Elle avait toujours su qu’en ce bas monde tout se paie et le bonheur plus cher que n’importe quoi, mais à la pensée que le sien allait être bâti sur un mensonge, une angoisse lui venait avec la crainte superstitieuse que le destin ne demandât compte de sa tricherie.

Cependant, elle savait aussi que, pour Jason, elle était capable de tout endurer, même l’enfer des jours passés... même un mensonge permanent.

Un grand miroir, garni de fleurs en pâte de verre, pendu au mur près de sa chaise longue, lui renvoya son image gracieuse, enveloppée d’une robe de mousseline blanche et habilement coiffée par Agathe ; mais ses yeux gardaient une inquiétude contre laquelle ni repos ni soins n’avaient pu quelque chose.

Elle se contraignit à sourire, bien que le sourire n’atteignît pas son regard.

— Madame la princesse ne se sent pas bien ? demanda Agathe qui brodait dans un coin et qui l’avait observée.

— Si, Agathe, très bien ! Pourquoi ?

— C’est que Madame n’a pas l’air gai ! Madame devrait aller sur le balcon. C’est l’heure où toute la ville est sur le quai, là-devant ! Et puis, elle verrait arriver M. Beaufort !

Marianne se traita intérieurement de sotte. Quelle figure faisait-elle, en effet, tapie au fond de sa chaise longue, alors qu’elle devait normalement brûler de l’impatience de revoir son ami ? A cause de sa fatigue de la veille, il était normal qu’elle eût laissé Jolival se rendre seul au port, mais il ne l’était pas qu’elle demeurât là, dans l’ombre, au lieu de guetter, comme n’importe quelle femme amoureuse. Il était inutile d’expliquer à sa femme de chambre qu’elle craignait d’être reconnue par un sergent de la Garde Nationale ou par un gentil gamin qui lui avait porté secours.

En pensant à Zani, d’ailleurs, elle avait des remords. L’enfant avait dû assister à sa mise hors de combat et à son enlèvement par Benielli sans y rien comprendre. Il devait se demander, à l’heure présente, quelle dangereuse créature il avait côtoyée un instant et Marianne avait du regret de cette belle amitié sans doute perdue.

Elle quitta cependant sa méridienne, fit quelques pas sur la loggia en prenant soin, néanmoins, de rester à l’abri des colonnettes gothiques qui la supportaient.

Agathe avait raison : le quai des Esclavons, au-dessous d’elle, grouillait de monde. C’était comme une farandole ininterrompue, bruyante et colorée, qui allait et venait continuellement entre le palais des Doges et l’Arsenal, offrant une extraordinaire image de vie et de gaieté. Car Venise vaincue, Venise découronnée, Venise occupée, Venise réduite au rang de ville de province n’en demeurait pas moins l’incomparable Sérénissime.

— Bien plus que moi ! murmura Marianne en songeant à ce titre qu’elle portait elle-même. Tellement plus que moi !

Mais un violent remous de la foule la tira de sa rêverie mélancolique. Là, en bas, à quelques mètres, un homme venait de sauter d’une chaloupe et fonçait tête baissée vers le palais Dandolo. Il était très grand, beaucoup plus que ceux qu’il bousculait sans ménagement. Avec une force irrésistible, il fendait la foule aussi aisément que l’étrave de son navire fendant les flots et Jolival qui venait derrière lui devait faire de gros efforts pour le suivre. Il avait de larges épaules, un regard bleu, des traits fiers et des cheveux noirs en désordre.

— Jason ! souffla Marianne soudain ivre de joie. Enfin toi !...

Entre la crainte et le bonheur, son cœur, en une seconde, venait de faire son choix. Il avait tout balayé qui n’était pas le rayonnement de l’amour. D’un seul coup, il venait de s’illuminer...

Et comme, en bas, Jason s’engouffrait dans le palais, Marianne, ramassant sa robe à deux mains, courut vers la porte. Elle traversa l’appartement comme un éclair blanc, se jeta dans l’escalier que déjà son ami escaladait quatre à quatre et, finalement, avec un cri de joie qui était presque un sanglot, s’abattit sur sa poitrine, riant et pleurant tout à la fois.

Lui aussi avait crié en l’apercevant. Il avait clamé son nom si fort que les nobles voûtes du vieux palais en avaient résonné, se délivrant d’un silence de tant de mois où il n’avait pu que le murmurer dans ses rêves. Puis il l’avait saisie, empoignée, soulevée de terre et maintenant, sans souci des serviteurs qui, accourus au bruit, regardaient des paliers, il la couvrait de baisers frénétiques, des baisers d’affamé qui dévoraient son visage et son cou.

