— Je vous interdis de lui parler de moi ! Je reste dans ma cabine. S’il a envie de me voir, il saura bien me réclamer... et faire le nécessaire ! Il me connaît... et il n’a rien d’un timide ! Bonsoir, Arcadius ! Et ne plumez pas ce jeune Irlandais ! Il boit comme un trou, sans doute, mais il paraît candide et simple comme une jouvencelle !
Dire que Marianne passa une bonne nuit serait exagéré. Elle se tourna et se retourna sur sa couchette durant des heures qu’elle put compter grâce à la cloche du bord qui piquait les quarts. Elle étouffait dans cet espace réduit que les ronflements d’Agathe emplissaient malgré la légère cloison qui les séparait. C’est seulement vers le matin qu’elle s’endormit d’un sommeil sans rêves qui ne la rendit à une amère réalité de migraine qu’aux environs de 9 heures, quand Tobie gratta discrètement à sa porte.
Brouillée avec le monde entier et avec elle-même plus encore qu’avec tout le reste, Marianne voulut renvoyer à la fois le Noir et son plateau, mais, sans rien dire, il pécha entre deux doigts une large lettre posée en équilibre sur la tasse et la tendit à la jeune femme qui, du fond de sa chevelure en broussaille, le regardait avec rancune.
— Missié Jason il envoie ça ! fit-il avec un sourire, T’ès, t’ès impo’tant !...
Une lettre ? Une lettre de Jason ! Marianne s’en saisit avidement et fit sauter le large cachet où s’étalait la figure de proue du navire, tandis que Tobie, son plateau sur les bras et son sourire installé sur sa figure ronde, se mettait en devoir d’attendre en examinant les poutres du plafond.
Ce n’était pas une longue missive. En quelques phrases protocolaires, le capitaine de la « Sorcière des Mers » s’excusait auprès de la princesse Sant’Anna d’avoir manqué envers elle à la plus élémentaire courtoisie et la priait de vouloir bien revenir sur sa décision claustrale et d’honorer à l’avenir sa table d’une agréable présence féminine. Rien de plus... et surtout pas la moindre phrase tendre : exactement les excuses qu’il aurait offertes à un diplomate avec lequel il aurait eu des mots ! Mi-déçue, mi-soulagée puisqu’il lui tendait tout de même la perche exigée, elle apostropha Tobie qui, les yeux au ciel, semblait poursuivre un rêve heureux.
— Posez ça là ! fit-elle en indiquant ses genoux, et dites à votre maître que je souperai avec lui ce soir.
— Pas ce midi ?
— Non. Je suis fatiguée ! Je veux dormir ! Ce soir...
— T es bien ! Il va êt’e bien content...
Bien content ? Si seulement c’était vrai ! N’importe, la phrase fit plaisir à la recluse volontaire et elle en récompensa Tobie par un beau sourire. Ce vieux Noir, d’ailleurs, lui plaisait. Il lui rappelait Jonas, le majordome de son amie Fortunée Hamelin, aussi bien dans son français zézayant et totalement dépourvu d’r, que dans sa bonne humeur communicative. Elle le congédia en disant qu’elle ne voulait pas être dérangée de tout le jour et quand, quelques instants plus tard, Agathe, le teint brouillé et les paupières battantes, apparut en bâillant au seuil de la porte, elle lui fit la même recommandation.
— Repose-toi encore si tu ne te sens pas très bien, ou sinon fais à ta guise, mais ne me réveille pas avant 5 heures du soir !
Elle n’ajouta pas : « parce que je veux être belle », mais ce soudain besoin de sommeil n’avait pas d’autre raison. Un coup d’œil à son miroir, en lui montrant des yeux cernés et un teint brouillé, lui avait appris qu’il était impossible d’offrir un visage aussi las aux regards de Jason. Aussi, après avoir avalé deux tasses de thé bouillant, s’enfonça-t-elle de nouveau dans ses draps comme dans un cocon de béatitude pour s’y endormir comme une souche.
Mais, le soir venu, Marianne se prépara pour ce simple repas avec le soin d’une odalisque sur le point de jouer son sort devant le sultan son maître. D’une simplicité voulue, car son goût lui disait que le faste n’était pas de mise sur un navire semi-guerrier, sa toilette, une fois achevée, n’en fut pas moins un miracle d’élégance et de grâce ; mais un miracle qui prit pas mal de temps à réaliser. Il fallut plus d’une grande heure pour la toilette, la coiffure et pour couler Marianne dans une fluide robe de mousseline blanche simplement ornée d’un bouquet de roses pâles, en soie légère, au creux du large décolleté. Les mêmes fleurs se retrouvaient en deux touffes piquées sur la nuque, de chaque côté d’un chignon bas à la mode espagnole.
