Ces caresses, Marianne les sentait encore. Elles glissaient le long de son corps, l’enveloppant d’un réseau brûlant sous lequel, à son tour, sa chair s’enflammait, s’épanouissait, s’ouvrait comme une fleur à la chaleur d’une serre. Et Marianne fermait les yeux de toutes ses forces, essayant même de ne plus respirer tant elle s’appliquait à retenir en elle cette merveilleuse sensation qui, cependant, n’était que le prélude à la volupté suprême qui allait venir... Elle sentait se gon-fier dans sa gorge les gémissements et les râles du plaisir, mais ils moururent, avant même que de naître, tandis que le rêve changeait une fois encore d’orientation et plongeait dans l’absurde.
Il y eut, lointain d’abord mais se rapprochant d’instant en instant, le battement d’un tambour, un battement lent, désespérément lent, sinistre comme un glas, mais qui, peu à peu, précipitait son rythme. C’était comme la pulsation d’un cœur énorme qui s’affolerait, en approchant, et cognerait de plus en plus vite, de plus en plus fort.
Un instant, Marianne imagina que c’était le cœur de Jason qu’elle entendait ainsi mais, à mesure que cela devenait plus distinct, l’obscurité amoureuse se diluait comme un brouillard et se teintait d’une lueur pourpre. Et, brusquement, la prisonnière se trouva précipitée des hauteurs de son rêve d’amour au centre même du cauchemar qu’elle croyait évanoui...
Par un curieux dédoublement de sa personnalité, elle se vit elle-même, étendue dans ces transparences noires qui mettaient de sombres moirures sur sa nudité. Elle était couchée sur une table de pierre, assez basse, une espèce d’autel derrière lequel se dressait un serpent d’airain couronné d’or.
Le lieu était sinistre, un caveau sans fenêtre, à la voûte basse suintant l’humidité, aux murs bourgeonnants et visqueux, éclairé par d’énormes cierges de cire noire qui donnaient une lumière verdâtre et dégageaient une âcre fumée. Au pied de cet autel, deux des femmes noires étaient assises dans leurs draperies sombres, avec, entre leurs genoux, de petits tambours ronds sur lesquels elles frappaient. Mais seuls leurs mains bougeaient. Tout le reste de leur personne était parfaitement immobile, même leurs lèvres dont cependant s’échappait une sorte de bourdonnement musical, une bizarre mélopée sans paroles. Et, sur ce rythme étrange, Ishtar dansait...
A l’exception d’un mince serpent d’or qui se tordait autour de ses reins, elle était entièrement nue et, sur sa peau luisante, les flammes des cierges avaient des reflets bleuâtres. Les yeux clos, la tête rejetée en arrière, lès bras haut levés accusant le galbe de ses seins lourds et pointus, elle tournait sur place et sur elle-même, à la manière d’une toupie, de plus en plus vite, toujours plus vite...
Et, tout à coup, l’esprit vagabond de Marianne qui planait, détaché et comme insensible sur cette scène étrange, regagna le corps étendu qu’il envahit. Avec lui revint la peur, l’angoisse mais quand Marianne voulut bouger, se lever, s’enfuir, elle s’aperçut qu’il lui était impossible de faire le moindre mouvement. Sans qu’aucun lien, visible ou tangible, la retînt à la table de pierre, ses membres, sa tête refusèrent de lui obéir, comme si elle était en catalepsie...
C’était une sensation si affolante qu’elle voulut crier mais aucun son ne sortit de sa bouche. Tout près d’elle, Ishtar tournait maintenant à une allure folle. La sueur traçait sur sa peau noire de minces rigoles brillantes et une odeur fauve, presque insupportable, se dégageait de son corps surchauffé.
Mais Marianne ne put même pas détourner son visage.
Alors, d’un coin sombre du caveau, elle vit grandir Matteo Damiani et souhaita être morte. Il s’avançait lentement, les yeux grands ouverts et absolument fixes, hagards, portant à deux mains une coupe d’argent où bouillonnait quelque chose. Il était vêtu d’une longue robe noire, assez semblable à celle que
Marianne lui avait vue, la terrible nuit de la villa Sant’Anna, quand elle avait arraché Agathe à ses pratiques démoniaques. Mais, sur celle-ci s’entrelaçaient de longs serpents d’argent et de soie verte, et sa profonde ouverture laissait voir une poitrine grasse, velue, grise et presque aussi mamelue que celle d’une femme...
