— Je te jure que non ! Je partirai aussitôt après !
— Comment te croire ? Là-bas, en Bretagne, tu ne souhaitais que fuir cet homme que, maintenant, tu veux servir à tout prix ! Es-tu seulement la même que cette nuit-là ? La femme que j’ai quittée était prête à n’importe quelle folie pour moi... celle que j’ai retrouvée est soucieuse de respectabilité et craint l’entrée d’une femme de chambre quand je l’embrasse ! Ce sont des choses qui frappent, tu sais !
Elle s’affola :
— Que vas-tu chercher ? Je te jure que je t’aime, que je n’aime que toi, mais il faut que tu me conduises en Turquie !
— Non !
Prononcé sans colère, le mot n’en claqua pas moins. Douloureusement, Marianne murmura :
— Tu refuses ?
— Exactement ! Ou plutôt non ! Je te laisse le choix : j’accepte de te conduire là-bas mais, ensuite, je repartirai seul pour mon pays !
Comme s’il venait de la frapper, elle recula, heurta un guéridon qui s’effondra, entraînant dans sa chute une fragile verrerie de Murano, et alla tomber sur la chaise longue qu’elle avait quittée tout à l’heure... un siècle plus tôt ! Les yeux agrandis, elle regardait Jason comme si elle le voyait pour la première fois ! Jamais elle ne l’avait vu si grand, si séduisant... ni hélas si cruel ! Elle avait cru que son amour, à lui, était semblable au sien, c’est-à-dire prêt à n’importe quelle folie, prêt à tout accepter, à tout subir pour quelques heures de bonheur... à plus forte raison pour une vie d’amour. Et voilà qu’il trouvait le courage de lui offrir cet impitoyable marché !
Incrédule, elle demanda :
— Tu pourrais me quitter... volontairement ? Me laisser là-bas et repartir sans moi ?
Il croisa les bras sur sa poitrine et la regarda, sans colère mais avec une effrayante fermeté :
— Ce n’est pas à moi de choisir, Marianne, c’est à toi. Je veux savoir qui s’embarquera demain, à bord de la « Sorcière » : la princesse Sant’Anna, ambassadrice officieuse de Sa Majesté l’Empereur et Roi... ou Marianne Beaufort !...
Le nom inattendu, et dont elle avait rêvé, la toucha au plus sensible. Elle ferma les yeux et devint aussi pâle que sa robe. Ses doigts, crispés, griffèrent la soie du siège, luttant à leur manière contre la crise de nerfs qu’elle sentait venir.
— Tu es impitoyable..., balbutia-t-elle.
— Non ! Je veux absolument te rendre heureuse, malgré toi s’il le faut !
Elle eut un petit sourire triste. L’égoïsme masculin ! Même chez cet homme qu’elle adorait, elle le retrouvait comme elle l’avait trouvé chez Francis, chez Fouché, chez Talleyrand, chez Napoléon et chez l’immonde Damiani ! Cet étrange besoin qu’ils avaient tous de décider du bonheur des femmes et de s’imaginer qu’en cette matière, comme en bien d’autres, eux seuls détenaient la vraie sagesse et la vérité ! Ils avaient tant souffert, l’un et l’autre, de tout ce qui les avait séparés ! Fallait-il que les obstacles vinssent désormais de Jason lui-même ? Et ne pouvait-il, par amour, faire taire son impérieux orgueil ?
A nouveau la tentation revint, si violente que Marianne pensa en défaillir, la tentation de tout abandonner, d’aller se jeter dans ses bras et de se laisser emporter sans plus réfléchir. Elle avait tant besoin de sa force, de sa chaleur d’homme ! Car, malgré la douceur de la nuit qui venait, elle se sentait glacée jusqu’au cœur ! Mais, peut-être parce qu’elle avait trop souffert pour retrouver enfin cet amour, sa fierté la retint au bord de la capitulation !
Le pire était qu’elle ne pouvait même pas lui en vouloir et qu’à son point de vue d’homme il avait raison. Mais elle non plus ne pouvait pas revenir en arrière... à moins de tout dire ! Et encore ! Jason détestait tellement Napoléon maintenant !
Déçue et malheureuse, Marianne choisit cependant la solution la plus conforme à sa nature : celle du combat.
Redressant la tête, elle planta son regard bien droit dans celui de son amant :
— J’ai donné ma parole, fit-elle. Cette mission est mon devoir. Si j’y manquais, tu m’aimerais sans doute autant... mais tu m’estimerais moins ! Chez les miens... comme je crois chez les tiens, on a toujours fait passer le devoir avant le bonheur. Mes parents en sont morts ! Je ne faillirai pas !
