Avant de glisser sans connaissance sur la poitrine du sénateur qui eut juste le temps d’ouvrir les bras, elle réalisa, en l’espace d’un éclair, que le bonheur n’était pas encore pour maintenant et que le cauchemar vénitien allait avoir des suites...


La maison du sénateur Alamano, située près du village de Potamos, à trois quarts de lieue de la ville, était spacieuse, blanche et simple mais le jardin qui l’entourait offrait, en raccourci, une image assez exacte du paradis terrestre. C’était un petit parc où la nature avait joué, à peu près seule, le rôle du jardinier. Plantés sans ordre apparent, citronniers, orangers, cédrats et grenadiers, portant à la fois des fleurs et des fruits, s’y mêlaient à des berceaux de vigne et croulaient de compagnie, jusqu’à la mer. Le parfum de leurs fleurs y rencontrait l’odeur fraîche d’une fontaine qui, sur un lit de rochers tapissés de mousse, donnait naissance à un ruisseau espiègle dont le flot transparent jouait à cache-cache à travers tout le jardin avec des myrtes et d’énormes figuiers tordus par la vieillesse. Jardin et maison se blottissaient au creux d’un vallon dont les pentes s’argentaient de centaines d’oliviers.

Une petite femme preste, sémillante et gaie, régnait sur cet éden en miniature et sur le sénateur. Beaucoup plus jeune que son époux, qui frisait sans l’avouer une verte cinquantaine, la comtesse Maddalena Alamano arborait, en bonne Vénitienne, une somptueuse chevelure de miel et de flamme et un langage rapide, doux et zézayant, assez difficile à suivre quand on n’en avait pas l’habitude. Plus jolie que belle, elle avait des traits menus, fins et délicats, un petit nez insolent, à la Roxelane, des yeux pétillants de malice et les plus jolies mains du monde. Avec cela, bonne, généreuse et accueillante, elle avait cependant une langue agile capable de débiter, en quelques minutes, une incroyable quantité de potins.

La révérence qu’elle offrit à Marianne, sur la terrasse de sa maison enguirlandée de jasmin, aurait satisfait par sa solennité une camarera mayor espagnole, mais, aussitôt après, elle lui sauta au cou pour l’embrasser avec une spontanéité tout italienne.

— Je suis tellement heureuse de vous recevoir ! expliqua-t-elle, et j’avais si peur que vous évitiez notre île ! Maintenant, vous êtes là et tout est bien ! C’est un grand bonheur... une vraie joie ! Et que vous êtes donc jolie ! Mais pâle... si pâle ! Est-ce que...

— Maddalena ! coupa le sénateur, tu fatigues la princesse ! Elle a beaucoup plus besoin de repos que de discours. En quittant le bateau, elle a eu un malaise. La chaleur, je pense...

La comtesse haussa les épaules, sans ménagement.

— A cette heure-ci ? Il fait presque nuit ! C’est sûrement cette abominable odeur d’huile rance qui traîne toujours sur le port ! Quand donc admettrez-vous, Ettore, que l’entrepôt d’huile est mal placé et empeste tout ? Voilà le résultat ! Venez, chère princesse ! Votre appartement vous attend. Tout est prêt !

— Vous vous donnez tant de mal pour moi ! soupira Marianne en souriant amicalement à cette petite femme dont la vivacité lui plaisait. J’ai un peu honte : j’arrive chez vous tout juste pour aller me mettre au lit... mais c’est vrai que je me sens très lasse, ce soir. Demain, cela ira mieux, j’en suis certaine et nous pourrons faire plus ample connaissance.

L’appartement réservé à Marianne était charmant, pittoresque et accueillant. Sur les murs blancs, simplement peints, les tentures rouge vif, brodées de blanc, de noir et de vert par les femmes du pays ressortaient joyeusement ainsi que les meubles vénitiens dont la préciosité contrastait avec le côté rustique du décor. Le confort était assuré par d’épais tapis turcs, d’un rouge chaud, jetés sur des dalles de marbre blanc, des objets de toilette en faïence de Rhodes et des lampes d’albâtre. Les fenêtres encadrées de jasmin ouvraient largement sur la nuit du jardin, mais étaient garnies de cadres amovibles interposant un tulle fin entre les moustiques et les habitants de la maison.