C’était Agathe, dont apparemment le mal de mer avait stimulé le génie, qui avait eu l’idée de cette nouvelle disposition. Elle avait brossé et rebrossé les cheveux de sa maîtresse jusqu’à ce qu’ils fussent lisses et doux comme du satin puis, au lieu de les relever en hauteur, ainsi que le voulait la mode parisienne, elle les avait coiffés en bandeaux brillants et noués sur la nuque en lourdes coques. Sous cette coiffure qui rendait pleine justice au long cou mince et aux traits fins de la jeune femme, ses yeux verts, légèrement retroussés vers les tempes, n’en prenaient que plus de charme exotique et plus de mystère.
— Madame est belle à faire rêver et elle a l’air d’avoir quinze ans ! déclara Agathe visiblement satisfaite de son ouvrage.
Ce fut aussi l’avis d’Arcadius quand il vint frapper à la porte, quelques instants plus tard, mais il conseilla un manteau pour traverser le pont.
— C’est le capitaine qu’il s’agit de faire rêver, dit-il, et non pas tout l’équipage ! Nous n’avons aucun besoin d’une mutinerie à bord.
Ce n’était pas une mauvaise précaution. Quand Marianne, enveloppée d’une mante de soie verte, traversa le pont pour gagner la dunette, les hommes de quart occupés à réduire la voilure pour la nuit, s’arrêtèrent tous, avec ensemble, pour la regarder passer. Visiblement, cette trop jolie femme excitait toutes les curiosités et, sans doute, pas mal d’imaginations. Les yeux qui se levaient sur son passage flambaient le plus souvent. Seul, le mousse qui, assis sur un tas de cordages, s’occupait à recoudre une toile, lui décocha un joyeux sourire et un cordial :
— Bonsoir M’dame ! Fait beau temps, pas vrai ? si totalement dépourvu de préjugés qu’il récolta un sourire amical.
Un peu plus loin, Gracchus, visiblement conquis à la vie maritime et déjà à tu et à toi avec tout l’équipage, lui adressa un salut enthousiaste et très décontracté.
Elle vit aussi Kaleb. En compagnie du maître-canonnier qui examinait l’une des pièces de pont d’un air soucieux, il passait sur le tube de bronze un chiffon soigneux. Lui aussi leva les yeux mais son regard calme était vide dé toute expression. Tout de suite, d’ailleurs, il s’absorba de nouveau dans son travail.
En même temps, Marianne et son compagnon pénétraient dans le carré où Jason Beaufort, son second et son médecin attendaient, debout près d’une table toute servie, en buvant un verre de rhum, qu’ils se hâtèrent de poser pour s’incliner avec ensemble en la voyant entrer.
La pièce, lambrissée d’acajou, était éclairée par les feux du soleil couchant qui, pénétrant par les fenêtres de poupe, inondait le moindre recoin et rendait inutiles les chandelles disposées sur la table.
— J’espère ne pas vous avoir fait attendre, dit Marianne avec un demi-sourire en englobant les trois hommes sans en distinguer aucun. Je serais navrée de répondre si mal à une courtoise invitation.
— L’exactitude militaire n’est pas faite pour les femmes, répondit Jason qui ajouta, cependant, d’un ton qu’il s’efforçait de rendre aimable : Attendre une jolie femme est toujours un plaisir ! Nous buvons à vous, Madame !
Le sourire se fixa sur lui juste un instant, mais, sous ses cils à demi baissés, les yeux de Marianne ne le quittaient pas. Avec une joie qu’elle enfouit au fond d’elle-même, avec l’avidité d’un avare cachant son or, elle put noter le résultat de ses efforts quand Jolival la débarrassa de son enveloppe de soie verte : le visage tanné de Jason prit une curieuse teinte cendrée, tandis que, sur le verre qu’il avait repris, ses doigts crispés devenaient blancs comme cire. Il y eut un tintement léger quand l’épais cristal se brisa et tomba sur le tapis.
— L’alcool ne vous vaut rien ! railla Leighton acerbe, vous êtes trop nerveux !
— Quand j’aurai besoin d’une consultation, docteur, je vous la demanderai. Passons à table, voulez-vous ?
Le repas fut un modèle de silence. Les convives mangeaient peu, parlaient moins encore, sensibles à l’atmosphère pesante qui, tout de suite, s’était instaurée dans le carré.
