Quand il eut disparu, Marianne voulut se remettre aux mains de sa femme de chambre, mais constata qu’elle avait disparu. Seule, une voix faible et mourante répondit à son appel. Courant vers le fond de sa cabine, elle découvrit la pauvre Agathe, affalée sur sa couchette et vomissant spasmodiquement dans son tablier amidonné. Sa coquetterie et sa dignité avaient totalement disparu. Il ne restait plus qu’une petite créature au visage verdâtre qui ouvrait péniblement sur sa maîtresse des yeux de noyée.
— Mon Dieu, Agathe ! Tu es malade à ce point ? Mais pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
— Ça... m’a pris d’un seul coup. En apportant le plateau... Je ne me sentais pas bien et, en arrivant ici... Ça doit être... l’odeur des œufs frits et du lard ! Oooooooh !...
La seule évocation de ces victuailles amena une nouvelle nausée et la jeune camériste replongea dans son tablier.
— Tu ne peux pas rester comme ça ! décida Marianne en remplaçant, pour commencer, le tablier par une cuvette ! Il y a un médecin sur ce sacré bateau ! Je vais le chercher ! Il a une sale tête mais il te soulagera peut-être.
Vivement, elle bassina le visage d’Agathe avec de l’eau fraîche et de l’eau de Cologne, lui donna un flacon de sels puis, enfilant un étroit manteau de drap couleur miel qu’elle boutonna jusqu’au cou pour cacher sa chemise de nuit, elle entoura sa tête d’une écharpe et se lança dans l’escalier qui, du milieu du bateau, conduisait au pont et débouchait entre le mât de misaine et le grand mât. Elle eut quelque peine à atteindre la surface.
Le brick, à cet instant, essuyait un grain. La mer se creusait sous l’étrave et Marianne dut se cramponner aux rampes pour ne pas redescendre les marches sur les genoux. En arrivant sur le pont, la force du vent, qui soufflait de l’arrière, la surprit. Son écharpe, nouée négligemment, s’envola et ses longues mèches noires tournoyèrent autour d’elle, comme des lianes.
Le pont désert s’éleva, puis redescendit. Elle se tourna vers la dunette, reçut le vent de plein fouet. Le navire fuyait devant le grain. Les vagues blanchissaient et, autour d’elle, les cordages chantaient tandis que, dans le claquement des voiles, s’élevaient des murmures. Sur la dunette, qui communiquait avec le tillac par quelques marches raides, presque des échelons, elle vit l’homme de barre. Enveloppé d’un caban de forte toile, il semblait faire corps avec le navire, bien planté sur ses jambes écartées, ses mains fermement accrochées à la roue du gouvernail. Levant la tête, elle vit encore que toute la bordée de quart, ou presque, était perchée sur les vergues, s’activant furieusement, carguant perroquets, huniers et grande voile, halant bas le grand foc pour « laisser porter » vent arrière sous la misaine et le petit foc, comme l’ordre, tonné au porte-voix, en arrivait de la dunette.
Brusquement, une dizaine de singes aux pieds nus tombèrent du ciel et se mirent à courir sur le pont. L’un d’eux la bouscula si violemment qu’elle fila droit sur l’échelle de la dunette, s’y cramponna, réussissant de justesse à ne pas s’étaler. Le matelot n’avait rien vu et poursuivit sa course.
— Excusez-le, Madame ! Je crois qu’il ne vous a pas vue, fit en italien une voix basse et grave. Vous êtes-vous fait mal ?
Marianne se redressa, rejeta en arrière ses cheveux qui l’aveuglaient et considéra avec un mélange de stupeur et d’effroi l’homme qui lui faisait face.
— Non, non... fit-elle machinalement, je vous remercie...
Il s’éloigna aussitôt, d’une souple démarche qui semblait se jouer des mouvements désordonnés du bateau. Pétrifiée, sans parvenir à démêler ce qui l’avait tellement frappée, la jeune femme le regarda disparaître avec un curieux mélange de terreur et d’admiration. Son séjour en enfer était encore trop récent pour qu’elle n’en eût pas gardé une certaine crainte des gens à peau noire. Or, le matelot qui venait de lui parler était noir, comme Ishtar et ses sœurs ! Nettement moins sombre tout de même, car les trois esclaves de Damiani étaient couleur d’ébène tandis que l’homme semblait coulé dans un bronze légèrement doré. Et Marianne, malgré une instinctive répulsion qui, d’ailleurs, était surtout faite de rancune et de peur, s’avoua franchement qu’elle n’avait guère rencontré de spécimens humains aussi beaux que celui-là.
Pieds nus, comme tout l’équipage, sanglé dans un étroit pantalon de toile qui l’emprisonnait des reins aux mollets, et sur lequel s’érigeait un torse puissant sculpté de longs muscles lisses, il avait la perfection physique inquiétante des grands fauves. Le voir grimper dans les haubans pour serrer une voile avec l’aisance d’un sombre guépard était un spectacle de choix... Et le visage, un instant entrevu, ne déparait pas l’ensemble, au contraire !
