— C’est le ciel, en vérité, qui vous a envoyé, Monsieur ! Sans votre aide nous aurions eu quelque peine à nous tirer de ce mauvais pas.

— Le ciel n’y est pour rien ! Nous avions connaissance du passage de votre navire dans le canal d’Otrante et nous devions veiller à ce que ce passage s’effectuât sans incident. Les croisières anglaises sont toujours à l’affût.

— Vous étiez... avertis ? Mais par qui ?

— Un messager spécial du comte Marescalchi, ministre des Relations Extérieures du royaume d’Italie, qui se trouve actuellement à Venise, nous a avisés de la présence à bord d’un navire américain d’une grande dame italienne, la princesse Sant’Anna, amie personnelle de Sa Majesté l’Empereur et Roi. Nous devions vous guetter et vous escorter jusqu’au-delà du canal de Cythère afin de vous protéger jusqu’à votre arrivée dans les eaux turques. Vous l’ignorez, peut-être, mais le danger que vous courez est double.

— Double ? En dehors de la base anglaise de Santa Maura[9] qu’il nous faudra doubler...

Montfort se raidit. Il avait à dire des choses désagréables pour son orgueil national.

— Vous l’ignorez peut-être, mais les Anglais tiennent également Céphalonie, Ithaque, Zante et Cythère elle-même. Nous n’avions pas assez de forces pour défendre toutes les îles Ioniennes que la Russie nous a cédées au traité de Tilsit. Mais, outre les Anglais, nous devons craindre les flottilles du pacha de Morée.

Jason se mit à rire.

— Je crois avoir une puissance de feu suffisante pour faire face à des barques de pêche !

— Ne riez pas, Monsieur. Vali pacha est fils du redoutable maître de l’Epire, Ali de Tebelen, pacha de Janina, un homme puissant, retors et astucieux dont nous ne savons jamais s’il est pour nous ou contre nous, et qui se taille un empire sur le dos des Turcs. Pour lui aussi la princesse serait une prise de choix et, si par hasard elle est belle...

Du geste, Jason fit approcher Marianne qui, dissimulée par Jolival et Gracchus, avait observé l’arrivée du chef d’escadre.

— Voici la princesse ! Souffrez, Madame, que je vous présente le capitaine de vaisseau Montfort à qui nous devons sinon la vie, du moins la liberté.

— Le danger est plus grand encore que je ne le craignais, fit celui-ci en saluant la jeune femme. Aucune rançon ne pourrait arracher Madame à Ali !

— Merci de votre galanterie, commandant, mais ce pacha est turc, j’imagine... et je suis cousine de la sultane Validé. Il n’oserait...

— Il n’est pas turc, mais épirote, Madame, et il oserait parfaitement car il agit sur cette terre en seigneur indépendant qui ne connaît d’autre loi que la sienne ! Quant aux flottilles de son fils, ne les dédaignez pas, Monsieur ; elles sont montées par des démons qui, s’ils viennent à l’abordage, et ils y viennent facilement grâce à leurs petits navires qui échappent sans peine au feu des canons, donneront un assaut que votre équipage aura le plus grand mal à soutenir. Acceptez donc notre aide... à moins que l’esclavage ne vous tente ?...

Deux heures plus tard, précédée de la « Pauline » et escortée des deux autres frégates, la « Sorcière des Mers » embouquait le canal nord de Corfou, étroit passage entre la côte sauvage de l’Epire et la grande île verte que couronnait, à sa pointe nord-est, la masse ensoleillée du mont Pantocrator. Vers la fin du jour les quatre navires entraient au port et venaient mouiller à l’ombre de la Fortezza Vecchia, la vieille citadelle vénitienne transformée par les Français en un vigoureux camp retranché.

Debout sur la dunette, entre Jason et Jolival, Marianne, vêtue d’une fraîche robe de jaconas jaune citron et coiffée d’une capote en paille d’Italie garnie de fleurs des champs, regarda approcher l’île de Nausicaa.

Tête nue, sanglé dans son meilleur habit bleu et dans une chemise neigeuse qui faisait ressortir sa peau couleur de pain d’épice, Jason, les mains au dos, remâchait visiblement une mauvaise humeur qui avait repris de la vigueur en constatant que Napoléon ne lui avait pas laissé le choix : qu’il le voulût ou non, il était bien forcé de conduire Marianne à Constantinople. Et quand, avec un regard plein de tendresse et d’espoir, elle avait murmuré :

— Tu vois bien que je n’y pouvais rien ! L’Empereur sait prendre ses mesures, on ne lui échappe pas !...

