« Nous devons avoir l’air d’une noce de village qui a mal tourné », songea-t-elle tandis que son chevalier servant inattendu lui débitait des fadaises et faisait de son mieux pour obtenir un rendez-vous sans qu’elle pût démêler s’il était attiré par son charme personnel ou par sa situation de « personne bien avec la Cour » !
La Merceria s’insinua tout à coup sous une haute voûte creusée dans une tour bleue, timbrée d’une vaste horloge et couronnée d’une cloche. Quand on l’eut franchie, Marianne se crut soudain transportée au pays des légendes, tant avait de beauté le spectacle qui s’offrait à ses yeux.
Elle vit un nuage de pigeons blancs s’envoler dans le matin mauve, enroulant d’une spirale neigeuse un mince campanile rose. Elle vit une église-palais et un palais -joyau unir leurs coupoles verdies et leurs pinacles d’albâtre, leurs pierres aux tendres couleurs de chair et leurs mosaïques d’or, leurs guipures de marbre et leurs clochetons niellés, abris précieux d’un peuple d’évangélistes soigneux. Elle vit une place immense, sertie dans une broderie d’arcades et dessinée de marbre blanc comme quelque gigantesque jeu de marelle. Elle vit enfin, entre le beau palais et un bâtiment qui avait l’air d’un coffret peuplé de statues, précédée de deux hautes colonnes timbrées l’une d’un lion ailé, l’autre d’un saint flanqué d’une sorte de crocodile, une vaste soierie bleuâtre qui accéléra les battements de son cœur : la mer.
Des barques aux voiles latines couleur d’anémone voguaient sur des moirures, argentées devant un horizon brumeux d’où émergeaient encore un dôme, un campanile, mais c’était tout de même la mer, le bassin de Saint-Marc où, peut-être, Jason l’attendait... Et Marianne dut se faire violence pour ne pas courir vers ces flots dont l’odeur âpre venait jusqu’à elle...
Le sergent Rapin, lui, avait vu autre chose. A peine franchie la voûte de la tour de l’Horloge, il avait vivement lâché le bras de sa compagne. En effet, on était maintenant en vue du corps de garde installé à la porte du Palais-Royal et la galanterie devait faire place à la discipline. Il rectifia la position et salua militairement.
— Nous voici arrivés, mes hommes et moi. Quant à vous, signorina, vous n’êtes plus très loin de chez vous ! Mais, avant de nous quitter, puis-je vous demander la faveur d’une prochaine rencontre ? Ce serait dommage d’être presque voisins... et de ne pas se revoir ? Qu’en pensez-vous, susurra-t-il, la mine engageante.
— Ce serait avec plaisir, monsieur l’officier, minauda Marianne avec un naturel qui faisait honneur à ses talents de comédienne, mais je ne sais si ma cousine...
— Vous ne dépendez pas d’elle, j’imagine ? Vous, une personne attachée à Son Altesse Impériale ?
Apparemment, l’imagination de Rapin valait celle de Zani et dans le court laps de temps où ils avaient fait route ensemble, il avait purement et simplement éliminé la mythique patronne de Marianne, la baronne Cenami dont le nom, sans doute, ne lui disait rien, pour ne tenir compte que de son auguste maîtresse la princesse Elisa.
— Non, bien sûr... hésita Marianne, mais je ne suis plus ici pour longtemps. En fait, je repars...
— Ne me dites pas que vous partez ce soir ! coupa le sergent en frisant sa moustache, vous m’obligeriez à faire arrêter tous les bateaux en partance pour la terre ferme. Attendez demain... Nous pourrions nous retrouver justement ce soir... aller au spectacle... Tenez, je peux avoir des places pour l’opéra, à la Fenice ! Cela vous plairait sûrement...
Marianne commençait à penser qu’elle aurait infiniment plus de mal à se débarrasser de cet encombrant militaire qu’elle ne l’avait imaginé. Si elle le repoussait, il pouvait se montrer très désagréable. Et qui pouvait dire si Zani et sa sœur ne feraient pas les frais de sa mauvaise humeur ? Maîtrisant son impatience, elle jeta un rapide regard sur l’enfant qui, sourcils froncés, suivait la scène. Puis, se décidant, elle tira le sergent un peu à l’écart de ses hommes. Eux aussi commençaient visiblement à trouver le temps long.
— Ecoutez, chuchota-t-elle se souvenant tout à coup de l’interrogatoire subi par l’enfant, il ne m’est possible ni d’aller dans un théâtre avec vous ni de vous prier de venir chez ma cousine me chercher. Depuis la disparition de mon cousin... le courrier de Zara, nous sommes autant dire en deuil. Et puis, Annarella n’a pas les mêmes raisons que moi de sympathiser avec les Français...