Le crépuscule tombait sur la mer comme sur les passagers du navire. Mais il déploya en vain son magique éventail de nuances tendres allant du mauve rosé au bleu sombre, personne n’y prêta attention. Malgré les efforts de Jolival et d’O’Flaherty, qui échangèrent d’abord quelques souvenirs de voyage avec une espèce de gaieté forcée, la conversation tomba bien vite. Placée à la droite de Jason qui présidait à un bout, Marianne était trop occupée à chercher son regard pour songer à discourir. Mais, comme naguère le prude Benielli, le corsaire évitait soigneusement de poser les yeux sur sa voisine, et surtout sur un trop séduisant et trop provocant décolleté.
Tout près de sa main, sur la nappe blanche, Marianne voyait ses longs doigts bruns qui jouaient nerveusement avec son couteau. Elle avait envie de poser sa main sur cette chair inquiète, de l’apaiser sous ses caresses. Mais Dieu seul pouvait prévoir quelle réaction déclencherait un tel geste !
Jason était tendu comme une corde d’arc prête à rompre. L’accès de mauvaise humeur dont Leighton avait fait les frais ne l’avait pas calmé ! Tête baissée, les yeux rivés à son assiette, il était sombre, nerveux, visiblement mal à l’aise et furieux de l’être.
Tel que Marianne le connaissait, il devait regretter amèrement à cette minute précise de l’avoir fait venir à sa table.
Peu à peu, d’ailleurs, la nervosité du corsaire la gagnait. Elle avait John Leighton comme vis-à-vis et, entre eux, l’antipathie était presque palpable à force d’intensité. Cet homme avait le pouvoir de la faire se hérisser à chaque mot qu’il prononçait, bien que ces mots ne lui fussent pas spécialement destinés.
Comme Jolival s’inquiétait de la façon dont le navire avait, en gagnant Venise, franchi le canal d’Otrante où les croisières anglaises basées à Sainte-Maure, Céphalonie ou Lissa harcelaient continuellement les forces françaises de Corfou, Leighton lui offrit un sourire de loup :
— Nous ne sommes pas en guerre contre l’Angleterre que je sache ?... ni d’ailleurs contre Buonaparte ! Nous sommes neutres. Pourquoi donc aurions-nous été inquiétés ?
Au nom de l’Empereur prononcé sous cette forme qui se voulait méprisante, Marianne avait tressailli. Sa cuillère heurta la porcelaine de l’assiette. Sentant peut-être que c’était là, chez elle, un signal de combat, Jason s’interposa de mauvaise grâce.
— Cessez de dire des sottises, Leighton ! fit-il d’un ton bourru. Vous savez bien que depuis le 2 février nous avons interrompu tout commerce avec l’Angleterre ! Nous ne sommes plus neutres que de nom ! Et que dites-vous de cette frégate anglaise qui nous a donné la chasse au large du cap Santa Maria di Leuca ? Sans le vaisseau de ligne français qui est apparu miraculeusement pour l’occuper, nous étions obligés de nous battre ! Et rien ne dit que nous n’y serons pas contraints quand nous repasserons ce damné canal !
— S’ils savaient qui nous transportons, les Anglais n’y manqueraient pas ! Une... amie du Corse ! L’occasion serait trop belle !
Le poing de Jason s’abattit sur la table où toute la vaisselle sauta.
— Ils n’ont aucune raison de le savoir et en ce cas nous nous battrions ! Nous avons des canons et, Dieu soit loué, nous savons nous en servir ! Pas d’autre objection, docteur ?
Leighton se laissa aller sur le dossier de sa chaise et fit des deux mains un geste lénifiant. Son sourire s’accentua mais, en vérité, le sourire n’allait pas à ce visage blême !
— Mais non... aucune ! Evidemment, il se peut que l’équipage en ait. Déjà il chuchote que la présence de deux femmes à bord d’un navire ne porte pas chance !
Cette fois Jason releva la tête. Etincelant de fureur, son regard se posa sur l’imprudent et Marianne vit se gonfler les veines de ses tempes, mais il se contint encore. Ce fut d’un ton glacé qu’il répliqua :
— L’équipage devra apprendre qui est le maître à bord ! Et vous aussi, Leighton ! Tobie ! Tu peux servir le café !
Le breuvage parfumé fut servi et bu en silence. Tobie, malgré sa corpulence, voltigeait autour de la table avec la légèreté et l’efficacité d’un elfe domestique. Plus personne ne parlait et Marianne était au bord des larmes. Elle avait l’impression déprimante que tout, sur ce navire dont elle avait tant rêvé, la rejetait. Jason l’avait emmenée à contrecœur, Leighton la haïssait sans qu’elle eût même la satisfaction de savoir pourquoi et voilà maintenant que l’équipage voyait en elle un porte-guigne ! Ses doigts glacés se serrèrent autour de la tasse de mince porcelaine pour y trouver un peu de chaleur, et elle avala d’un seul trait le liquide brûlant. Puis, elle se leva aussitôt :
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