’imposante façade du palais Pitti.

Benielli eut un haut-le-corps. Visiblement, l’impertinent « là-dedans » visant une résidence quasi impériale le choquait. C’était un homme qui avait un grand respect de la hiérarchie et qui révérait de confiance tout ce qui touchait à Napoléon, résidences comprises. Mais il n’osa rien dire car il savait déjà que cette étrange princesse Sant’Anna savait se montrer aussi désagréable que lui-même.

— Nous partons donc ?

— Nous partons ! Au surplus, le domaine familial des Sant’Anna où vous devez me conduire est très proche de la villa de Son Altesse Impériale. Il est donc naturel que je l’accompagne.