Il avait grogné entre ses dents :

— Si ! Quand on le veut vraiment ! Mais oserais-tu me dire que tu le souhaites ?

— De tout mon cœur !... dès que j’aurai rempli ma mission !

— Tu es plus têtue qu’une mule corse !

Le ton était encore agressif mais l’espérance était tout de même revenue dans le cœur de Marianne. Elle savait Jason trop honnête envers lui-même et envers les autres pour ne pas faire la part exacte de l’inéluctable. Dès l’instant où la volonté de Marianne disparaissait derrière des forces extérieures, il pouvait imposer silence à son orgueil masculin et revenir vers elle sans perdre la face à ses propres yeux. D’ailleurs, quand la main de la jeune femme, timidement, avait frôlé la sienne, il ne l’avait pas retirée.

Le port de Corfou leur offrit une image souriante qui s’accordait bien avec le nouvel état d’âme de Marianne. Les navires de guerre de la flotte française y mêlaient leurs coques noires et leurs cuivres étincelants aux fantaisies colorées des scaphos et des sacolèves peints comme des poteries antiques sous leurs voiles aux formes bizarres.

Au-dessus, la ville étageait ses maisons blanches et plates, ombragées de figuiers centenaires sous l’aile grise et revêche de vieux remparts vénitiens qui n’en portaient pas moins le nom optimiste de Fort Neuf. La vieille forteresse, la Fortezza Vecchia, se dressait au bout du port, presqu’île hérissée de défenses, retenue à la terre par une esplanade qui était un glacis, et surveillait la mer d’un œil sourcilleux. Seul le drapeau tricolore qui flottait sur la maîtresse tour lui conférait quelque gaieté.

Les quais, émaillés comme une prairie au printemps, étaient couverts d’une foule joyeuse et bigarrée où les rouges éclatants des costumes grecs voisinaient avec les robes claires et les ombrelles tendres des femmes d’officiers de la garnison. Tout ce monde faisait un agréable vacarme de vivats, de rires, de chansons et d’applaudissements orchestrés par les cris des oiseaux de mer.

— Quel joli pays ! murmura Marianne conquise. Et comme tout le monde semble gai ici !

— C’est un peu la danse sur un volcan ! remarqua Jolival. L’île est trop convoitée pour être aussi heureuse qu’elle en a l’air. Mais j’admets volontiers que c’est un pays fait pour l’amour !

Il s’octroya une désinvolte prise de tabac puis ajouta d’un ton qui se voulait indifférent :

— N’est-ce pas ici que, jadis, Jason... l’Argonaute s’entend, épousa Médée qu’il avait enlevée à son père Actès, roi de Colchide, en même temps que la fabuleuse Toison d’Or ?

Cette savante référence à la mythologie grecque lui valut un regard noir de Jason, l’Américain, et un sec avertissement :

— Gardez vos allusions mythologiques, Jolival ! Je n’aime les légendes que lorsqu’elles finissent bien ! Médée est un personnage atroce ! Cette femme qui massacre ses propres enfants dans un paroxysme de fureur d’amour !...

Sans s’offusquer du ton brusque du corsaire, le vicomte chiquenauda avec grâce les revers de son habit cannelle pour en chasser les poussières de tabac, puis se mit à rire :

— Bah ! Qui peut dire jusqu’où peuvent mener les fureurs d’amour ? Saint Augustin n’a-t-il pas dit : « La mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure... » ? Grande parole ! Et combien véridique ! Quant aux légendes, il y a toujours moyen de s’arranger avec elles ! Pour qu’elles finissent bien, il suffit souvent de le vouloir... et d’en changer quelques lignes !

A peine à quai, le brick fut envahi d’une foule bruyante et colorée, avide de voir de plus près ces navigateurs venus du bout du monde. Le pavillon américain fréquentait assez peu la Méditerranée orientale. De plus, tout le monde savait qu’une grande dame de la cour avait pris passage sur ce navire et chacun souhaitait l’approcher. Il fallut que Jason postât Kaleb et deux autres marins particulièrement vigoureux au bas de l’échelle de la dunette pour éviter à Marianne d’être étouffée.

Néanmoins, il laissa monter un personnage élégamment vêtu d’une redingote bleu ciel et de pantalons noisette que le capitaine Montfort remorquait de son mieux et dont la superbe cravate de soie crème faillit bien rester en arrière. Dans leur sillage, le colonel du 6e Régiment de ligne les suivait comme une ombre empanachée.

