« Marianne, écrivait l’Empereur, il m’est revenu que la meilleure façon de te mettre à l’abri des rancunes de ton mari était de te faire entrer au service de l’Empire. Tu as quitté Paris sous le couvert d’une vague mission diplomatique, tu es désormais investie d’une véritable mission, importante pour la France. Monsieur le duc de Padoue, que je charge de veiller à ce que tu puisses partir sans inconvénients pour cette mission, te communiquera mes instructions détaillées. Je compte que tu sauras te montrer digne de ma confiance et de celle des Français. Je saurai t’en récompenser. N. »
— Sa confiance ?... celle des Français ? Qu’est-ce que tout cela veut dire ? articula Marianne.
Le regard qu’elle levait sur Arrighi contenait un univers de stupéfaction. Elle n’était pas loin de penser que Napoléon était subitement devenu fou. Pour s’en assurer, elle relut soigneusement la lettre, mot par mot, à mi-voix, mais cette seconde lecture achevée, se retrouva devant la même conclusion déprimante, que son compagnon put lire aisément sur son visage expressif.
— Non, dit-il doucement en venant s’asseoir auprès d’elle, l’Empereur n’est pas fou. Il cherche seulement à vous faire gagner du temps, dès l’instant où vous serez fixée sur les intentions de votre époux. Pour cela, il n’existait qu’un moyen : vous enrôler, comme il le fait, au service de sa diplomatie !
— Moi, diplomate ? Mais c’est insensé ! Quel gouvernement acceptera d’écouter une femme...
— Peut-être celui d’une autre femme. Et, d’ailleurs, il n’est pas question de vous investir de pouvoirs officiels. C’est au service... secret de Sa Majesté que vous êtes conviée à entrer, celui qu’il réserve à ceux qui ont sa confiance et à ses amis chers...
— Je sais, coupa Marianne en s’éventant nerveusement avec la lettre impériale. J’ai entendu parler des services « immenses » que les sœurs de l’Empereur lui ont déjà rendus, sur un plan qui n’ajoute rien à mon enthousiasme. Abrégeons, si vous le voulez bien, et dites-moi, sans tergiverser, ce que l’Empereur attend de moi. Et, d’abord, où prétend-il m’envoyer ?
— A Constantinople !
Le grand chêne qui l’ombrageait, en s’abattant sur Marianne, ne l’aurait pas foudroyée davantage que ces quelques mots. Elle scruta le visage impassible de son compagnon, y cherchant peut-être le reflet de cette folie furieuse qui, selon elle, s’était subitement emparée de Napoléon. Mais, non seulement Arrighi semblait parfaitement calme et maître de lui, mais encore il posait, sur celle de la jeune femme, une main aussi ferme que compréhensive.
— Ecoutez-moi un instant avec calme et vous verrez que l’idée de l’Empereur n’est pas si folle ! Je dirais même plus : c’est l’une des meilleures qu’il puisse avoir dans les conjonctures présentes, aussi bien pour vous-même que pour sa politique.
Patiemment, il développa pour sa jeune compagne une vue panoramique de la situation européenne en ce printemps de 1811 et, en particulier, des rapports franco-russes. Malgré les grandes embrassades nautiques de Tilsit, les relations avec le Tzar se détérioraient à vive allure. Le radeau de l’entente allait à la dérive. Alexandre II, bien qu’il eût pratiquement refusé sa sœur Anna à son « frère » Napoléon, avait vu d’un mauvais œil le mariage autrichien. L’annexion par la France du grand-duché d’Oldenbourg, qui appartenait à son beau-frère, et celle des villes hanséatiques n’avaient pas amélioré sa vision. Pour exprimer sa mauvaise humeur, il s’était empressé d’ouvrir de nouveau ses ports aux navires anglais en même temps qu’il frappait les importations venues de France de surtaxes importantes et les navires qui les transportaient de droits prohibitifs.
En revanche, Napoléon s’étant enfin aperçu du rôle exact joué à sa cour par le beau colonel Sacha Tchernytchev, qui y entretenait un agréable réseau d’espionnage par jolies femmes interposées, avait dépêché sans tambour ni trompette les gens de la police à son domicile parisien. Trop tard pour prendre l’oiseau au nid. Prévenu à temps, Sacha avait choisi de disparaître sans esprit de retour mais les papiers que l’on avait pu saisir n’étaient que trop révélateurs.
Dans ces conditions, auxquelles se joignait l’appétit de puissance de deux autocrates, la guerre apparaissait comme inévitable aux observateurs attentifs de la situation. Or, depuis 1809, la Russie était en guerre avec l’empire ottoman pour les forteresses danubien-nés : une guerre d’usure mais qui, vu la valeur des soldats turcs, donnait à Alexandre et à son armée pas mal de fil à retordre.
