— Excusez-moi ! fit-elle d’une voix dont elle ne put maîtriser le tremblement. J’aimerais regagner ma cabine !
— Je vous demande encore un instant ! fit Jason qui se leva aussi et fut imité par les autres convives.
Du regard, il fit le tour des visages puis, sèchement :
— Restez ici, Messieurs ! Tobie va vous apporter le rhum et les cigares. Je raccompagne la princesse !
Avant que Marianne, incapable encore de croire à son bonheur, ait pu émettre un son, il s’était emparé de la mante et la disposait sur les épaules nues de la jeune femme, puis, ouvrant la porte devant elle, il s’effaçait pour la laisser passer. La nuit d’été les absorba.
Elle était d’un bleu profond, pleine d’étoiles qui scintillaient doucement et, comme la mer se crêtait de courtes vagues phosphorescentes, le navire avait l’air de voguer en plein firmament. Le pont était obscur mais, sur le gaillard d’avant, les marins étaient rassemblés, assis à même le sol ou debout contre les lisses, écoutant l’un d’entre eux qui chantait. La voix de l’homme, un peu nasillarde mais agréablement timbrée, s’envolait avec le vent et parvenait aisément jusqu’au couple qui lentement descendait les quelques marches.
Marianne retenait son souffle et le cœur lui battait fort. Elle ne comprenait pas pourquoi Jason, tout à coup, avait éprouvé le besoin de ce tête-à-tête, mais un espoir tremblant s’était levé en elle et, de peur de rompre le charme, elle n’osait pas prendre l’initiative des premières paroles. La tête légèrement baissée, elle marchait devant lui lentement, très lentement, regrettant que le tillac ne fût pas long d’une ou deux lieues. Enfin Jason appela :
— Marianne !
Elle s’arrêta aussitôt, mais ne se retourna pas. Elle attendait, transie d’espérance puisqu’il retrouvait l’usage de son nom.
— Je voulais vous dire... que sur mon navire vous êtes parfaitement en sûreté ! Tant que je le commanderai, vous n’aurez rien à craindre, ni des hommes ni des Anglais ! Oubliez les paroles de Leighton ! Elles sont sans importance !
— Il me hait ! Est-ce aussi sans importance ?
— Il ne vous hait pas. Je veux dire : pas vous spécialement. Il englobe toutes les femmes dans la même aversion... et dans la même rancune. Il a, pour cela, quelques raisons sérieuses : sa mère ne l’aimait guère et la fiancée qu’il adorait l’a quitté pour un autre. Depuis, il a choisi l’hostilité systématique.
Marianne hocha la tête et, lentement, se tourna vers Jason. Les mains nouées au dos, comme s’il ne savait qu’en faire, il regardait la mer.
— Pourquoi l’avez-vous emmené, demanda-t-elle, alors que vous saviez ce que devait être ce voyage ? Vous veniez me chercher et, de votre propre aveu, vous avez pris avec vous un ennemi de tout ce qui est féminin !
— C’est que...
Jason hésita un instant puis, très vite :
— Il ne devait pas faire tout le voyage avec nous ! Il était décidé qu’au retour je le déposerais dans un lieu dont nous étions convenus ! Je vous rappelle que Constantinople n’était pas prévue au programme, ajouta-t-il avec une amertume qui traduisait bien sa déception.
Marianne en eut conscience jusqu’au fond de l’âme. Elle aussi tourna son regard triste vers la mer qui fuyait le long du bateau avec de souples ondulations bleues et argent.
— Pardonnez-moi ! murmura-t-elle. Il arrive que le devoir et la reconnaissance soient parfois de pesants fardeaux... mais ce n’est pas une raison pour les rejeter ! J’aurais tant voulu qu’il en fût autrement pour nous deux ! J’avais tellement rêvé ce voyage, où qu’il nous eût menés ! Pour moi, ce n’était pas le but qui était important, c’était d’être ensemble !
Soudain, il fut près d’elle, tout contre elle. Dans sa nuque, elle sentit la chaleur de son souffle tandis qu’il implorait, avec une passion où entrait de l’angoisse :
— Il n’est pas trop tard ! Cette route est toujours... notre route ! C’est seulement quand nous aurons franchi le canal d’Otrante qu’il faudra choisir... Marianne ! Marianne, comment peux-tu être aussi cruelle pour nous deux ! Si tu voulais...
Il avait posé ses mains sur elle. Défaillante, elle ferma les yeux, se laissa aller contre lui, savourant jusqu’à la douleur cette minute qui les rapprochait tout à coup.