En criant très fort pour dominer le tumulte, Montfort parvint à présenter aux arrivants, le colonel Pons, qui apportait la bienvenue du gouverneur général Donzelot, et le sénateur Alamano, l’un des principaux notables de l’île, qui avait une requête à présenter. En termes fleuris qui perdaient beaucoup de leur grâce à être ainsi hurlés, le sénateur invita Marianne « et sa suite » à descendre à terre et à accepter l’hospitalité de sa maison pendant le laps de temps où la « Sorcière » demeurerait au port pour ses réparations.

— J’ose affirmer que Votre Seigneurie s’y trouvera infiniment mieux que sur un bateau... si agréable soit-il, et surtout beaucoup mieux protégée de la curiosité du vulgaire. Si elle reste ici, elle n’aura ni paix ni repos... et la comtesse Alamano, ma femme, sera au désespoir car elle se fait une joie d’accueillir Votre Seigneurie !

— Si je peux me permettre de joindre ma voix à celle du sénateur, dit le colonel Pons, je dirais à Madame la Princesse que le gouverneur souhaitait la recevoir à la forteresse, mais qu’il lui est apparu que la demeure du sénateur serait infiniment plus agréable pour une dame jeune et belle...

Indécise, Marianne ne savait que faire. Elle n’avait aucune envie de quitter le navire parce que cela signifiait quitter en même temps Jason... et juste à un moment où il donnait quelques signes de fléchissement. Mais, d’autre part, il était difficile de désappointer ces gens qui lui faisaient un accueil si aimable. Le sénateur était un homme tout rond, tout sourire, dont les moustaches noires, fièrement retroussées, faisaient de leur mieux pour donner un air féroce à un visage dont tous les traits exprimaient la bonne humeur.

Comme elle interrogeait Jason du regard, elle le vit sourire pour la première fois depuis longtemps.

— Je regretterai de me séparer de vous, Madame... mais ces messieurs ont raison. Durant les quelques jours... trois ou quatre je pense... où nous allons réparer, votre vie à bord serait franchement désagréable... sans parler des inconvénients des curieux. Vous aurez ainsi quelques moments de repos et de détente.

— Viendrez-vous me voir à terre ?

Son sourire s’accentua, retroussant un coin de sa bouche à sa manière ironique, mais le regard qu’il plongeait dans celui de la jeune femme avait presque retrouvé son ancienne tendresse. Il prit la main de Marianne et, vivement, la baisa :

— Bien entendu ! A moins que le sénateur ne me refuse sa porte ?

— Moi ? Doux Jésus !... Mais capitaine, ma maison, ma famille, mes biens, tout est à vous ! Vous pouvez venir vous installer avec tout votre équipage et pendant des semaines si vous le voulez. Je serais le plus heureux des hommes...

— Il semble que vous possédiez un grand domaine, Monsieur, fit Jason en riant. Mais je craindrais de vous encombrer tout de même un peu trop. Descendez, Madame, je vais vous envoyer votre femme de chambre et faire porter les bagages que vous demanderez ! A bientôt !...

Un ordre, quelques coups de sifflet et l’équipage fit évacuer le pont pour que Marianne et son escorte pussent descendre. La jeune femme prit le bras que le sénateur arrondissait pour elle et, flanquée d’Arcadius et d’Agathe, visiblement ravie de retrouver la terre ferme, elle se dirigea vers la coupée, s’engagea sur la planche qui reliait le navire au quai, précédée du sénateur qui lui tenait la main avec l’orgueil du roi Marc présentant Yseult à ses peuples.

Gracieusement, Marianne descendit vers la foule qui l’applaudissait, conquise par son sourire et sa beauté. Elle était heureuse. Elle se sentait belle, admirée, merveilleusement jeune et surtout, elle n’avait pas besoin de se retourner pour sentir sur elle un regard qu’elle avait un instant désespéré de capter encore.

Et c’est quand son pied chaussé de soie jaune se posa sur la pierre chaude du quai que cela se produisit... exactement comme cela s’était produit un soir, aux Tuileries, un peu plus d’un an plus tôt ! C’était dans le cabinet de l’Empereur, après ce concert où elle avait défié sa colère en quittant la scène au beau milieu d’un morceau et sans un mot d’explication... après la scène terrible qui l’avait opposée au maître de l’Europe ! Soudain, la ville blanche, la mer bleue, les arbres verts et la foule bariolée se mélangèrent en un kaléidoscope démentiel. La vue de Marianne se brouilla tandis qu’une nausée lui tordait l’estomac.