Agathe eut un lit dans le cabinet de toilette et Joli-val, après un assaut oratoire des plus fleuris avec son hôtesse, se vit attribuer une chambre voisine. Il n’avait fait aucune remarque lorsque, tout à l’heure, Marianne avait repris connaissance dans la voiture du sénateur, mais, depuis cet instant, il ne l’avait guère quittée des yeux. Et Marianne connaissait trop bien son vieil ami pour n’avoir pas décelé l’inquiétude sous la courtoisie joyeuse qu’il avait déployée pour leurs hôtes.

Et quand, après le dîner qu’il avait pris avec le sénateur et sa femme, il monta chez Marianne pour lui dire bonsoir, elle comprit, en le voyant éteindre précipitamment son cigare, qu’il avait deviné la réalité de son mal.

— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il doucement.

— Bien mieux. Le malaise de tout à l’heure ne s’est pas reproduit...

— Mais il se reproduira sans doute... Qu’allez-vous faire, Marianne ?

— Je ne sais pas...

Il y eut un silence. Les yeux baissés sur ses doigts, la jeune femme jouait nerveusement avec la dentelle de son drap. Les coins de ses lèvres s’incurvaient légèrement, en cette petite moue triste qui annonce les larmes. Pourtant Marianne ne pleura pas, mais quand, brusquement, elle releva les paupières, ses yeux étaient pleins de douleur et sa voix s’enrouait

— C’est trop injuste, Arcadius ! Tout s’arrangeait ! Jason avait compris, je crois, qu’il ne m’était pas possible de fuir mon devoir. Il était prêt à me revenir, je le sais, je le sens ! Je l’ai vu dans ses yeux. Il m’aime toujours !

— Vous en doutiez ? bougonna Jolival. Pas moi ! Vous auriez dû le voir, tout à l’heure, quand vous vous êtes évanouie : il a failli tomber à l’eau en sautant sur le quai depuis sa dunette. Il vous a littéralement arrachée des bras du sénateur et portée jusqu’à la voiture pour vous soustraire à la curiosité, sympathique mais envahissante, du public. Encore n’a-t-il consenti à laisser partir la voiture que lorsque je l’eus assuré que ce ne serait rien. Votre brouille n’était qu’un malentendu fondé sur son orgueil et son entêtement. Il vous aime plus que jamais !

— Le malentendu risque de s’aggraver singulièrement si jamais il découvre..., mon état ! Arcadius, il faut faire quelque chose ! Il existe des drogues, des moyens de se débarrasser... de cette chose !

— Cela peut être dangereux. De telles pratiques aboutissent parfois à un résultat dramatique.

— Tant pis ! Cela m’est égal ! Ne comprenez-vous pas que je préfère cent fois mourir que mettre au monde ce... Oh ! Arcadius !... ce n’est pas ma faute mais il me fait horreur ! J’avais cru me laver de cette souillure et cependant elle est la plus forte. Elle m’a reprise, et maintenant, elle m’envahit tout entière ! Aidez-moi, mon ami... essayez de me trouver quelque potion, quelque moyen...

La tête sur les genoux, dans le cercle de ses bras repliés, elle s’était mise à pleurer mais sans bruit, dans un silence qui affligea Jolival plus que les sanglots. Jamais Marianne ne lui était apparue si désarmée, si misérable qu’à cette minute où elle se retrouvait prisonnière de son propre corps et victime d’une fatalité qui pouvait lui coûter le bonheur de sa vie.

— Ne pleurez plus, soupira-t-il au bout d’un instant, cela vous fait un mal inutile. Il faut, au contraire, être forte pour surmonter cette nouvelle épreuve...

— Je suis lasse des épreuves ! cria Marianne. J’en ai eu plus que mon compte !

— Peut-être, mais il vous faut bien endurer encore celle-ci ! Je vais voir s’il est possible, dans cette île, de trouver ce que vous souhaitez, mais nous avons peu de temps et ce n’est jamais une chose facile à se procurer. De plus, la langue romaïque parlée ici n’a que de lointains rapports avec le grec d’Aristophane que j’ai appris jadis... Mais je vais essayer, je vous le promets !

Un peu calmée d’avoir ainsi remis une part de son angoisse entre les mains de son vieil ami, Marianne réussit à passer une nuit confortable et se réveilla au matin si fraîche et si dispose que le doute lui revint. Ce malaise, après tout... il avait peut-être bien été causé par une tout autre raison. L’odeur d’huile, sur le port, était vraiment désagréable ! Mais au fond, elle savait bien qu’elle cherchait à se leurrer, qu’elle se donnait de faux espoirs. Les preuves physiologiques étaient là... ou plutôt n’étaient pas là et depuis trop de jours pour ne pas corroborer le diagnostic spontané qu’elle avait posé.

