— Sabords ouverts ! cria encore Jason. Canonniers à vos pièces !

De toute évidence le corsaire n’entendait pas se laisser prendre par surprise. La frégate était toute proche maintenant. C’était 1’« Alceste », puissante unité de quarante canons, plus les pièces de pont, aux ordres du commodore Maxwell, un marin de valeur. On pouvait voir, sur le pont, les hommes qui le montaient rangés en un ordre parfait, mais aucune chaloupe ne se détacha du bord. Tout allait se passer au porte-voix, ce qui n’était pas tellement bon signe.

Jason emboucha le sien :

— Que voulez-vous ? demanda-t-il.

La voix de l’Anglais parvint, quelque peu nasillarde mais nette et menaçante :

— Visiter votre bateau ! Nous avons pour cela d’excellentes raisons !

— J’aimerais savoir lesquelles ! Nous sommes américains, donc neutres.

— Si vous étiez neutres, vous n’auriez pas à votre bord une envoyée de Buonaparte ! Aussi nous vous donnons le choix ; nous remettre la princesse Sant’Anna, sinon nous vous envoyons par le fond !

Quelque chose de glacial coula le long de l’échine de Marianne qui retint son souffle. Comment cet Anglais savait-il sa présence à bord ? comment, surtout, avait-il appris que Napoléon l’avait chargée de mission ? Elle avait conscience, terriblement, de la puissance de l’ennemi. Les gueules des canons qui s’ouvraient dans le flanc du navire lui semblaient énormes. Elle ne voyait plus qu’elles et les flammes des mèches qui, au poing des canonniers, s’effilochaient au vent du matin. Mais elle n’eut pas le temps de réfléchir à ce qui allait suivre, car déjà la voix de Jason répondait, goguenarde :

— Vous pouvez toujours essayer !

— Vous refusez ?

— Accepteriez-vous, commodore Maxwell, si l’on vous demandait de livrer votre honneur ? Un passager est sacré ! Que dire d’une passagère ?...

Sur sa dunette, la raide silhouette du commodore salua :

— Je m’attendais à votre réponse, Monsieur, mais je devais vous poser la question. Nos canons vont donc la régler !

Déjà les deux adversaires, passant à contre-bord à portée de pistolet, échangeaient leurs bordées. Trop hâtives, elles manquèrent l’une et l’autre leur objectif, n’arrachant que des fragments de bois. Maintenant ils s’éloignaient de nouveau pour changer d’armures et revenir de toute leur puissance comme jadis, en tournois, les chevaliers en lice.

— Nous sommes perdus ! gémit Marianne. Allez dire à Jason qu’il me livre ! Cet Anglais va nous couler. Il est tellement mieux armé que nous !

— C’est une raison qui ferait rire votre ami Surcouf, remarqua Jolival. Quand vous le reverrez, demandez-lui de vous raconter l’affaire du « Kent » ! Un combat naval, à un contre un s’entend, est une affaire de vent et d’habileté manœuvrière. C’est aussi une question de cœur à l’ouvrage si l’on en vient à l’abordage ! Et j’ai l’idée que nos gens n’en manquent pas !

En effet, sur les visages de tous ces hommes debout sur le tillac, Marianne pouvait lire l’excitation du combat prochain. Les marins sentaient la poudre et son odeur faisait briller leurs yeux, palpiter leurs narines. Parmi tous ces visages, Marianne reconnut celui de Gracchus. Armé d’un pistolet, visiblement heureux comme un roi, le jeune cocher s’apprêtait à en découdre comme les autres. Dans les huniers, on s’affairait aux voiles, tandis que les ordres s’entrecroisaient et que le brick, avec une grâce majestueuse, virait au cabestan pour reprendre le vent. Moins maniable, l’Anglais amorçait seulement sa manœuvre, mais un nouveau coup de tonnerre déchira l’air. L’« Alceste » avait fait feu de ses pièces arrière et se bordait de flocons blancs.

Craig O’Flaherty dégringola vers Marianne :

— Le capitaine vous fait dire de descendre, Madame. Il est inutile de vous exposer ! Nous allons essayer de lui couper le vent !

Il était plus rouge que de coutume mais cette fois l’alcool n’y était pour rien. Si Jason venait de faire distribuer à l’équipage une ration de rhum pour l’exciter à la bataille, il avait soigneusement négligé son second. O’Flaherty voulut prendre le bras de la jeune femme pour l’aider à descendre, mais elle résista, se cramponnant au bordage comme un enfant qui craint qu’on ne le mène au cachot

— Je ne veux pas descendre ! Je veux rester ici et voir ce qui se passe ! Dites-lui, Jolival, que je veux voir !