Ce fut dit simplement, sans forfanterie. Presque une simple constatation.
A son tour, Jason pâlit. Il ébaucha un geste vers la jeune femme mais se contint et, sans un mot, s’inclina brièvement devant elle. Puis, traversant la pièce en quelques enjambées, il alla ouvrir la porte et appela :
— Lieutenant Benielli !
L’interpellé parut aussitôt, flanqué de Jolival dont le regard inquiet alla, tout de suite, chercher celui de Marianne qui détourna les yeux. La grappa du signor Dal Niel devait avoir plu au lieutenant car il était notablement plus rouge qu’à sa précédente apparition, mais il n’avait rien perdu pour autant de son maintien raide.
Jason le toisa du haut de sa grande taille et, avec une colère froide, à peine contenue :
— Vous pouvez rejoindre le duc de Padoue sans inquiétude, lieutenant ! Demain, au lever du jour, je mettrai à la voile pour le Bosphore où j’aurai l’honneur de déposer la princesse Sant’Anna !
— Vous m’en donnez votre parole ? fit l’autre imperturbable.
Jason serra les poings, poussé par une visible envie de casser la figure de ce petit Corse arrogant qui lui en rappelait peut-être un peu trop un autre qu’il ne pouvait atteindre.
— Oui, lieutenant, gronda-t-il les dents serrées, je vous la donne ! Et je vais en outre vous donner un conseil : filez d’ici et un peu vite avant que je ne me laisse aller à mes instincts !
— Qui sont ?
— De vous jeter par la fenêtre ! Ce serait d’un effet déplorable pour l’uniforme que vous portez, pour vos camarades et pour le confort de votre voyage. Vous avez gagné, n’abusez pas de ma patience !
— Partez, je vous en prie ! murmura Marianne qui craignait de voir les deux hommes en venir aux mains.
D’ailleurs, Jolival, déjà, tirait discrètement Benielli par le bras. Celui-ci mourait visiblement d’envie de se jeter sur l’Américain, mais il eut le bon esprit de regarder tour à tour les visages de ses interlocuteurs. Il vit Marianne pâle et les yeux gros de larmes, Jason crispé, Jolival inquiet, et devina qu’un drame se jouait là. Avec un peu moins de raideur, peut-être, il salua la jeune femme :
— J’aurai l’honneur de rapporter à Monsieur le duc de Padoue que la confiance de l’Empereur est bien placée, Madame, et j’offre à Votre Altesse Séré-nissime mes vœux de bon voyage.
— Je vous en souhaite autant. Adieu, Monsieur !
Déjà elle tournait vers Jason un visage suppliant, mais, avant même que Benielli n’eût disparu, il s’inclinait froidement :
— Mes respects, Madame ! Si cela vous convient mon navire lèvera l’ancre demain vers 10 heures ! Il vous suffira d’être à bord une demi-heure avant. Je vous souhaite une bonne nuit !...
— Jason !... Par pitié !...
Elle tendait vers lui un bras, une main qui implorait qu’on voulût bien la prendre, mais il était enfermé dans sa colère et sa rancune et ne vit rien, ou ne voulut rien voir. Sans un regard, il se dirigea vers la porte, la franchit et la laissa retomber avec un bruit qui résonna jusqu’au fond du cœur de la jeune femme.
La main offerte retomba et Marianne, désespérée, se laissa tomber de tout son long sur la méridienne en sanglotant.
C’est là qu’un instant plus tard, Jolival qui accourait, pressentant la catastrophe, la trouva à demi étouffée par les larmes.
— Mon Dieu ! s’affola-t-il, c’est à ce point ? Mais que s’est-il donc passé ?
Avec beaucoup de peine, beaucoup de larmes et des mots entrecoupés, elle le lui dit tandis qu’à l’aide d’une serviette trempée dans l’eau fraîche, il tentait de lui rendre figure humaine et d’apaiser ses suffocations.
— Un ultimatum ! hoqueta Marianne finalement... un chan... tage ! Il... il m’a donné... à choisir ! Et il dit... que c’est... pour mon bonheur !
Brusquement, elle s’agrippa aux revers d’Arcadius et supplia :
— Je ne peux pas... je ne peux pas supporter cela !... Allez le trouver... mon ami... par pitié ! Allez lui... dire...
— Quoi ? Que vous capitulez ?
— Ou... i ! Je l’aime !... Je l’aime trop !... Je ne pourrai jamais..., délira Marianne qui ne savait plus ce qu’elle disait.