— Est-ce donc moi qui suis cruelle ? Est-ce moi qui t’ai soumis à un impossible choix ? Tu as cru à un caprice, à je ne sais quel désir de prolonger encore un passé qui n’est plus, dont je ne veux plus...
— Alors prouve-le-moi, mon amour ! Laisse-moi t’emporter loin de tout cela ! Je t’aime à en mourir et tu le sais mieux que personne ! Pendant tout ce dîner tu m’as fait endurer l’enfer ! Jamais tu n’as été si belle... et je ne suis qu’un homme ! Oublions tout ce qui n’est pas nous...
Oublier ? Le beau mot ! Et comme Marianne eût aimé pouvoir le prononcer avec la même conviction que Jason. Une voix insidieuse, perfide, lui souffla que, cet oubli, c’était pour elle seule qu’il le souhaitait. Lui-même entendait-il aussi faire table rase de ses souvenirs passés ? Mais la minute présente était trop précieuse et Marianne voulut la garder encore. Et puis, peut-être, Jason était-il sur le point de céder ? Entre les bras qui, déjà l’enveloppaient, elle se retourna, lui fit face et, doucement, posa un instant ses lèvres sur les siennes.
— Ne pouvons-nous oublier aussi bien sur le chemin de Constantinople que sur la route d’Amérique ? murmura-t-elle sans interrompre la caresse. Ne me torture pas ! Tu sais bien qu’il me faut y aller... mais j’ai tant besoin de toi ! Aide-moi !...
Il y eut un petit silence, très court mais profond. Et, d’un seul coup, les bras de Jason retombèrent.
— Non ! dit-il seulement.
Il s’écarta. Entre les deux corps qui, l’instant précédent, se touchaient, prêts à se fondre dans la même joie, le rideau du refus et de l’incompréhension venait de retomber, glacial. Contre la voûte bleue du ciel, la haute silhouette du corsaire se cassa en deux.
— Pardonnez-moi de vous avoir importunée ! fit-il froidement. Vous voici chez vous ! Je vous souhaite une bonne nuit.
Il s’était détourné, il s’en allait, plus loin peut-être que tout à l’heure à cause de cette faiblesse d’amour qui, un instant, l’avait poussé à avouer sa détresse. L’orgueil, le terrible, l’intraitable orgueil masculin avait repris le dessus. Alors, à cette forme virile qui allait se fondre dans la nuit, Marianne jeta :
— Ton amour n’est que du désir et de l’entêtement, mais que tu le veuilles ou non, je t’aimerai toujours... à ma manière car je n’en connais pas d’autre ! Jusqu’à présent, elle te convenait... Et c’est toi qui me rejettes.
Il accusa le coup, un bref instant s’arrêta, tenté peut-être de revenir sur ses pas, puis il se raidit et reprit son chemin vers le carré où l’attendaient, à l’abri des pièges féminins, d’autres hommes, ses frères.
Demeurée seule, Marianne se dirigea vers le rouf. Elle en atteignait la porte quand elle eut soudain la sensation d’être épiée. Elle fit brusquement volte-face. Une ombre, alors, se détacha de la misaine et glissa vers l’avant. Elle se découpa un instant, noire et vigoureuse, sur la lumière jaune de la lanterne accrochée au beaupré. A sa manière souple de se déplacer, Marianne devina que c’était Kaleb et en éprouva une vague contrariété. Outre qu’elle avait, à cette heure, d’autres soucis que le sort des Noirs en Amérique, elle ne voyait pour le moment dans l’esclavage fugitif qu’un brandon de discorde entre elle et Jason.
La porte claqua derrière la jeune femme qui courut s’enfouir dans sa couchette pour y chercher dans la solitude un moyen de vaincre enfin l’obstination de Jason. Ce soir, malgré tout, elle avait marqué un point mais elle doutait qu’il lui donnât encore l’occasion d’en marquer d’autres. Son instinct lui disait qu’il allait probablement la fuir comme un danger. Peut-être serait-il habile de lui ôter cette joie en demeurant quelque temps hors de sa vue, ne fût-ce que pour lui donner le loisir de se poser des questions ?
Insensible aux angoisses qu’elle renfermait, la « Sorcière des Mers » poursuivait sa route vers le bout de la nuit. Sur le gaillard d’avant, les marins chantaient toujours...
7
LES FRÉGATES DE CORFOU
Au matin du septième jour, comme on approchait des côtes de Corfou, un vaisseau apparut dans le soleil et toutes voiles dehors se dirigea vers le brick, haute pyramide blanche érigée vers le levant que le matelot de vigie, perché dans le nid de pie, signala d’un tonitruant :
— Navire à bâbord !
De la dunette, la voix de Jason Beaufort vint en écho :
— Laisse arriver ! Cap dessus !...