— Vous verrez des hublots ; moins bien, mais en sécurité relative, fit celui-ci.

— Et puis, renchérit le second, c’est un ordre. Vous devez descendre, Madame !

— Un ordre, à moi ?

— Ce serait plutôt à moi. Avec votre permission, le mien est de vous mettre en sûreté, de gré ou de force. Le capitaine a ajouté que, si vous teniez tellement à exposer votre vie, ce n’était vraiment pas la peine qu’il risque celle de ses hommes !

Les yeux de Marianne s’embuèrent de larmes. Même à cette heure où la mort se montrait, Jason l’écartait de lui. Néanmoins, vaincue, elle capitula.

— C’est bien. En ce cas, j’irai seule ! On a besoin de vous, Mr O’Flaherty, ajouta-t-elle en jetant un regard vers la dunette où Jason, absorbé par sa manœuvre, ne s’occupait plus d’elle, surveillant l’ennemi et distribuant des ordres rapides.

L’« Alceste » montrait ses élégantes fenêtres de poupe à moulures dorées et la « Sorcière », venant au vent, se mit en plein travers, privant l’ennemi, dont les voiles se firent soudain flasques, du souffle vital. En même temps, ses caronades lâchèrent leur bordée. Le pont du brick disparut sous la fumée tandis qu’un hurlement de triomphe s’échappait de toutes les poitrines :

— Touché ! A l’artimon !

Mais, comme un écho pessimiste, la voix de la vigie tomba du ciel, immédiatement suivie d’une détonation plus éloignée.

— Navire à l’arrière ! Il nous canonne, capitaine !

En effet, un vaisseau venait de surgir de derrière

Phanos, une petite île verte qui avait l’air d’une grenouille. Arborant un très visible pavillon britannique et portant toute sa toile, il accourait à la rescousse. Pâlissant, Jolival saisit Marianne et l’entraîna vers le rouf.

— C’est un piège ! s’exclama-t-il. Nous allons être pris entre deux feux ! Je comprends maintenant pourquoi 1’« Alceste » s’est laissé prendre le vent.

— Alors, si nous sommes perdus !...

S’arrachant des mains de son ami, Marianne bondit vers la dunette. Elle voulait l’escalader pour rejoindre Jason et mourir auprès de lui, mais brusquement, Kaleb se dressa devant elle barrant le passage.

— Pas par là, Madame ! Il y a du danger !

— Je le sais bien ! Laissez-moi passer ! Je veux aller le rejoindre...

— Empêche-la de monter ! hurla Jason. Si tu laisses passer cette folle, je te mets aux fers !

Les derniers mots se perdirent dans le vacarme et la fumée. Une partie du bastingage disparut, arraché par un boulet qui faucha le toit du rouf et trancha des haubans.

Sans hésiter, Kaleb avait jeté Marianne à terre et s’était abattu sur elle, la maintenant au tillac de tout son poids. Le vacarme était assourdissant et l’on n’y voyait pas à trois mètres. Les canonniers prenaient à peine le temps de recharger. Le brick crachait par toutes ses bouches à feu, mais sur le pont, des cris de douleur éclataient, des râles, des gémissements.

A demi étouffée, Marianne se débattit avec l’énergie du désespoir, parvint à rejeter ce paquet de muscles qui la maintenait et se releva sur les genoux.

Sans accorder même un regard de gratitude à l’homme qui venait de la sauver et qui, d’ailleurs, indifférent, retournait déjà vers son poste de combat, elle fouilla la fumée des yeux, cherchant Jason et ne l’aperçut pas : la dunette avait disparu dans un nuage épais. Mais elle entendit sa voix qui, avec un intraduisible accent de triomphe hurlait, en réponse à un nouveau cri de la vigie :

— Voilà du renfort ! Nous allons nous en tirer.

Marianne se releva tout à fait, courut dans la direction d’où venait cette voix et tomba littéralement dans les bras de Gracchus qui, noir de poudre, émergeait du brouillard tel un fantôme. Elle s’accrocha à lui.

— Que dit-il, Gracchus ? Du renfort ? Mais où cela ?

— Venez, je vais vous montrer ! Il y a des bateaux qui arrivent, des bateaux français. Ils viennent de la grande île ! Ah ! pour une chance, c’est une chance ! On était plutôt mal partis entre ces deux faillis chiens d’Anglais !

— Tu n’es pas blessé ?

— Moi ? Pas une égratignure ! Je regrette même que ce soit si vite fini ! C’est rudement amusant une bataille !

