Marianne l’avait suivi des yeux avec tendresse. Elle ne connaissait pas la raison de cette antipathie de Jason envers son garde du corps, mais elle connaissait suffisamment Benielli pour deviner qu’il ne lui avait sans doute pas fallu beaucoup de temps pour amener l’Américain à un sérieux degré d’exaspération. Néanmoins, respectant sa visible volonté de ne pas se mêler à l’entretien, elle se disposa à recevoir le lieutenant dont l’entrée et le salut saccadé eussent reçu l’approbation du plus pointilleux chef d’état-major.

— Avec la permission de Votre Altesse Sérénissime, je suis venu, Madame, prendre congé. Dès ce soir, je rejoins Monsieur le duc de Padoue. Puis-je lui annoncer que toutes choses sont désormais rentrées dans l’ordre et que votre voyage vers Constantinople est heureusement commencé ?

Marianne n’eut pas le temps de répondre. Derrière elle une voix glaciale déclarait :

— J’ai le regret de vous dire qu’il n’est pas question que Madame se rende à Constantinople. Elle embarquera demain avec moi pour Charleston où elle pourra oublier, j’espère, qu’une femme n’est pas faite pour jouer les pions sur un échiquier politique ! Vous pouvez disposer, lieutenant !

Abasourdie par la brutalité de cette sortie, Marianne regarda tour à tour Jason, pâle de colère, et Jolival qui mâchait sa moustache, l’air embêté.

— Est-ce que vous n’aviez rien dit, Arcadius ? Je pensais que vous auriez prévenu M. Beaufort des ordres de l’Empereur ? remarqua-t-elle.

— Je l’ai fait, ma chère, mais sans beaucoup de succès ! En fait, notre ami n’a rien voulu entendre sur ce sujet et j’ai préféré ne pas insister, pensant que vous sauriez le convaincre infiniment mieux que moi.

— Pourquoi, alors, ne pas m’avoir avertie tout de suite ?

— Ne pensez-vous pas que vous aviez suffisance de sujets de tourments quand vous êtes arrivée hier ? fit doucement Jolival... Ce... débat diplomatique me semblait pouvoir attendre au moins jusqu’à...

— Je ne vois pas qu’il y ait matière à débat, coupa brutalement Benielli. Quand l’Empereur ordonne, il reste à obéir, il me semble !

— Vous n’oubliez qu’une chose, s’écria Jason, c’est que les ordres de Napoléon ne sauraient me concerner. Je suis sujet américain et n’obéis, comme tel, qu’à mon gouvernement !

— Eh ! qui vous demande quelque chose, après tout ? Madame n’a aucunement besoin de vous. L’Empereur désire qu’elle s’embarque sur un bateau neutre et il y en a une dizaine dans le port. Nous nous passerons de vous, voilà tout ! Retournez en Amérique !

— Pas sans elle ! Vous ne comprenez pas facilement, à ce que l’on dirait ? Je vais donc être plus précis : j’emmène la princesse que cela vous plaise ou non. Est-ce clair, cette fois ?

— Si clair même, grogna Benielli, dont la courte patience était déjà épuisée, qu’à moins de vous faire arrêter pour rapt et incitation à la révolte, il ne reste plus qu’une solution...

Et il tira son sabre. Aussitôt, Marianne fut debout et se jeta entre les deux hommes qui venaient de se rapprocher dangereusement.

— Messieurs, je vous en prie ! Vous m’accorderez au moins, je l’espère, le droit de donner mon avis dans cette affaire ?... Lieutenant Benielli, ayez l’obligeance de vous retirer quelques instants. Je désire m’entretenir seule à seul avec M. Beaufort et votre présence ne m’apporterait aucune aide !

Contrairement à ce qu’elle craignait, l’officier acquiesça, sans un mot, mais aussitôt, d’un claquement de talons et d’un sec salut de la tête.

— Venez donc, fit Jolival en l’entraînant aimablement vers la porte, nous allons goûter la grappa du signor Dal Niel pour que vous ne trouviez pas le temps trop long ! Rien de tel qu’un verre avant un voyage ! Le coup de 1’étrier, en quelque sorte !

Restés seuls de nouveau, Marianne et Jason, à quelques pas l’un de l’autre, se regardaient avec une nuance d’étonnement : elle à cause de ce pli buté, inquiétant et dur, qui se creusait entre les noirs sourcils de son ami ; lui, parce que, sous cette grâce tendre et cette fragilité trompeuse, il venait pour la seconde fois de rencontrer une résistance. Il sentait, chez elle, quelque chose d’anormal et, pour tenter de le découvrir, fit effort pour dompter sa mauvaise humeur.

— Pourquoi veux-tu que nous parlions seul à seule, Marianne ? demanda-t-il doucement. Espères-tu me convaincre d’effectuer ce voyage absurde chez les Turcs ? En ce cas, n’y compte pas : je ne suis pas venu jusqu’ici pour subir encore les caprices de Napoléon !...