— Frégate anglaise, apprécia Jolival qui, une longue-vue vissée à l’œil, regardait approcher l’arrivant. Voyez le pavillon rouge qui bat à sa corne ! On dirait même qu’il veut nous attaquer !
Debout auprès de lui, à la lisse de bâbord, Marianne serra autour d’elle le grand cachemire rouge dont elle s’enveloppait. Elle frissonnait. Il y avait dans l’air quelque chose d’insolite. Autour d’elle, les sifflets vrillaient l’air, appelant les deux bordées sur le pont. Debout auprès du timonier, Jason observai ! l’Anglais. Chaque pouce de son corps exprimait l’attente. Une attente qui se retrouvait dans tout l’équipage soudain figé, dans les hunes aussi bien que sur le pont.
— Sommes-nous déjà dans le canal d’Otrante ? demanda Marianne.
— Exactement ! Cet Anglais doit venir de Lissa. Mais il est apparu bien subitement... exactement comme s’il nous guettait.
— Nous guetter ? Mais pourquoi ?
Jolival traduisit son ignorance d’un mouvement d’épaules. Là-haut, Jason venait de donner un ordre à O’Flaherty qui sur un retentissant « A vos ordres, Monsieur ! » dégringolait de la dunette et appelait quelques hommes. Instantanément les armes furent tirées des coffres, distribuées aux matelots qui, à un rythme rapide, défilèrent devant le second pour recevoir haches, sabres, pistolets, poignards ou espingoles suivant les goûts et les aptitudes. En quelques secondes le pont du brick prit un aspect farouche de fortin sur le pied de guerre.
— Est-ce que, vraiment, nous allons nous battre ? chuchota Marianne inquiète.
— On le dirait ! Tenez ! L’Anglais vient de tirer un coup de semonce.
En effet, au flanc gauche de la longue carène noire ceinturée de jaune, un plumet de fumée blanche venait d’apparaître suivi d’une détonation.
— Hissez le pavillon ! hurla Jason. Signalez notre qualité de neutre ! Cet imbécile nous vient droit dessus !
— Une bataille ! murmura Marianne pour elle-même plus que pour Jolival. Il ne manquait plus que cela ! C’est pour le coup que les marins vont dire que je leur porte malheur !
— Cessez donc de dire des bêtises ! mâchonna le vicomte. Nous savions tous que ceci pouvait se produire et les marins n’ont jamais considéré un combat comme une catastrophe. N’oubliez pas que le navire est un corsaire !
Mais l’impression pénible demeurait. Comme par un fait exprès, depuis environ une semaine, il ne se passait pas de jour sans qu’un incident, ou un accident vînt frapper le bateau. Cela avait commencé avec la moitié de la bordée de tribord qui, intoxiquée par on ne savait quelle nourriture suspecte, s’était tordue pendant vingt-quatre heures dans ses hamacs. Puis, un homme, glissant sur le tillac sous l’impulsion d’un brusque coup de roulis, s’était ouvert le crâne. Le lendemain, deux autres s’étaient battus pour un motif futile. Il avait fallu les mettre aux fers. Enfin, la veille, un feu s’était déclaré dans la cambuse. On avait pu l’éteindre très vite, mais il s’en était fallu de peu que Nathan ne fût grillé. Tout cela affectait beaucoup Marianne. Dans les rares moments où elle quittait sa cabine pour prendre l’air, elle tournait la tête quand elle apercevait la figure pâle de John Leighton et ses yeux sarcastiques qui semblaient la défier ironiquement. Une fois déjà, elle avait vu le maître d’équipage, un Espagnol olivâtre qui avait l’orgueil de l’hidalgo et la grossièreté d’un moine ivre, diriger vers elle deux doigts en cornes destinés à conjurer le mauvais œil.
L’Anglais cependant approchait à bonne allure. Aux signaux du brick il venait de répondre en hissant un pavillon parlementaire, indiquant qu’il souhaitait causer.
— Qu’il vienne à bord ! grogna Jason. Nous verrons ce qu’il veut ! Mais préparez-vous tout de même, je n’aime pas beaucoup ça ! Dès que j’ai aperçu ses huniers, j’ai eu l’impression qu’il nous en voulait !
Lui-même, calmement, ôtait son habit bleu, ouvrait sa chemise et en roulait les manches. Debout derrière lui, Nathan, qui était la copie à peu près conforme de son frère Tobie, lui tendit un sabre d’abordage dont il vérifia le fil sur son pouce avant de le passer à sa ceinture. De leur côté, les marins, sous les sifflets du maître d’équipage, prenaient leurs postes de combat.
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