Pour la première fois, depuis Paris, Marianne vit apparaître sur le visage de son garde du corps quelque chose qui, à la rigueur, pouvait passer pour un sourire. La nouvelle lui faisait plaisir... Aussitôt, d’ailleurs, il claqua des talons, rectifia la position et salua militairement.
— Dans ce cas, dit-il, et avec la permission de Madame la Princesse, je vais prendre les dispositions nécessaires et avertir Monsieur le duc de Padoue que nous partons demain.
Puis, avant même que Marianne ait pu ouvrir la bouche, il pivota sur ses talons et prit sa course vers le palais sans paraître autrement gêné par le sabre d’ordonnance qui lui battait les mollets.
— Le duc de Padoue ? murmura Marianne au comble de la stupeur. Mais qu’est-ce qu’il vient faire ici ?
Elle ne comprenait pas, en effet, quel rapport sa vie pouvait avoir avec cet homme, extraordinaire il est vrai, mais totalement inconnu d’elle, qui était apparu à Florence deux jours plus tôt, à la joie visible de Benielli dont il était l’un des trois dieux familiers.
Venu en Italie afin d’y faire respecter les lois du recrutement et donner la chasse aux déserteurs et aux réfractaires, Arrighi, cousin de l’Empereur et inspecteur général de la Cavalerie, était arrivé chez la grande-duchesse à la tête d’un simple escadron de la 4e colonne Mobile amenée par lui au Prince Eugène, Vice-Roi d’Italie. Son voyage en Toscane n’avait apparemment d’autre but que saluer sa cousine Elisa et rencontrer, auprès d’elle, les principaux membres de sa famille corse qui, ne l’ayant pas vu depuis des années, devaient faire tout exprès le voyage de Corte pour le rejoindre. Mais nul, à la cour de Toscane, ne connaissait la raison profonde d’une visite familiale en plein milieu d’une mission militaire.
La grande-duchesse, qui avait réservé à la princesse Sant’Anna, ambassadrice chargée de lui annoncer la naissance du Roi de Rome, un accueil flatteur, avait reçu le général Arrighi avec enthousiasme car elle aimait la gloire et les héros presque autant que Napoléon et Benielli. Et Marianne, au grand bal donné la veille au soir en l’honneur du duc de Padoue, avait vu s’incliner sur sa main un personnage hors du commun, au visage tragique, dont les nombreuses et graves blessures reçues au service de l’Empereur, certaines même mortelles pour tout autre que lui, n’empêchaient pas d’être demeuré l’un des meilleurs cavaliers du monde.
Dûment édifiée par ce que lui en avaient dit Elisa et Angelo Benielli, Marianne avait regardé, avec un naturel intérêt, un homme qui avait eu le crâne fendu d’un coup de cimeterre au combat de Salahieh, en Egypte, la carotide externe coupée par une balle devant Saint-Jean-d’Acre, la nuque profondément entamée par un furieux coup de sabre à Wertingen, plus quelques autres « éraflures sans importance » et qui, pratiquement décapité par morceaux, n’abandonnait un lit d’hôpital que pour charger à la tête de ses dragons... avant d’y retourner plus abîmé que par le passé. Mais, dans l’intervalle, c’était un lion dont on ne comptait plus les vies humaines qu’il avait sauvées ni les fleuves (récemment les torrents espagnols) qu’il avait traversés à la nage.
Et Marianne avait éprouvé un choc étrange quand leurs yeux s’étaient croisés... Elle avait eu l’impression bizarre, fugitive mais réelle, de se trouver tout à coup en face de l’Empereur lui-même. Le regard d’Arrighi avait le même reflet d’acier que le regard impérial et il était entré en elle avec l’impitoyable sûreté d’une lame. Mais la voix du nouveau venu avait bien vite rompu le charme : c’était un timbre bas et rauque, à demi brisé sans doute par les commandements hurlés dans la charge furieuse des escadrons de cavalerie, aussi éloigné que possible des accents métalliques de Napoléon, et Marianne en avait éprouvé un vague soulagement. Rencontrer un reflet aussi fidèle de l’Empereur au moment même où elle s’apprêtait à négliger ses ordres et à s’enfuir loin de France avec Jason, était, en vérité, la dernière chose qu’elle souhaitât !