A son approche, Ishtar cessa brusquement sa danse frénétique. Haletante, elle s’abattit à terre, couchée sur les pieds nus de l’homme où elle colla ses lèvres. Mais comme il n’avait rien senti, Matteo continua d’avancer, rejetant la femme du bout de sa sandale noire.
Il vint jusqu’à Marianne, tendit une main et, saisissant la tunique de voile, l’arracha d’un seul coup. Puis ramassant à terre un petit plateau, il le lui plaça sur le ventre et posa dessus la coupe d’argent. Cela fait, il se laissa tomber à genoux et commença à réciter d’étranges litanies dans une langue inconnue.
Du fond de sa torpeur paralysante, Marianne révulsée d’horreur comprit qu’il allait accomplir sur elle les rites sataniques dont elle avait été le témoin aux ruines du petit temple mais que, cette fois, elle était au centre même de cette magie noire. C’était son corps, son propre corps qui servait d’autel au sacrilège...
Ishtar s’était relevée. A genoux auprès de Matteo, elle tenait le rôle d’acolyte dans l’infernale cérémonie, psalmodiant des réponses dans son incompréhensible langage.
Quand son maître saisit la coupe et la vida jusqu’à la dernière goutte, elle jeta un cri sauvage qui se prolongea en incantation. Sans doute appelait-elle sur lui la protection de quelque sombre et terrible divinité, probablement ce serpent couronné d’or dont les yeux d’émeraude semblaient doués d’une vie menaçante.
Matteo s’était mis à trembler. Il paraissait possédé d’une sorte de fureur sacrée. Ses prunelles dilatées roulaient dans leurs orbites et une écume lui venait aux dents. Un grondement sourd montait de ses poumons comme d’un volcan à l’instant de l’éruption... Ishtar, alors, lui tendit un coq noir dont il trancha la tête d’un seul coup à l’aide d’un grand couteau. Le sang gicla et se répandit sur le corps nu de la femme étendue...
A cette minute, l’horreur s’enfla en Marianne au point de lui permettre de vaincre le pouvoir paralysant de la drogue dont elle était captive. Un hurlement atroce, inhumain, jaillit de sa gorge cependant raidie par la transe. C’était comme si, seules, ses cordes vocales s’étaient remises à vivre mais cette faible résurrection entraîna avec elle les réactions de défense : à peine le cri d’effroi eut-il empli le caveau que Marianne, miséricordieusement, perdit connaissance...
Elle ne vit pas Matteo, en pleine crise de folie, rejeter sa robe et se pencher sur elle, les mains tendues. Elle ne le sentit pas quand il s’abattit de tout son poids sur son ventre rouge de sang et la posséda avec une fureur démente... Elle était partie dans un monde sans couleur et sans échos où rien ne pouvait l’atteindre.
Combien de temps demeura-t-elle ainsi inconsciente ? C’était impossible à déterminer, mais quand elle revint réellement à la surface du monde, elle était couchée dans le grand lit à colonnes et elle était malade à mourir...
Peut-être, afin de neutraliser sa résistance, lui avait-on fait absorber une dose de drogue trop forte pour son organisme, ou peut-être aussi les moustiques qui, dès la nuit close et les chandelles allumées, emplissaient Venise de leur bourdonnement, avaient-ils déposé déjà dans son sang leur lièvre des eaux mortes, mais une soif ardente la torturait tandis que de douloureux élancements vrillaient ses tempes.
Elle se sentait si mal que sa conscience de la réalité était à peine claire. Le peu qui lui en restait était centré sur une idée unique, à la fois fixe et obstinée : fuir ! S’en aller loin... le plus loin possible, hors de portée de ces démons !
En effet, elle avait tout de même retrouvé suffisamment de lucidité pour sentir que le long rêve, si tragiquement naufragé dans les pires pratiques de la magie, n’en était pas véritablement un, mais qu’au moins dans sa dernière phase il revêtait une révoltante réalité : Damiani, avec l’aide de sa sorcière noire, l’avait violée sans rencontrer la moindre résistance.
C’était une pensée à la fois répugnante et destructrice car, Marianne en avait maintenant la certitude, à moins de se laisser mourir de faim et de soif, il ne lui serait plus possible d’échapper à la déchéance où Damiani l’avait contrainte. Rien ni personne n’empêcherait ses bourreaux d’employer, à leur gré, la drogue mystérieuse qui la livrait, tellement impuissante, au désir de l’intendant...
La ronde des pensées, dans la tête de Marianne, augmentait la fièvre et la fièvre attisait la soif ! Jamais elle n’avait eu aussi soif ! Elle avait l’impression que sa langue, doublée de volume, emplissait sa bouche et son palais...