— Il faut que cette guerre continue, affirma Arrighi avec force, car elle retiendra une partie des forces russes du côté de la mer Noire, tandis que nous marcherons sur Moscou, l’Empereur n’ayant aucune intention d’attendre que les cosaques apparaissent à nos frontières. C’est là que vous intervenez !
Marianne avait noté au passage, et avec un vif plaisir, l’ampleur des ennuis de son ennemi Tchernytchev, ennuis auxquels le traitement barbare qu’il lui avait infligé n’était peut-être pas étranger. Mais c’était tout de même insuffisant pour lui faire admettre sans discussion les ordres impériaux.
— Voulez-vous dire que je devrai persuader le Sultan de poursuivre la guerre ? Mais vous ne vous rendez pas compte de ce que...
— Si ! coupa le général avec impatience, de tout ! Et d’abord du fait que vous êtes une femme et que le Sultan Mahmoud, en bon musulman, considère les femmes en général comme des êtres inférieurs avec lesquels il ne convient pas de discuter. Aussi n’est-ce pas à lui que vous êtes envoyée, mais à sa mère. Vous l’ignorez sans doute, mais la sultane-haseki, l’impératrice-mère, est une Française, une créole de la Martinique et la propre cousine de l’impératrice Joséphine avec laquelle elle a été en partie élevée. Une grande affection unissait les deux enfants, une affection que la sultane n’a jamais oubliée. Aimée Dubucq de Rivery, rebaptisée par les Turcs Nakhshidil, est non seulement une femme d’une grande beauté mais encore une femme intelligente et énergique. Rancunière aussi : elle n’a admis ni la répudiation de sa cousine, ni le remariage de l’Empereur et, comme elle possède, sur son fils Mahmoud qui la vénère, une immense influence, nos relations en ont subi un singulier rafraîchissement. Notre ambassadeur là-bas, M. de Latour-Maubourg, crie à l’aide et ne sait plus à quel saint se vouer. On n’accepte même plus de le recevoir au Sérail.
— Et vous pensez que les portes s’ouvriront plus facilement devant moi ?
— L’Empereur en est certain. Il s’est souvenu de ce que vous êtes quelque peu cousine de notre ex-souveraine, vous l’êtes donc certainement de la sultane. C’est à ce titre que vous demanderez audience... et l’obtiendrez. D’autre part, vous aurez en votre possession une lettre du général Sébastiani qui a défendu Constantinople contre la flotte anglaise quand il était notre ambassadeur là-bas, et dont la femme, Françoise de Franquetot de Coigny, morte dans cette ville en 1807, était l’intime amie de la sultane. Vous serez chaudement recommandée et, ainsi armée, je crois que vous n’aurez aucune peine à vous faire admettre. Vous pourrez pleurer tout à votre aise, avec Nakhshidil, sur le sort de Joséphine, et même maudire Napoléon puisque vous n’êtes pas investie de pouvoirs officiels... mais sans perdre de vue le bien de la France. Votre charme et votre habileté feront le reste... mais les Russes de Kaminski doivent rester sur le Danube. Commencez-vous à comprendre ?
— Je crois que oui. Pourtant, pardonnez-moi d’hésiter encore : tout ceci est tellement nouveau pour moi, tellement étrange... jusqu’à cette femme devenue sultane et dont je n’ai jamais entendu parler ! Pourriez-vous au moins m’en dire quelques mots ? Comment est-elle arrivée là ?
En fait, Marianne, en faisant parler Arrighi, souhaitait surtout se donner le temps de réfléchir. Ce qu’on lui demandait était très grave car, si cette ambassade inattendue offrait l’avantage de la soustraire à la vengeance du prince Corrado, momentanément tout au moins, elle avait aussi toutes les chances de lui faire manquer son rendez-vous avec Jason. Or, cela, elle ne le voulait, elle ne le pouvait à aucun prix ! Elle attendait depuis trop longtemps, avec une impatience qui parfois allait jusqu’à la douleur, le moment où elle pourrait enfin se jeter dans ses bras, partir avec lui pour le pays et pour la vie que le destin et sa propre stupidité leur avaient toujours refusés. De tout son cœur, elle souhaitait aider l’homme qu’elle avait aimé et qu’elle aimait toujours d’une certaine façon... mais cela signifiait la perte de son amour, la destruction d’un bonheur qu’elle estimait avoir bien mérité...