Elle en était là de ses réflexions quand une main saisit son bras et, par ce moyen, la hissa plus qu’elle ne l’aida à monter jusqu’à la dunette.
— Que faites-vous là ? s’écria Jason Beaufort. Pourquoi diable êtes-vous sortie de chez vous par ce temps ? Vous avez envie d’être emportée par-dessus bord ?
Il paraissait franchement mécontent, mais Marianne nota, avec une intime satisfaction, qu’une inquiétude perçait sous le reproche.
— Je cherchais votre médecin. Agathe est malade à mourir. Elle a besoin de secours car elle a failli se trouver mal en m’apportant mon petit déjeuner !
— Aussi pourquoi est-elle allée le chercher ? Votre femme de chambre n’a rien à faire dans la cambuse, princesse. Il y a, grâce au ciel, des serviteurs qui, sur ce bateau, s’occupent du service intérieur. Tenez, voici justement Tobie, c’est lui qui est chargé de veiller à ce que vous ne manquiez de rien.
Un nouveau Noir venait d’apparaître, émergeant des cuisines avec un seau d’épluchures. Celui-là avait une bonne figure lunaire, cernée d’une couronne de cheveux grisonnants et folâtres qui faisaient de son crâne chauve un îlot bien ciré battu par la tempête. Le sourire béat qu’il offrit à son maître fendit son visage d’un croissant neigeux.
— Va dire au Dr Leighton qu’il y a une malade dans le rouf ! ordonna le corsaire.
— Vous avez beaucoup de Noirs, à bord ? ne put s’empêcher de demander Marianne dont les sourcils s’étaient froncés légèrement.
— Pourquoi ? Vous ne les aimez pas ? riposta Jason à qui la mimique de la jeune femme n’avait pas échappé. Je viens d’un pays où ils foisonnent et je croyais pourtant vous avoir raconté que ma nourrice était noire. Une circonstance à laquelle, évidemment, on n’est guère accoutumé en Angleterre ou en France, mais qui, à Charleston et dans tout le Sud, est chose courante et normale. Cependant, pour répondre à votre question, je dirai que j’en ai deux ici : Tobie et son frère Nathan. Ah non, j’oubliais : j’en ai trois. J’en ai embarqué un autre à Chioggia.
— A Chioggia ?
— Oui, un Ethiopien ! Un pauvre diable échappé de chez vos bons amis Turcs où il était esclave et que j’ai trouvé errant sur le port tandis que j’étais à l’aiguade. Tenez, vous pouvez le voir d’ici, à cheval sur cette vergue de hune.
Une espèce de froid qui n’avait rien à voir avec la température extérieure, plutôt fraîche pour la saison, s’insinuait en Marianne. L’homme dont l’aspect l’avait frappée – avait-elle rêvé ou bien possédait-il réellement des yeux clairs ? – était un esclave en fuite. Et qu’étaient d’autre, la fuite mise à part, les serviteurs que Jason venait de mentionner ? Ce qu’avait dit Joli-val lui revenait désagréablement. Et parce qu’elle était incapable de supporter une ombre, si légère fût-elle, sur son amour, elle ne put s’empêcher de formuler la question qui lui venait, en prenant toutefois un léger détour :
— Je l’ai remarqué. Votre « pauvre diable » est assez beau pour cela... et tellement différent de celui-ci, ajouta-t-elle en montrant Tobie occupé à vider son seau par-dessus bord. Est-il aussi un esclave en fuite ?
— Il existe des races différentes chez les Noirs aussi bien que chez les Blancs. Les Ethiopiens se veulent descendants de la reine de Saba et du fils qu’elle eut de Salomon. Ils ont les traits plus fins et plus nobles souvent que les autres Africains... et aussi une fierté sauvage qui s’habitue mal à l’esclavage. Parfois, ils sont aussi plus clairs, comme celui-là ! Quant à Tobie et Nathan, pourquoi voulez-vous qu’ils soient « en fuite » ? Ils servent ma famille depuis leur naissance. Leurs parents étaient très jeunes quand mon grand-père les a achetés.
L’espèce de froid se fit glace. Marianne eut l’impression d’entrer dans un monde nouveau et anormal.