Après le bain, elle se contempla dans la glace un long moment avec une incrédulité qui n’était pas exempte d’horreur. Il était beaucoup trop tôt pour que sa silhouette portât la moindre marque de son état. Son corps était toujours le même, aussi mince et aussi parfait, pourtant elle éprouvait à le contempler une sorte de répulsion, celle que l’on réserve à un fruit magnifique dont on sait qu’il renferme un ver. Elle lui en voulait : c’était comme si, en laissant une vie étrangère s’y établir, il l’avait trahie et s’était un peu séparé d’elle-même.

— Il faudra bien que tu sortes de là ! menaça-t-elle tout bas. Même si je dois faire une chute ou me laisser secouer par la mer en haut d’un mât ! Il y a cent manières de perdre un fruit gâté et Damiani le savait bien qui voulait me faire garder à vue !

L’acte qu’elle méditait. C’était bien davantage l’affaire du Diable !

Le dîner solennel qu’elle dut présider en robe de satin blanc et parure de diamants fut pour elle un monument d’ennui et lui parut le plus long qu’elle eût jamais subi. Ni Jolival, parti depuis le matin admirer les fouilles que le général Donzelot faisait effectuer à l’autre bout de l’île, ni Jason qui, invité avec les officiers de son navire, s’était fait excuser sous prétexte d’activer les travaux de réparation du brick, n’y assistaient et Marianne, déçue et nerveuse car elle avait attendu avec impatience cette soirée qui devait lui amener son amant, dut faire un effort considérable pour garder un visage souriant et paraître s’intéresser à tout ce que ses voisins lui racontaient. Celui de gauche, tout au moins, car celui de droite, le gouverneur général, était peu bavard. Comme tous les hommes d’action, Donzelot n’aimait pas perdre son temps en conversations. Il se montrait courtois, aimable, mais Marianne aurait pu jurer qu’il partageait son propre avis sur ce dîner : une horrible corvée !

L’autre, par contre, un notable dont elle n’avait pas retenu le nom, était intarissable. Avec un luxe de détails à faire frémir, il lui avait exposé par le menu les combats épiques soutenus naguère par lui contre les troupes féroces du pacha de Janina lors du soulèvement des Souliotes. Or, s’il était une chose dont Marianne avait horreur, c’étaient les « souvenirs de guerre ». Elle en avait été saturée à la cour de Napoléon où l’on ne pouvait guère rencontrer un homme qui n’en eût à revendre !

Aussi, quand la soirée eut pris fin, fut-ce avec soulagement qu’elle regagna sa chambre et se livra aux soins d’Agathe qui la délivra de sa tenue de parade, l’enveloppa d’un peignoir de batiste garni de dentelles et l’installa sur un siège bas pour préparer sa coiffure de nuit.

— Monsieur de Jolival n’est toujours pas rentré ? demanda-t-elle tandis que la jeune fille, armée de deux brosses, aérait ses cheveux que le chignon avait resserrés tout le jour.

— Non, Madame la Princesse... ou plutôt si : Monsieur le vicomte est rentré pendant le souper pour changer de vêtements. Il faut avouer qu’il en avait besoin : il était tout blanc de poussière. Il a bien recommandé de ne déranger personne et il est reparti en disant qu’il souperait au port.

Marianne ferma les yeux, rassurée, et s’abandonna aux mains habiles de sa femme de chambre avec une profonde sensation de bien-être. Jolival, elle en était certaine, s’occupait d’elle. Ce n’était certainement pas pour courir les filles qu’il avait décidé de souper au port...

Au bout de quelques instants, elle interrompit Agathe et l’envoya se coucher en disant que c’était bien ainsi.

— Madame ne veut pas que je tresse ses cheveux ?

— Non, Agathe, je les laisserai libres. J’ai un peu de migraine, ce soir... et j’ai besoin d’être seule. Je me coucherai plus tard.

Quand la jeune fille, habituée à ne pas poser de questions, se fut retirée avec une révérence, Marianne alla jusqu’à la porte-fenêtre qui ouvrait sur une petite terrasse, ôta le panneau de la moustiquaire et fit quelques pas au-dehors. Elle se sentait un peu oppressée et éprouvait le besoin de respirer. Les tulles étaient une bonne défense contre les insectes, mais, du même coup, ils empêchaient aussi l’air de passer.

Là-bas, la mer semblait lui faire signe, attirante et fraîche. Lentement, tendant l’oreille, elle se remit en marche, étouffant ses pas le plus possible. Aucun bruit ne se fit plus entendre.