Au prix d’un pénible effort, elle parvint à se redresser sur ses oreillers, cherchant à évaluer la distance qui la séparait du pot à eau. Le mouvement augmenta les élancements de sa tête et un gémissement lui échappa. Une main noire, alors, approcha une tasse de ses lèvres :
— Bois ! fit la voix tranquille d’Ishtar. Tu brûles !
C’était vrai, mais l’apparition de la sorcière noire lui arracha un frisson d’horreur. De la main elle repoussa la tasse. Ishtar ne bougea pas.
— Bois ! insista-t-elle. Ce n’est qu’une tisane. Elle calmera ta fièvre.
Glissant un bras sous l’oreiller pour soulever la jeune femme, elle approcha de nouveau le récipient des lèvres sèches qui, instinctivement, aspirèrent le liquide tiède. Marianne n’avait plus la force de résister. D’ailleurs, cela sentait bon les plantes forestières, la menthe fraîche et la verveine. Rien de suspect dans cette senteur familière et, finalement, Marianne avait tout avalé jusqu’à la dernière goutte quand Ishtar la reposa sur l’oreiller.
— Tu vas dormir encore, ordonna-t-elle, mais d’un bon sommeil. Quand tu te réveilleras, tu te sentiras mieux.
— Je ne veux pas dormir ! Je ne veux plus jamais dormir, balbutia Marianne reprise par la crainte des rêves trop beaux qui finissent mal.
— Pourquoi donc ? Le sommeil est le meilleur des médecins. Et puis tu es trop lasse pour lui résister...
— Et... lui ? Ce... ce misérable ?
— Le maître dort, lui aussi, riposta Ishtar impavide. Il est heureux car il t’a prise à une heure favorable et il espère que les dieux agréeront son sacrifice et te donneront un bel enfant !
A la tranquille évocation de l’affreuse scène où elle avait joué le rôle principal, une nausée tordit Marianne puis la rejeta, haletante et en sueur, sur son oreiller. Elle prenait conscience, tout à coup, de la souillure de son corps et elle en avait horreur. La Providence avait bien voulu lui permettre d’être absente, en esprit, au pire moment, mais la honte et l’humiliation demeuraient les mêmes et aussi le dégoût de sa chair que l’autre avait faite sienne.
Comment, après cela, pourrait-elle regarder encore Jason en face, si même Dieu permettait qu’elle le revît un jour ? L’esprit du corsaire américain était clair, net, assez positif et peu enclin aux superstitions. Admettrait-il la conspiration maléfique dont Marianne venait d’être la victime ? Il était jaloux et, dans la jalousie, violent, sans mesure. Il avait accepta, non sans peine d’ailleurs, que Marianne fût la maîtresse de Napoléon, il n’admettrait jamais qu’elle fût asservie à un Damiani. Il la tuerait peut-être... ou alors il s’éloignerait d’elle, plein de répugnance et pour toujours.
Dans la tête malade de Marianne, les pensées se battaient, s’entrechoquaient avec une violence d’où naissaient souffrance et désespoir. Les nerfs brisés, elle éclata soudain en sanglots convulsifs que la grande Noire, immobile et muette à quelques pas du lit, écouta silencieusement, sourcils froncés.
Sa science des potions demeurait impuissante devant un tel désespoir et, finalement, haussant les épaules, elle quitta la pièce sur la pointe des pieds, laissant la prisonnière pleurer tout son saoul et pensant qu’arrivée au bout de ses larmes elle finirait par s’endormir.
Ce fut ce qui se produisit. Quand Marianne fut parvenue au dernier degré de l’épuisement nerveux, elle cessa de se défendre contre les effets bienfaisants de la tisane et s’endormit, le visage enfoui dans la soie rouge inondée de ses larmes avec pour dernière et déprimante pensée qu’il lui resterait toujours la ressource de se tuer si Jason la repoussait...
Grâce à trois autres tasses administrées à heures régulières par Ishtar, la fièvre céda au petit matin. Marianne se retrouva faible encore, mais l’esprit clair et pleinement consciente, hélas, du tragique de sa situation.
Pourtant, le désespoir qui l’avait submergée au plus fort de sa fièvre s’était écroulé comme une vague qui s’étale avant de se retirer et Marianne se retrouvait elle-même, avec ce goût secret du combat qu’elle portait en elle. Plus l’ennemi se révélait puissant et perfide et plus le désir de vaincre, de vaincre à tout prix, s’ancrait au fond de son cœur.
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