Remorquée par son cocher, Marianne se laissa conduire jusqu’à la lisse. La fumée se dissipait. D’un grand geste du bras, Gracchus lui montra trois navires qui, effectivement, doublaient l’îlot de Samothrace[8], trois frégates aux voiles gonflées de vent et de soleil, irréelles comme de grands icebergs en marche dans le matin bleu. Les trois couleurs flottaient joyeusement à la corne des mâts. C’étaient la « Pauline » aux ordres du capitaine de vaisseau Montfort, la « Pomone », commandée par le capitaine de frégate Rosamel et la « Perséphone », montée par le capitaine Le Forestier.

Forçant l’allure, toutes voiles dehors, les trois vaisseaux accouraient à la rescousse de l’Américain, leur fine étrave fendant les flots bleus.

Les marins de la « Sorcière » saluèrent leur apparition d’un frénétique « hourrah », tandis que volaient en l’air les bonnets de coton

Cependant, les deux Anglais rompaient le combat, se rejoignaient près des récifs de Phanos et, sûrs désormais de n’être pas poursuivis dans cette passe dangereuse, disparaissaient lentement dans la brume du matin, non sans avoir essuyé une dernière et méprisante bordée du brick.

Marianne suivit leur fuite d’un regard perplexe. Tout avait été très vite... trop vite ! Ce combat achevé après quelques bordées, ces navires qui apparaissaient les uns après les autres, comme si chaque îlot eût caché le sien, c’était étrange, anormal ! Et d’abord, la question demeurait entière : comment les Anglais avaient-ils appris sa présence à bord du brick américain et, surtout, la qualité occulte dont Napoléon l’avait revêtue ? Si peu de gens étaient au courant ! Et, en tous, on pouvait avoir une confiance totale car ils se limitaient, en dehors de l’Empereur lui-même et de Marianne, à Arrighi, Benielli, Jason et Jolival. Chacun d’eux étant en dehors de tout soupçon, d’où pouvait venir la fuite ?

Cependant, Jason passait l’inspection de son navire. Les dégâts étaient assez peu graves et aisément réparables à terre. Quelques blessés seulement étaient étendus sur le tillac et déjà John Leighton s’en occupait. Passant près de la jeune femme qui s’agenouillait auprès d’un jeune marin touché à l’épaule par un éclat de mitraille, le corsaire se pencha un instant pour examiner la blessure :

— Ce ne sera pas grand-chose, mon gars ! En mer, les blessures guérissent vite. Le Dr Leighton va s’occuper de toi.

— Avons-nous... des morts ? demanda Marianne qui, occupée à étancher le sang avec son mouchoir ne releva pas les yeux, mais eut conscience du regard qui pesait sur elle.

— Non. Aucun ! C’est une chance ! Cependant j’aimerais bien connaître le misérable qui vous a dénoncée... ou bien avez-vous bavardé inconsidérément, ma chère princesse ?...

— Moi ? Bavarder ?... Vous êtes fou ! Je vous rappelle que l’Empereur n’a pas coutume de s’adresser à des gens qui sèment des paroles à tout vent !

— Alors, je ne vois qu’une solution.

— Laquelle ?

— Votre mari ! Vous lui avez échappé, il vous a dénoncée aux Anglais pour vous récupérer. Dans un sens, je le comprends ; j’aurais été capable, moi aussi, de faire quelque chose d’analogue pour vous empêcher d’aller dans ce damné pays !

— C’est impossible !

— Pourquoi ?

— Parce que le prince est...

Se rendant compte, brusquement, de ce qu’elle allait dire, Marianne s’arrêta, rougit puis, détournant la tête et revenant à son blessé, acheva :

— ... incapable d’une action aussi basse ! C’est un gentilhomme !

— Et moi je suis une brute, n’est-ce pas ? grimaça Jason. Parfait, restons-en aux conjectures ! Maintenant, si vous le permettez, je vais accueillir nos sauveurs et leur annoncer que nous allons relâcher à Corfou pour réparer nos avaries.

— Graves, ces avaries ?

— Non, mais il faut réparer tout de même. On ne sait jamais : entre ici et Constantinople, nous rencontrerons certainement encore un ou deux navires de mon ami Georgie !

Quelques instants plus tard, le capitaine de vaisseau Montfort, chef d’escadre, mettait le pied sur le tillac de la « Sorcière », salué par les coups de sifflet du maître d’équipage et par Jason qui, pour le recevoir, avait remis son habit. En quelques phrases courtoises et brèves, il s’assura que le navire américain n’avait pas subi d’avarie sérieuse ni de pertes humaines et invita le corsaire à le suivre à Corfou, où les quelques dégâts subis par la superstructure de la « Sorcière » pourraient être réparés facilement. En échange, il reçut les remerciements de Jason pour son intervention aussi rapide qu’inattendue.