Le nez en l’air, Jolival et Giuseppe Dal Niel, côte à côte, regardaient du bas de l’escalier. Le Vénitien joignit les mains :

— E maraviglioso !... Que bello amore[7].

— Oui, approuva le Français modeste, c’est un amour assez réussi.

Les yeux clos, Marianne ne voyait rien, n’entendait rien. Elle et Jason étaient isolés au cœur d’un tourbillon de passion, d’un enchantement qui les retranchait du reste du monde. C’est à peine s’ils eurent conscience des applaudissements qui éclatèrent autour d’eux. Le public, en bon italien pour qui l’amour est la grande affaire, exprimait sa satisfaction en connaisseur ! Ce fut du délire quand le corsaire enleva la jeune femme dans ses bras et, sans quitter ses lèvres, l’emporta en haut de l’escalier. La porte, repoussée d’une botte impatiente, claqua derrière lui sous les vivats de l’assistance ravie.

— Me ferez-vous l’honneur de boire avec moi un verre de grappa à la santé des amoureux ? proposa Dal Niel avec un large sourire. Quelque chose me dit que l’on n’a guère besoin de vous, là-haut... Et un bonheur comme celui-là, cela se fête !

— Je boirai avec plaisir en votre compagnie. Mais, au risque de vous décevoir, il me faudra troubler rapidement ce tendre tête-à-tête, car nous avons d’importantes décisions à prendre...

— Des décisions ? Quel genre de décisions une aussi jolie femme peut-elle devoir prendre en dehors du choix de ses parures ?

Jolival se mit à rire.

— Vous seriez étonné, mon cher ami, mais la toilette n’occupe dans la vie de la princesse qu’une place plutôt réduite. Et, tenez, je parlais de décisions à prendre : en voilà tout justement qui nous arrivent.

En effet, le lieutenant Benielli, sanglé dans son uniforme, la main sur la poignée du sabre, venait de faire dans l’escalier une entrée martiale, moins tumultueuse, sans doute, que celle effectuée par Jason, mais qui eut pour résultat immédiat de disperser aussitôt les serviteurs curieux.

Il marcha droit vers les deux hommes, salua correctement.

— Le navire américain est revenu, déclara-t-il. En conséquence, il me faut voir la princesse sur l’heure. J’ajoute qu’il y a urgence, car nous n’avons déjà perdu que trop de temps !

— Je vois ! La grappa sera pour plus tard, soupira Jolival. Pardonnez-moi, signor Dal Niel, mais je dois introduire cet impétueux militaire.

— Peccato ! Quel dommage ! fit l’autre compréhensif. Vous allez les troubler ! Ne vous pressez pas trop ! Laissez-leur encore un petit instant ! Je tiendrai compagnie au lieutenant.

— Un petit moment ? Miséricorde ! Avec eux, un petit moment peut signifier des heures ! Ils ne se sont pas vus depuis six mois !

Arcadius, cependant, se trompait. A peine Marianne avait-elle laissé l’amour submerger ses craintes et ses irrésolutions qu’elle l’avait regretté. En apercevant l’homme qu’elle aimait, elle n’avait pas pu retenir l’élan qui, tout naturellement, l’avait jetée dans ses bras, un élan auquel, bien entendu, il avait répondu avec passion... trop de passion même ! Et, tandis qu’il l’emportait, escaladant les marches deux à deux et refermant violemment sur eux la porte de l’appartement, dans sa hâte de s’isoler avec elle, Marianne avait brusquement retrouvé toute sa tête, si délicieusement perdue l’instant précédent.

Elle savait ce qui allait se passer : dans une minute, Jason, en plein délire amoureux, allait la jeter sur son lit, dans cinq minutes, peut-être moins, il l’aurait dévêtue et elle serait sienne bien peu de temps après, sans qu’il soit possible d’arrêter le tendre ouragan qui allait s’abattre sur elle...

Or, quelque chose en elle venait de se révolter, quelque chose dont elle n’avait pas eu encore conscience et qui était la profondeur de son amour pour Jason. Elle l’aimait au point de refuser le désir, violent cependant, qu’il lui inspirait. Et, dans l’espace d’un éclair, elle avait compris qu’elle ne pouvait pas, qu’elle ne devait pas lui appartenir tant que ne serait pas dissipé le doute qui l’habitait, tant que ne serait pas levée la révoltante hypothèque prise sur son corps par Damiani !