Ce premier contact avec Arrighi s’était borné à un échange de phrases courtoises qui ne laissaient en rien supposer que le général eût quoi que ce soit à voir dans les affaires de Marianne. Aussi éprouvait-elle quelques difficultés à comprendre la phrase sibylline de Benielli. Qu’avait-il donc besoin de courir annoncer son départ au duc de Padoue ?
Mécontente et peu disposée à attendre le retour de son bouillant garde du corps, Marianne quitta la terrasse du théâtre de verdure et se dirigea vers les rampes qui descendaient vers le palais. Elle désirait regagner son appartement pour y donner à Agathe, sa femme de chambre, quelques ordres concernant le départ du lendemain. Mais, comme elle atteignait la fontaine de l’Artichaut, elle réprima un mouvement de contrariété : Benielli revenait. Mais il ne revenait pas seul. A cinq pas devant lui marchait un général en uniforme bleu et or, coiffé d’un immense bicorne crêté de plumes blanches : le duc de Padoue en personne qui se dirigeait rapidement vers Marianne.
La rencontre étant inévitable, la jeune femme s’arrêta et attendit, vaguement inquiète et cependant curieuse, malgré tout, d’apprendre ce que pouvait bien avoir à lui dire le cousin de l’Empereur.
Parvenu à proximité, Arrighi saisit son bicorne par une pointe et salua correctement, mais son regard gris s’était déjà planté dans celui de Marianne et ne lâchait plus prise. Puis, sans se retourner, il lança :
— Vous pouvez disposer, Benielli !
Le lieutenant claqua les talons, vira sur lui-même et disparut comme par enchantement laissant face à face le général et la princesse.
Assez peu satisfaite de s’être vu barrer le passage en quelque sorte, celle-ci ferma calmement son ombrelle, en planta la pointe en terre et s’appuya des deux mains sur la poignée d’ivoire comme si elle cherchait à affermir ses positions. Puis, avec un léger froncement de sourcils, elle s’apprêta à attaquer. Arrighi ne lui en laissa pas le temps :
— A voir votre visage, Madame, je suppose que vous êtes peu satisfaite de cette rencontre et je vous prie de m’excuser si, en vous rejoignant, j’ai interrompu votre promenade.
— Ma promenade était achevée, général ! Je me disposais à rentrer chez moi. Quant à être satisfaite ou non, je vous en ferai part lorsque je saurai ce que vous avez à me dire. Car vous avez quelque chose à me dire, n’est-ce pas ?
— Naturellement ! Mais... oserai-je vous demander de faire quelques pas, avec moi, dans ces magnifiques jardins. J’y vois fort peu de monde, tandis que le palais est livré à l’agitation qui précède les départs... et cette cour résonne comme un tambour !
Courtoisement, il se penchait vers elle, offrant son bras. Les graves blessures reçues au cou, et que dissimulait le haut col brodé de lauriers d’or et la cravate noire, l’obligeaient à se mouvoir tout d’une pièce depuis la taille, mais cette raideur seyait assez à l’aspect massif de sa silhouette.
Il continuait à la regarder attentivement, dans les yeux, et Marianne se mit à rougir sans trop savoir pourquoi. Peut-être parce qu’elle ne parvenait pas à déchiffrer ce qu’il y avait dans ces yeux-là.
Pour se donner une contenance, elle accepta le bras offert, posa sa main gantée sur la manche brodée et eut tout à coup l’impression d’être appuyée sur quelque chose d’aussi solide qu’une rambarde de navire. Cet homme-là devait être construit en granit !
Lentement, sans parler, ils firent quelques pas, évitant le grand amphithéâtre de pierre et de verdure pour rechercher le calme d’une longue allée de chênes et de cyprès où l’éclatante lumière n’arrivait qu’en flèches diffuses.
— Vous semblez souhaiter que l’on ne nous entende pas, soupira Marianne. Est-ce si important ce que nous avons à nous dire ?
— Quand il s’agit des ordres de l’Empereur, Madame, c’est toujours important.
— Ah !... Des ordres ! Je pensais que l’Empereur m’avait fait connaître, lors de notre dernière entrevue, tous ceux qu’il souhaitait me donner ?
— Aussi n’est-ce pas des vôtres qu’il s’agit, mais bien des miens. Il est normal que je vous en fasse part puisqu’ils vous concernent.
Marianne n’aimait guère ce préambule. Elle connaissait trop Napoléon pour ne pas s’inquiéter d’ordres « la concernant » donnés à un personnage aussi important que le duc de Padoue. C’était anormal. Aussi, occupée à deviner quel genre de tour lui réservait l’empereur des Français, elle se contenta d’un « vraiment ? » si distrait qu’Arrighi s’arrêta net au beau milieu de l’allée, l’obligeant à en faire autant.