— Je comprends bien, souffla Rapin même jeu, mais que faire ? C’est que j’ai de la sympathie pour vous, moi !
— De même que j’en ai pour vous, sergent, mais j’ai peur que, dans la famille, on ne me pardonne pas cette... attirance ! Mieux vaut... nous cacher... nous voir clandestinement. Vous comprenez ? Nous ne serons pas les premiers à agir ainsi !
La bonne figure sans malice de Rapin s’illumina. Il était depuis assez longtemps en Vénétie pour avoir entendu parler de Roméo et Juliette et, visiblement, il imaginait déjà de mystérieuses amours au vigoureux parfum d’aventure.
— Comptez sur moi ! s’écria-t-il. Je serai la discrétion même. (Puis baissant de nouveau la voix et sur un ton de conspirateur, il chuchota dans sa moustache :) Ce soir, au crépuscule... je vous attendrai sous l’acacia de San Zaccharia ! Nous y serons tranquilles pour causer. Vous viendrez ?
— Je viendrai ! Mais prudence et discrétion !... Que personne ne s’en doute !
On se quitta sur cette promesse et Marianne retint avec peine un soupir de soulagement. Depuis un moment elle avait l’impression de jouer l’une de ces farces qui faisaient la joie des badauds parisiens au boulevard du Temple ! Rapin salua, non sans avoir serré, furtivement et passionnément, la main de celle qu’il considérait désormais comme sa nouvelle conquête.
La patrouille, traînant ses armes et visiblement éreintée, rentra dans le palais tandis que Zani entraînait sa pseudo-cousine désappointée, non vers la mer mais vers le fond de la place où des ouvriers arrivaient sur le chantier d’une nouvelle série d’arcades destinées à fermer complètement le quadrilatère de ce côté.
— Viens par là, souffla-t-il. C’est plus près.
— Mais... j’aurais tant voulu voir la mer...
— Tu as tout le temps. Et on va rejoindre le bord plus vite. Les soldats ne comprendraient pas qu’on passe ailleurs...
La ville s’animait. Les cloches de Saint-Marc s’étaient mises à sonner. Des femmes enveloppées de châles noirs, suivies ou non de serviteurs, se hâtaient déjà vers l’église pour la première messe.
Quand on atteignit le quai, après un court chemin, le cœur de Marianne manqua un battement et elle eut la tentation de fermer les yeux. Elle espérait et craignait, tout à la fois, d’apercevoir, ancrée au milieu de l’eau, la fière silhouette de la « Sorcière des mers », le brick de Jason. Elle avait beau se raisonner, elle ne pouvait s’empêcher de se sentir l’âme coupable de l’épouse adultère rentrant au logis...
Mais, hormis les petits bateaux de pêche qui s’envolaient vers la passe du Lido, les pinasses chargées de légumes qui remontaient le Grand Canal et la grosse barge qui servait de coche d’eau avec la terre ferme, il n’y avait aucun navire digne de ce nom dans le bassin... Pourtant, Marianne n’eut pas le temps d’être déçue, car elle aperçut aussitôt les hautes enfléchures des navires de haut bord qui apparaissaient de l’autre côté de la pointe de la Salute, derrière la Douane de Mer. Le sang sauta à ses joues et elle saisit le bras de Zani.
— Je veux aller de l’autre côté, fit-elle joignant le geste à la parole.
L’enfant haussa les épaules et la regarda avec curiosité.
— Tu devrais savoir que nous y allons puisque nous allons à San Trovaso.
Puis, tandis qu’ils se dirigeaient vers la grande gondole du traghetto qui les passerait sur l’autre bord du Grand Canal, Zani lâcha la question qui devait le tourmenter depuis un moment.
En effet, depuis que l’on s’était séparés de la patrouille, le petit Vénitien gardait un silence bizarre. Il avait marché devant Marianne, les mains enfoncées dans les poches de sa culotte de toile bleue un peu effrangée, retroussant la blouse de laine jaune, encore mouillée, qui lui descendait presque jusqu’aux genoux. Et il avait cette attitude un peu raide des gens que quelque chose ne satisfait pas entièrement :
— C’est vrai, demanda-t-il d’un petit ton sec, que tu es femme de chambre chez la baronne... machin ?... enfin près de la sœur de Bonaparte ?
— Bien sûr ! Est-ce que cela t’ennuie ?
— Un peu. Parce que, si c’est ça, c’est que tu es aussi pour Bonaparte ! Le soldat l’a bien compris, on dirait...