Certes, si une vie obscure commençait à se former dans le secret de son être, il serait commode, facile même, de s’arranger pour en faire endosser la paternité à son amant. Avec un homme aussi ardent et aussi épris, même une sotte y parviendrait aisément ! Mais si Marianne refusait d’avouer la vérité sur ses six semaines de disparition, elle refusait plus farouchement encore de faire de Jason une dupe... et la pire de toutes ! Non ! Tant qu’elle n’aurait pas acquis une certitude absolue, elle ne devait pas le laisser la reprendre ! A aucun prix ! Sinon ils s’enliseraient tous deux dans un mensonge dont, toute sa vie, elle demeurerait captive ! Mais, Dieu que cela allait être difficile !

Tandis que, debout au milieu du salon, il avait un instant cessé de l’embrasser pour s’orienter, chercher la porte de sa chambre, elle glissa de ses bras et d’une souple torsion de ses reins, se remit debout.

— Mon Dieu, Jason ! Tu es fou !... et je crois bien que je le suis autant que toi.

Elle se dirigeait vers un miroir pour relever ses cheveux qui croulaient dans son dos, mais, tout de suite, il l’y rejoignit, l’enveloppa de nouveau d’une chaude étreinte et, les lèvres dans ses cheveux, se mit à rire :

— Mais je l’espère bien ! Marianne ! Marianne ! Voilà des mois que je rêve de cette minute... celle où, pour la première fois, je serai enfin seul avec toi !... Nous deux... toi et moi !... sans rien d’autre entre nous que notre amour ! Ne crois-tu pas que nous l’avons bien mérité ?

Sa voix chaude, si facilement ironique cependant, se faisait rauque tandis qu’il écartait ses cheveux pour baiser sa nuque. Marianne ferma les yeux, troublée et déjà au supplice.

— Nous ne sommes pas seuls ! murmura-t-elle en se dégageant de nouveau. Il y a Jolival... et Agathe... et Gracchus qui peuvent entrer d’un instant à l’autre ! C’est presque un lieu public, cet hôtel ! Ne les as-tu pas entendus applaudir dans l’escalier ?

— Qu’importe ? Jolival, Agathe et Gracchus savent depuis longtemps à quoi s’en tenir sur nous deux ! Ils comprendront que nous ayons envie d’être l’un à l’autre, sans plus attendre !

— Eux, oui !... mais nous sommes chez des étrangers et je dois respecter...

Tout de suite, il se rebella, sarcastique et, sans doute, déçu :

— Quoi ? Le nom que tu portes ? Il y avait longtemps que je n’en avais entendu parler de celui-là ! Mais si j’en crois ce que m’a appris Arcadius, tu aurais tort de faire de la délicatesse avec un mari capable de te séquestrer ! Marianne !... Je te trouve bien sage, tout à coup ? Que t’arrive-t-il ?

L’entrée de Jolival dispensa Marianne de répondre, tandis que Jason fronçait les sourcils, trouvant sans doute intempestive cette entrée qui donnait raison à la jeune femme.

D’un coup d’œil, Jolival embrassa la scène, vit Marianne qui se coiffait devant une glace et, à quelques pas, Jason visiblement mécontent et qui, les bras croisés, les regardait l’un après l’autre en se mordant les lèvres. Son sourire, alors, fut un chef-d’œuvre d’aménité et de diplomatie paternelle :

— Ce n’est que moi, mes enfants, et, croyez-le, tout à fait désolé de troubler ce premier tête-à-tête. Mais le lieutenant Benielli est là. Il insiste pour être reçu dans l’instant.

— Encore ce Corse insupportable ? Que veut-il ? gronda Jason.

— Je n’ai pas pris le temps de le lui demander, mais il se peut que ce soit important.

Vivement, Marianne revint à son amant, prit sa tête entre ses mains et, posant ses lèvres sur les siennes un court instant, intercepta sa protestation.

— Arcadius a raison, mon amour. Il vaut mieux que nous le voyions. Je lui dois beaucoup. Sans lui, à cette heure, je serais peut-être noyée dans l’eau du port. Voyons au moins ce qu’il veut nous dire.

Le remède fut miraculeux. Le marin se calma aussitôt.

— Au diable l’importun ! Mais, puisque tu le désires... Allez chercher ce poison, Jolival !

Tout en parlant, Jason se détournait, rajustant l’habit bleu sombre à boutons d’argent qui sanglait son corps maigre et musclé, et s’éloignait vers la fenêtre près de laquelle il se posta, les mains nouées dans le dos et le tournant résolument au visiteur indésirable.