Néanmoins, elle entendit tout de même, presque inconsciemment, l’histoire d’une petite créole blonde aux yeux bleus qui, enlevée en mer par les pirates barbaresques à la suite d’un bizarre concours de circonstances et conduite à Alger, avait été envoyée en présent par le dey de cette ville au Grand Seigneur. Elle apprit aussi comment, après avoir charmé les derniers jours du vieux sultan Abdul Hamid Ier, qui avait eu d’elle un fils, Aimée avait conquis l’amour de Selim, l’héritier du trône. Grâce à cet amour, qui pour elle était allé jusqu’au sacrifice suprême, et à celui de son fils Mahmoud, la petite créole était parvenue à la souveraineté.
L’histoire, en passant par le verbe coloré d’Arrighi, en prenait un reflet si vivant, si attachant que Marianne souhaita spontanément, au fond d’elle-même, connaître cette femme, l’approcher, conquérir son amitié peut-être, parce que cette vie extraordinaire lui semblait plus passionnante que les romans dont elle avait nourri sa jeunesse... et peut-être aussi parce qu’elle était plus étrange encore que son propre destin. Mais qui pouvait avoir, à ses yeux, plus d’attraits que Jason ?
Prudente, malgré tout, et afin d’être complètement éclairée sur ce que Napoléon avait préparé pour elle, la jeune femme demanda après une toute légère hésitation :
— Ai-je... le choix ?
— Non, fit Arrighi nettement, vous ne l’avez pas ! Quand le bien de l’Empire l’exige, Sa Majesté ne laisse jamais le choix. Il ordonne ! Aussi bien, d’ailleurs, à moi qu’à vous-même. Je « dois » vous escorter, assister aux... négociations que vous aurez avec le prince et faire en sorte que le résultat en soit conforme aux vœux de l’Empereur. Vous « devez » accepter ma présence et vous conformer en tout et pour tout aux directives que je vous donnerai. J’ai déjà fait déposer dans votre chambre, et afin que vous puissiez les étudier ce soir, les instructions détaillées de Sa Majesté concernant votre mission (vous voudrez bien les apprendre par cœur et les détruire ensuite) et la lettre d’introduction écrite par Sébastiani !
— Et... en quittant la villa Sant’Anna, vous me conduirez jusqu’à Constantinople ? Il me semblait avoir entendu dire que vous aviez affaire dans ce pays-ci ?
Arrighi prit un temps et l’employa à examiner une nouvelle fois le visage détourné de Marianne qui, ainsi qu’elle le faisait chaque fois qu’elle ne pouvait livrer le fond de sa pensée, préférait ne pas regarder son interlocuteur. Et, de ce fait, elle ne vit pas le sourire amusé qui glissa sur la figure du duc de Padoue.
— Bien sûr que non, dit-il enfin d’une voix curieusement détachée. Je dois vous conduire simplement à Venise.
— A... souffla Marianne qui crut avoir mal entendu.
— Venise ! reprit Arrighi, imperturbable. C’est le port le plus commode, le plus proche et le plus plausible à la fois. De plus, c’est un lieu tout à fait propre à séduire une jeune et jolie femme qui s’ennuie.
— Sans doute, mais je trouve tout de même bizarre que l’Empereur m’envoie embarquer dans un port autrichien.
— Autrichien ? Où prenez-vous cela ?
— Mais... dans la politique. J’ai toujours entendu dire que Bonaparte avait remis la Vénétie à l’Autriche au traité de... je ne sais plus !
— Campo-Formio ! compléta Arrighi. Mais, depuis, nous avons eu Austerlitz et son corollaire Presbourg. Il est vrai que nous avons eu aussi un mariage avec Vienne mais la Vénétie est à nous. Sinon, comment expliquer le choix du titre de princesse de Venise, au cas où l’Empereur eût été père d’une fille ?
C’était l’évidence même. Pourtant, quelque chose clochait. Jason lui-même, le coureur des mers qui, en général, savait de quoi il parlait, lui avait indiqué Venise comme autrichienne et Arcadius, l’esprit universel, n’avait pas rectifié... L’explication vint, d’ailleurs, sans que Marianne ait eu à la solliciter :
— Votre erreur, expliqua le duc de Padoue, vient sans doute de ce qu’il a été fortement question de rendre Venise à l’Autriche à l’occasion du mariage et, d’ailleurs, le statut de la ville est toujours assez particulier. En fait, Sinon politiquement parlant, elle jouit d’une sorte d’immunité. C’est ainsi que, depuis la mort récente de son gouverneur, le général Menou, qui était d’ailleurs un bien curieux personnage converti à l’Islam, elle n’a pas encore reçu de remplaçant officiel. C’est une ville beaucoup plus cosmopolite que française. Vous y serez plus à l’aise que sous la surveillance étroite dont jouissent les autres ports pour y jouer le rôle d’une grande dame désœuvrée et désireuse de voyager. Ainsi, vous pourrez y attendre tranquillement le passage d’un vaisseau... neutre pour le Levant. Il en vient beaucoup à Venise.
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