Elle n’avait jamais imaginé que Jason, citoyen de la libre Amérique, pût considérer l’esclavage comme une chose toute naturelle. Bien sûr, elle n’ignorait pas que le commerce du « bois d’ébène », pour employer l’expression de Jolival, interdit en Angleterre depuis 1807 et assez mal vu en France, mais encore admis, était florissant dans le Sud des Etats-Unis où la main-d’œuvre noire représentait la garantie de la richesse du pays. Bien sûr, elle savait que Jason, « sudiste », né à Charleston, avait été élevé au milieu des Noirs qui peuplaient la plantation paternelle. (Il lui avait, en effet, parlé un jour, avec une sorte de tendresse, de sa nourrice noire, Deborah.) Mais cette question qui, tout à coup, se présentait à elle dans toute sa brutale réalité, elle ne l’avait jamais imaginée, jusqu’à présent, que sous un angle abstrait, désincarné en quelque sorte. Maintenant, elle se trouvait en face de Jason Beaufort, propriétaire d’esclaves, parlant d’achat ou de vente d’êtres humains sans plus d’émotion que d’une paire de bœufs. Visiblement, cet ordre de choses était pour lui tout naturel.
Etant donné l’état de leurs relations actuelles, peut-être eût-ce été sagesse, pour Marianne, de dissimuler ses impressions. Mais elle savait mal résister aux impulsions de son cœur, surtout quand l’homme qu’elle aimait était en cause.
— Esclaves ! Comme il est étrange ce mot-là, dans ta bouche ! murmura-t-elle, balayant d’instinct le cérémonial factice et naïvement cruel qu’il avait instauré entre eux. Toi qui as toujours été pour moi l’image même, le symbole de la liberté ! Comment peux-tu seulement le prononcer ?
Pour la première fois depuis le début de leur entretien elle eut sur elle le bleu sincèrement surpris de son regard, presque candide à force de naturel, mais le sourire qu’il lui offrit, sardonique à souhait, n’avait rien d’innocent, ni d’ailleurs d’amical :
— Votre Empereur doit le prononcer assez facilement, lui qui, Premier consul, a rétabli l’esclavage et la traite abolis par la Révolution ! J’admets qu’avec la Louisiane, il s’est débarrassé d’une bonne partie du problème, mais je n’ai jamais entendu dire que les gens de Saint-Domingue aient eu fort à se louer de son libéralisme.
— Laissons là l’Empereur ! Il s’agit de vous et de vous seul !
— Me feriez-vous l’honneur de me reprocher ma façon de vivre ou celle des miens ? Ce serait un comble ! Pourtant, écoutez bien ceci : je connais les Noirs mieux que vous. Ce sont de braves gens, pour la plupart, et je les aime, mais vous ne pouvez rien changer au fait que leur esprit ne soit guère plus développé que celui d’un petit enfant ! Ils en ont la gaieté, la tristesse, les larmes faciles, les caprices et le cœur généreux. Mais ils ont besoin d’être dirigés !
— A coups de fouet ? Les fers aux pieds et traités plus mal que des animaux ! Aucun homme, quelle que soit sa couleur, n’a été mis au monde pour la servitude. Et j’aimerais savoir ce que penserait de votre manière de voir, ce Beaufort qui, au temps du Roi-Soleil, quitta la France pour fuir les rigueurs de la Révocation ? Celui-là devait savoir que la liberté mérite tous les sacrifices.
A certaine crispation de la mâchoire de Jason, Marianne aurait dû comprendre que sa patience s’épuisait, mais elle-même sentait le besoin de se mettre en colère ! Elle préférait cent fois, entre eux, une bonne bagarre aux faux-semblants du protocole !
L’œil noir, un pli dédaigneux au coin de sa bouche, le corsaire haussa les épaules :
— C’est ce Beaufort-là, pauvre sotte, qui a fondé notre plantation de La Faye-Blanche et c’est lui encore qui a acheté les premiers « esclaves ». Mais le fouet n’a jamais eu cours chez nous, pas plus que les Noirs n’ont eu à se plaindre de leur sort ! Demandez plutôt à Tobie et à Nathan ! Si j’avais voulu les libérer, quand notre domaine a brûlé, ils se seraient laissés mourir devant ma porte !
— Je n’ai pas dit que vous étiez de mauvais maîtres, Jason...
— Et qu’avez-vous dit d’autre ? Ai-je rêvé ou bien avez-vous réellement fait allusion à des fers et à un sort comparable à celui d’animaux ? Mais je suis à peine surpris, Madame, de trouver en vous un si chaud partisan de la liberté ! C’est pourtant un mot que les femmes, en général, emploient peu dans votre monde. La plupart d’entre elles préfèrent... et même réclament, une certaine douce et tendre servitude ! Et tant pis si vous n’aimez pas ce mot-là ! Après tout, peut-être n’êtes-vous pas tout à fait une femme ! En revanche, vous êtes libre, Madame ! Tout à fait libre, on ne peut plus libre de tout gâcher, de tout détruire autour de vous, à commencer par votre vie et celle des autres ! Ah ! Mais c’est une chose superbe que la liberté d’une femme ! Elle lui donne tous les droits ! Et elle fait de jolis petits automates férocement attachés à leurs couronnes et à leurs plumes de paon !...
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