La méfiance et le chagrin se lisaient si clairement sur la figure ronde et brune de l’enfant que Marianne se refusa à augmenter sa peine.
— Ma maîtresse, bien sûr, est pour... Bonaparte, dit-elle doucement. Mais moi la politique ne m’intéresse pas. Je sers ma maîtresse, un point c’est tout.
— Tu es d’où alors ? Pas d’ici, en tout cas : tu ne connais pas la ville et tu n’as pas l’accent.
Elle n’hésita qu’imperceptiblement. Elle n’avait pas, en effet, l’accent vénitien. Mais l’italien qu’elle parlait, un pur toscan, lui dictait une réponse toute naturelle.
— Je suis de Lucques, dit-elle, ne mentant, après tout, qu’à moitié.
Le résultat la paya de sa peine. Un éblouissant sourire s’épanouit sur la petite figure soucieuse et Zani, de nouveau, vint loger sa main dans celle de Marianne.
— Alors, comme ça, ça va ! Tu peux venir à la maison. Mais il y a encore du chemin. Tu n’es pas trop fatiguée ? demanda-t-il avec une soudaine sollicitude.
— Si, un peu, soupira Marianne qui ne sentait plus ses jambes. C’est encore loin ?
— Un peu !...
Un passeur endormi leur fit traverser le canal, presque désert à cette heure matinale. La journée qui commençait s’annonçait comme exceptionnellement belle. Des vols de pigeons rayaient le ciel d’un bleu tendre, bien lessivé par l’orage nocturne. La brise de mer était fraîche et toute chargée d’odeurs salines que la jeune femme respira avec délices et, sur sa pointe vers laquelle on avançait lentement, la Salute, dans l’air pur du petit matin, ressemblait à un gigantesque coquillage. C’était un jour fait pour le bonheur et Marianne n’osait se demander ce qu’il lui réservait...
Une fois sur l’autre rive, il y eut encore des ruelles, encore des petits ponts aériens, encore des merveilles entr’aperçues, encore des chats vagabonds. Le soleil se levait dans une gloire d’or et Marianne, épuisée, sentait la tête lui tourner quand on arriva enfin devant l’embranchement de deux canaux dont le principal, bordé de hautes maisons roses où le linge séchait aux fenêtres, ouvrait largement sur le port. Un mince pont l’enjambait pour relier les quais.
— Voilà, dit Zani avec un geste d’orgueil, c’est chez moi. San Trovaso ! Lesquero[5] de San Trovaso... l’hôpital des gondoles malades.
En effet, il désignait, de l’autre côté de l’eau où flottaient des épluchures d’oranges et des feuilles de salade, quelques hangars de bois brun devant lesquels une dizaine de gondoles attendaient, couchées sur le flanc comme des requins blessés.
— Tu habites ce chantier ?
— Non, là-bas ! La dernière maison au coin du quai, tout en haut !
De l’angle même de cette maison dépassait la haute vergue d’un navire à l’ancre et Marianne, malgré sa fatigue, ne put résister à son impulsion : relevant sa robe à deux mains, elle se mit à courir jusque-là, poursuivie par Zani étonné de cette soudaine fuite. Mais elle ne pouvait plus attendre davantage pour savoir si Jason était là, s’il l’attendait...
L’idée lui était bien venue que, peut-être, il pouvait être en retard au rendez-vous et c’était la raison profonde pour laquelle elle avait suivi Zani jusque-là.
Où irait-elle, sans un sou, sans amis, si Jason n’était pas encore arrivé ? Mais maintenant, elle avait l’impression que ce n’était pas possible et elle était à peu près certaine qu’il était là !
Elle déboucha, haletante, sur le quai. Le soleil l’enveloppa et, soudain, devant elle, derrière elle, il y eut une forêt de mâts. Des navires, il y en avait partout, meute serrée de proues effilées d’un côté, masse compacte de châteaux arrière aux lanternes brillantes, de l’autre. Toute une flotte était là, reliée au quai par de longues planches que des portefaix montaient et descendaient sous de lourdes charges avec une sûreté d’équilibristes. Il y en avait tant que Marianne eut un éblouissement. Sa tête se mit à bourdonner.
Des commandements retentissaient, mêlés aux sifflets des comites et aux timbres des cloches de bord frappant les quarts. Un air de chanson voltigeait, rythmé par une invisible mandoline et reprise parfois par une fille au jupon rayé, aux pieds nus, un panier ruisselant de poissons en équilibre sur sa tête. Toute une population laborieuse s’activait sur ce quai rose, bruyante et colorée comme les personnages de Gol-doni et, sur les navires à quai, des hommes à demi nus lavaient les ponts à grands seaux d’eau claire.
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