— Tu es venu pour me retrouver, n’est-ce pas ?... et pour que nous commencions ensemble une vie heureuse ? Qu’importe, en ce cas, où nous devrons la vivre ? Et pourquoi refuser de m’emmener là-bas puisque je le désire et que cela peut avoir tellement d’importance pour l’Empire ? Je ne resterai pas longtemps et ensuite je serai libre de te suivre où tu voudras...

— Libre ? Comment l’entends-tu ? As-tu définitivement rompu avec ton mari, l’as-tu convaincu d’accepter le divorce ?

— Ni l’un ni l’autre, mais je suis tout de même libre parce que l’Empereur le permet. Cette mission qu’il m’a confiée, il en a fait la condition sine qua non de son aide et je sais, qu’une fois remplie mon ambassade, rien ni personne ne s’opposera plus à notre bonheur. Ainsi le veut l’Empereur.

— L’Empereur, l’Empereur ! Toujours l’Empereur ! Tu en parles encore avec autant d’enthousiasme qu’au temps où tu étais sa maîtresse ! As-tu oublié que, moi, je n’ai pas eu tellement à m’en louer ? Je conçois que tu aies gardé une certaine nostalgie de la chambre impériale, des palais et de ta vie fastueuse. Les souvenirs que je garde de la Force, de Bicêtre et du bagne de Brest sont infiniment moins enivrants, crois-moi !

— Tu es injuste ! Tu sais bien qu’il n’y a plus rien depuis longtemps entre l’Empereur et moi et, qu’au fond, il a fait de son mieux pour te sauver sans rompre un difficile équilibre diplomatique.

— Je m’en souviens mais je n’ai pas non plus conscience de devoir encore quoi que ce soit à Napoléon.

J’appartiens à un pays neutre et j’entends ne plus me mêler de sa politique. Il est déjà bien suffisant que mon pays risque sa paix extérieure en refusant de prendre parti pour l’Angleterre...

Brusquement, il se saisit d’elle, la serra contre lui et posa sa joue contre sa tempe avec une infinie tendresse.

— Marianne, Marianne ! Oublie tout cela... tout ce qui n’est pas nous ! Oublie Napoléon, oublie qu’il y a quelque part au monde un homme dont tu portes le nom, oublie comme je l’oublie moi-même que Pilar vit toujours, dans je ne sais quel coin caché de l’Espagne où elle a choisi de résider car elle me croit toujours au bagne et espère bien que j’y mourrai ! Il y a nous deux, rien que nous deux... et il y a la mer, là... tout près... à nos pieds ! Si tu veux, demain elle nous emportera jusque chez moi ! Je vais t’emmener en Caroline, je rebâtirai pour toi la maison incendiée de mes parents à Old Creek Town. Pour tous, tu seras ma femme...

Grisé par la souplesse de ce corps collé au sien et par le parfum qui s’en dégageait, il recommençait à l’envelopper de caresses qui la faisaient frémir. Bouleversée, Marianne ne trouvait plus la force de lutter. Elle se rappelait les heures éblouissantes de la prison, des heures qu’il était si simple de renouveler. Jason était à elle tout entier, la chair de sa chair, l’homme qu’entre tous elle avait choisi et qu’aucun autre ne pouvait remplacer... Pourquoi refuser ce qu’il offrait ? Pourquoi ne pas, dès demain, partir pour son pays de liberté ? Après tout, et même s’il l’ignorait, son mari était mort, elle était libre.

Dans une heure, elle serait à bord de la « Sorcière ». Il serait facile de dire à Benielli qu’elle pre-liait le chemin de la Turquie quand ce serait vers la libre Amérique que voguerait le navire, tandis que, clans les bras de Jason, Marianne vivrait sa première nuit d’amour, bercée par les vagues, tirant un rideau définitif sur sa vie passée. Elle pouvait reprendre sa propre histoire à Selton Hall, au moment où Jason, pour la première fois, l’avait suppliée de le suivre et bientôt, elle oublierait tout le reste : la peur, les fuites, Fouché, Talleyrand, Napoléon, la France et la villa des eaux vives où erraient les paons blancs, mais dont aucun cavalier fantôme, masqué de blanc, ne viendrait plus éveiller les échos...

Pourtant de nouveau, comme tout à l’heure, sa conscience se réveilla, cette conscience qui se révélait tellement plus encombrante qu’elle ne l’avait imaginé. Qu’arriverait-il si, au cours du long voyage qui l’emmènerait en Amérique, elle se découvrait enceinte d’un autre ? Comment alors s’en délivrer dans ce pays où elle ne pourrait échapper un instant à l’œil de Jason, puisqu’elle se refusait absolument à tricher avec lui. En admettant même qu’il n’ait rien deviné au cours d’une traversée au moins deux fois plus longue que celle vers Constantinople !...