— Princesse, fit-il nettement, je conçois volontiers que cet entretien ne soit pas un plaisir pour vous, mais je vous prie de croire que j’aimerais infiniment mieux vous parler de choses agréables et profiter paisiblement d’une promenade qui, en votre compagnie et dans ce lieu, devrait être pleine de charme. Il n’en est rien, je le regrette, mais je ne m’en vois pas moins contraint de vous demander votre attention entière !
« Mais... il se fâche ! constata Marianne avec plus d’amusement que de confusion. Décidément, ces Corses ont les plus affreux caractères du monde ! »
Pour l’apaiser et parce qu’elle avait conscience de n’avoir pas montré une excessive politesse, elle lui adressa un sourire si éclatant que le rude visage du guerrier en rougit.
— Pardonnez-moi, général, je ne voulais pas vous offenser, mais j’étais perdue dans mes pensées. Voyez-vous, je suis toujours inquiète quand l’Empereur se donne la peine de formuler, à mon sujet, des ordres particuliers. Sa Majesté a... l’affection énergique !
Aussi brusquement qu’il était fâché, Arrighi éclata de rire puis, reprenant la main de Marianne qui avait glissé, il la porta à ses lèvres avant de la remettre sur son bras.
— Vous avez raison, admit-il avec bonne humeur, c’est toujours inquiétant ! Mais si nous sommes amis...
— Nous sommes amis ! confirma Marianne avec un nouveau sourire.
— Puisque, donc, nous sommes amis, écoutez-moi quelques instants : j’ai ordre de vous escorter, personnellement, au palais Sant’Anna et, une fois sur les terres de votre mari, de ne plus vous quitter un seul instant ! L’Empereur m’a dit que vous aviez à débattre, avec le prince, d’un problème d’ordre intime mais dans lequel il devait, lui aussi, faire entendre sa voix. Il désire donc que j’assiste à l’entretien que vous aurez avec votre époux.
— L’Empereur vous a-t-il dit que vous n’aurez, sans doute pas plus que moi, le privilège de « voir », de vos yeux, le prince Sant’Anna ?
— Oui. Il me l’a dit. Il n’en désire pas moins que j’entende au moins ce que le prince vous dira et ce qu’il exigera de vous.
— Il se peut... qu’il exige simplement que je demeure désormais auprès de lui ? murmura Marianne, exprimant ainsi ce qui était sa crainte la plus secrète et la plus grave, car elle ne voyait pas comment la protection impériale pourrait empêcher le prince d’obliger son épouse à rester à la maison.
— C’est justement là que commence mon rôle. L’Empereur désire que je fasse entendre au prince son désir formel que votre entrevue de ce jour-là n’excède pas quelques instants, quelques heures tout au plus. Elle devra seulement lui permettre de constater que l’Empereur a fait droit à sa requête et d’envisager, avec vous, un plan d’existence pour l’avenir. Pour le présent...
Il s’arrêta un instant et prit, dans sa poche, un grand mouchoir blanc dont il s’épongea le front. Même sous la voûte verte des arbres, la chaleur se faisait sentir et devait rendre pénible le port d’un uniforme en drap épais, encore alourdi de broderies d’or. Mais Marianne, qui commençait à trouver cette conversation des plus intéressantes, le pressa de continuer.
— Pour le présent ?
— Il n’appartient ni au prince ni même à vous, Madame, du moment où l’Empereur a besoin de vous !
— Besoin de moi ? Pour quoi faire ?
— Ceci, je pense, vous l’expliquera.
Comme par enchantement, un pli scellé aux armes impériales apparut au bout des doigts d’Arrighi. Une lettre que Marianne, avant de la prendre, contempla quelques instants avec méfiance, une méfiance si visible qu’elle arracha un sourire au général.
— Vous pouvez la prendre sans crainte : elle ne contient aucun explosif !
— Je n’en suis pas si sûre !
La lettre entre les mains, Marianne alla s’asseoir au pied d’un chêne, sur un vieux banc de pierre où sa robe de batiste rose s’étala avec la grâce d’une corolle. D’un doigt nerveux, elle fit sauter le cachet de cire, déplia la missive et se mit à lire. Comme la plupart des lettres de Napoléon, elle était assez brève :
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