Dans ses deux mains, Jolival emprisonna les épaules tremblantes de la jeune femme et l’obligea à lever la tête vers lui :
— Si ! Vous pourrez ! Moi, je vous dis que vous pourrez parce que vous avez raison ! Jason, en vous imposant ce choix, abuse de sa force parce qu’il sait combien vous l’aimez. Ce qui ne veut pas dire que, de son point de vue, il n’ait pas raison. Il n’a guère eu à se louer de l’Empereur !...
— Et lui... ne m’aime pas !
— Mais si, il vous aime ! Seulement, ce qu’il ne peut pas comprendre c’est que, justement, la femme qu’il aime, c’est vous, telle que vous êtes, avec vos incohérences, vos folies, vos enthousiasmes et vos rébellions ! Changez, devenez la femme obéissante et posée qu’il semble souhaiter et je ne lui donne pas six mois pour cesser de vous aimer !
— Vous croyez ?
Peu à peu, la force de persuasion de Jolival pénétrait au cœur du marasme où se débattait Marianne, en perçait le brouillard d’une lueur à laquelle lentement, inconsciemment, elle se raccrochait déjà.
— Oui, Marianne, je le crois ! fit-il gravement.
— Mais, Arcadius... songez à ce qui va se passer à Constantinople ! Il me quittera, il m’abandonnera et je ne le verrai plus, plus jamais !
— Peut-être... mais, avant, vous allez vivre auprès de lui, presque contre lui dans cet espace réduit que l’on appelle un vaisseau et cela pendant pas mal de jours ! Si vous n’avez pas réussi à le rendre fou d’ici là, c’est que vous n’êtes plus Marianne ! Laissez-le à sa mauvaise humeur, à son orgueil de mâle vexé et jouez le jeu qu’il vous impose ! Ce n’est pas vous qui endurerez l’enfer, je vous l’assure !
A mesure qu’il parlait, la lumière peu à peu revenait dans les yeux de Marianne tandis que cette autre lumière, l’espoir, renaissait en elle. Docilement, elle but le verre d’eau additionnée de cordial que son vieil ami portait à ses lèvres puis, s’appuyant sur son bras, elle fit quelques pas dans la pièce, gagna la fenêtre.
La nuit était venue mais, partout, des lanternes allumées mettaient des points d’or que reflétait l’eau noire. Une odeur de jasmin entra sur un air de guitare. En bas, sur le quai, des couples erraient lentement, rapprochés, double silhouette noire confondue. Une gondole pavoisée passa guidée par un svelte danseur et le rire joyeux d’une femme s’échappa des rideaux tirés où filtrait une lueur d’or. Là-bas, derrière la Douane de Mer, les mâts éclairés des navires bougeaient doucement.
Marianne soupira tandis que sa main se crispait un peu sur la manche de Jolival.
— A quoi pensez-vous ? chuchota-t-il. Cela va-t-il mieux ?
Elle hésita, confuse de ce qu’elle allait dire mais, auprès de cet ami sûr, elle était au-delà de toute hypocrisie :
— Je pense, dit-elle avec regret, que c’était une belle nuit pour s’aimer !
— Sans doute ! Mais songez aussi que cette nuit manquée donnera plus de saveur à celles qui viendront ensuite ! Les nuits d’Orient sont sans rivales, ma chère enfant, et votre Jason ne sait pas encore à quoi il s’est condamné !
Puis, fermement, Jolival ferma la fenêtre sur cette trop douce nuit et entraîna Marianne vers le petit salon rococo où le souper était servi.
UN DANGEREUX ARCHIPEL
6
REMOUS
Il y avait un moment que le lit se balançait. A demi inconsciente, Marianne se retourna, enfouit son nez dans l’oreiller pensant échapper ainsi à un rêve pas tellement agréable, mais le lit continua de se balancer tandis que son esprit s’éclaircissait et lui apprenait qu’elle s’éveillait.
En même temps, quelque chose grinça, quelque part dans la membrure du bateau, et elle se souvint qu’elle était en mer.
D’un œil maussade, elle considéra, dans le mur le plus éloigné, le hublot rond fixé par des vis de cuivre. Le jour qu’il laissait passer était gris avec de grandes éclaboussures blanches qui étaient des paquets de mer. Il n’y avait pas de soleil et, au-dehors, le vent soufflait. L’Adriatique, par ce mois de juillet orageux, avait les couleurs d’un automne grincheux !
— Tout juste le temps qui convient pour commencer ce genre de voyage ! songea-t-elle, morose.
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