Et puis, au fond de sa mémoire, elle crut entendre encore la voix grave d’Arrighi :

« Vous seule pouvez convaincre la Sultane de faire poursuivre la guerre contre la Russie, vous seule pouvez calmer sa colère contre l’Empereur parce que, comme elle, vous êtes cousine de Joséphine ! Vous, elle vous écoutera... »

Pouvait-elle vraiment trahir la confiance de l’homme qu’elle avait aimé et qui avait sincèrement essayé de la rendre heureuse ? Napoléon comptait sur elle. Pouvait-elle, réellement, lui refuser un dernier service, tellement important pour lui et pour la France ? Le moment de l’amour n’était pas encore venu. C’était encore celui du courage.

Doucement, mais fermement, elle repoussa Jason :

— Non, dit-elle seulement. C’est impossible ! Il faut que j’aille là-bas ! J’ai donné ma parole !

Il la regarda d’un air incrédule, comme si, tout à coup, elle avait pris, sous ses yeux, une forme différente. Ses yeux bleu sombre parurent s’enfoncer plus profondément sous les noirs sourcils et Marianne, désolée, y lut une immense déception.

— Tu veux dire... que tu refuses de me suivre ?

— Non, mon amour, je ne refuse pas de te suivre. Au contraire, je te demande à toi de me suivre encore un peu, seulement quelques semaines ! Un simple délai, vois-tu ? Ensuite je n’aurai plus que toi dans la tête et dans le cœur, je te suivrai où tu voudras, au bout du monde s’il le faut, et je vivrai exactement comme tu le désireras ! Mais il faut que j’accomplisse ma mission : c’est trop important pour la France !

— La France ! fit-il avec amertume. Elle a bon dos !... Comme si, pour toi, le mot France ne s’écrivait pas Napoléon !

Blessée par cette jalousie qu’elle sentait toujours latente et qui la soupçonnait encore, Marianne eut un petit soupir plein de tristesse, tandis que l’éclat de ses yeux verts se faisait humide.

— Pourquoi ne veux-tu pas me comprendre, Jason ? Que tu le veuilles ou non, j’aime mon pays, ce pays que je connaissais à peine et que j’ai découvert avec émerveillement. C’est un beau pays, Jason, un noble et grand pays ! Et, cependant, je le quitterai sans remords et sans regrets quand l’heure sera venue de m’en aller avec toi !

— Car cette heure n’est pas encore venue ?

— Si... peut-être, si toi tu consens à m’emmener là-bas pour y rencontrer cette étrange sultane née si près de chez toi !

— Et tu dis que tu m’aimes ? fit-il.

— Je t’aime plus que tout au monde car, pour moi, tu es non seulement le monde mais la vie, la joie, le bonheur. Et c’est parce que je t’aime que je ne veux pas m’enfuir comme une voleuse et que je veux rester cligne de toi !

— Des mots que tout cela ! riposta Jason avec un haussement d’épaules rageur. La vérité est que tu ne peux te résigner, n’est-ce pas, à abandonner d’un seul coup et sans retour la vie brillante qui était la tienne dans l’orbite de Napoléon ! Tu es belle, jeune, riche, tu es... Altesse Sérénissime  – un titre stupide mais imposant ! — et maintenant, l’on t’investit d’une ambassade auprès d’une reine ! Qu’ai-je à t’offrir en échange ? Une vie relativement modeste, quelque peu irrégulière par surcroît tant que nous ne serons pas libérés, l’un et l’autre, des liens conjugaux ! Je comprends que tu hésites et que tu souhaites des délais !

Elle le regarda tristement.

— Comme tu es injuste ! Tu as donc oublié que, sans Vidocq, j’aurais abandonné tout cela sans le plus petit regret ! Et ce voyage, crois-moi, ce n’est ni un prétexte ni une échappatoire, c’est une nécessité ! Pourquoi le refuses-tu ?

— Parce que c’est Napoléon qui t’y envoie, comprends-tu ? Parce que je ne lui dois rien, si ce n’est la honte, la prison, la torture ! Oh, je sais : il m’avait donné un ange gardien. Mais si le bâton des gardes-chiourme m’avait assommé, si j’étais mort de mes blessures, crois-tu qu’il m’aurait beaucoup pleuré ? Il aurait exprimé un regret... poli ! Et sera il passé à une autre affaire ! Non, Marianne, je n’ai aucune raison de servir ton Empereur. Bien plus, si j’acceptais, je me sentirais grotesque... ridicule ! Quand à toi, sache bien que si tu n’as pas, maintenant, le courage de dire un non définitif à tout ce qui a été la vie jusqu’à présent, tu ne l’auras pas davantage demain. Et, ta mission accomplie, tu en trouveras une autre... ou on t’en trouvera une autre ! J’admets volontiers qu’une femme telle que toi soit précieuse.