— J’ai rêvé ! pensa-t-elle. Décidément, mes nerfs sont détraqués. Ils me jouent des tours.
Quand elle atteignit la plage, ses yeux étaient accoutumés à l’obscurité. Il n’y avait pas de lune mais, avec toutes ces étoiles, le ciel avait des clartés laiteuses qui se reflétaient dans la mer. Hâtivement, Marianne se débarrassa de ses vêtements et, seulement vêtue de ses longs cheveux, courut vers l’eau, y entra sans ralentir sa course et plongea, la tête la première. Une fraîcheur exquise l’enveloppa et elle faillit crier de joie tant, tout à coup, elle se sentit bien. Son corps, brûlant l’instant précédent, se fondit et perdit toute consistance. Jamais bain ne lui avait paru aussi délicieux. Ceux dont elle avait eu l’habitude, étant enfant, et dont elle avait gardé le souvenir, sur une plage déserte du Devon ou dans la rivière du parc de Selton, étaient beaucoup plus froids et souvent elle en avait pleuré sous la férule impitoyable du vieux Dobs. Cette eau-là avait juste ce qu’il fallait de fraîcheur pour caresser la peau et lui rendre vie. Elle était transparente, si limpide qu’en s’ébattant à la manière d’un jeune chien, elle pouvait voir ses jambes comme une ombre claire.
Se retournant sur le ventre, elle se mit à nager vers le centre de la petite baie. Ses bras et ses jambes retrouvaient instinctivement les mouvements d’autrefois et elle fendait l’eau avec aisance, s’arrêtant de temps en temps pour s’étendre sur le dos, les yeux à demi fermés, savourant son plaisir, bien décidée à le prolonger jusqu’à la fatigue... une bonne fatigue grâce à laquelle elle dormirait ensuite comme une enfant.
C’est pendant l’un de ces instants de détente qu’elle entendit un clapotis doux et régulier qui se rapprochait. Elle l’identifia aussitôt : quelqu’un d’autre nageait dans la baie ! Se redressant sur l’eau, elle fouilla l’ombre des yeux, aperçut une forme sombre qui venait vers elle. Il y avait là quelqu’un, quelqu’un qui l’avait suivie peut-être... ces pas qu’elle avait cru entendre, tout à l’heure, dans le chemin !... Comprenant soudain quelle imprudence elle avait commise en venant ainsi se baigner, seule et en pleine nuit, dans ce pays inconnu, elle voulut revenir vers la plage, mais le nageur mystérieux obliqua vers elle. Il nageait avec puissance et rapidité. Si elle continuait dans cette direction, en quelques instants il l’aurait rejointe... Visiblement, il cherchait à lui couper la route !
Affolée, tout à coup, elle eut une réaction dérisoire. Voulant écarter, par tous les moyens, ce qu’elle pensait être un ennemi inconnu, elle cria en italien :
— Qui êtes-vous ?... Allez-vous-en.
Mais sa voix s’étrangla tandis qu’elle avalait une amère gorgée d’eau salée. L’étranger ne s’était même pas arrêté. En silence, et ce silence était plus effrayant que tout, il avançait toujours vers elle. Alors, perdant la tête, elle se mit à fuir, droit devant elle, piquant vers l’une des pointes de la baie dans l’espoir d’y prendre pied et d’échapper à son poursuivant. Elle avait si peur qu’elle ne cherchait même pas à deviner qui il pouvait être. L’idée lui vint que c’était sans doute un pêcheur grec, qu’il ne pouvait guère la comprendre et que, peut-être il la croyait en danger ! Mais non... tout à l’heure, quand elle avait décelé sa présence, il avançait doucement, lentement, d’une nage aussi peu bruyante que possible... presque sournoisement.
La rive approchait mais la distance entre les deux nageurs se rétrécissait aussi singulièrement. Maintenant, Marianne sentait la fatigue alourdir ses mouvements. Dans sa poitrine, son cœur cognait douloureusement. Elle comprit qu’elle était au bout de ses forces, qu’il n’y avait pour elle d’autre alternative que se laisser rejoindre ou se laisser couler.
Soudain, elle aperçut, droit devant elle, un mince, un étroit croissant plus clair : une crique enfermée dans des rochers. Rassemblant ce qu’il lui restait d’énergie, elle obligea ses membres à poursuivre leur effort, mais l’homme gagnait toujours sur elle. Il était tout près maintenant, grande ombre noire dont elle ne pouvait rien distinguer. La peur lui coupa le souffle et, au moment même où deux mains se tendaient vers elle, Marianne coula...
Elle retrouva bientôt une demi-conscience mais ce fut pour éprouver d’étranges sensations : elle était couchée sur le sable dans une complète obscurité et un homme la tenait dans ses bras. Il était nu lui aussi car tout au long de sa peau, elle sentait une autre peau, lisse et chaude, mais celle-ci recouvrait des muscles puissants. Elle ne voyait rien qu’une ombre plus dense près de son visage, et quand, instinctivement, elle étendit les bras, elle toucha le rocher autour et au-dessus d’elle. Sans doute l’avait-on portée dans une grotte étroite et basse... Prise de peur à se sentir ainsi enfermée dans ce boyau rocheux, elle voulut crier. Une bouche brûlante et ferme étouffa son cri. Elle voulut se débattre, l’étreinte se resserra, l’immobilisant, tandis que l’inconnu se mettait à la caresser.
Sûr de sa force, il ne se pressait pas. Ses gestes étaient doux mais habiles et elle comprit qu’il cherchait à éveiller en elle l’irrésistible fièvre d’amour. Elle voulut serrer les dents, se raidir, mais l’homme avait, du corps féminin, une science extraordinaire. La peur, depuis longtemps, s’était évanouie et déjà Marianne sentait monter de ses reins de longs frissons, des ondes chaudes qui envahissaient peu à peu tout son corps. Le baiser se prolongeait, étrangement habile lui aussi et, sous cette caresse qui aspirait son souffle, Marianne se sentit défaillir... C’était étrange d’embrasser une ombre ! Peu à peu, elle sentait peser sur elle un grand corps plein de force et de vie, pourtant elle avait l’impression de faire l’amour avec un fantôme. Les sorcières d’autrefois qui se disaient possédées du Diable devaient avoir vécu des moments semblables et peut-être Marianne eût-elle cru être le jouet d’un rêve si cette chair n’avait été si dure, si chaude aussi, et si la peau de l’invisible amant n’eût dégagé une légère, mais très terrestre odeur de menthe fraîche. Peu à peu, d’ailleurs, il arrivait à ses fins : les yeux fermés, possédée par la plus primitive des fringales amoureuses, Marianne gémissait maintenant sous ses caresses. La vague impérative du plaisir montait en elle, montait encore, toujours, la submergeait... Elle éclata comme un soleil rouge quand, enfin, l’homme déchaîna le désir qu’il avait su, longtemps, contenir.
Un double cri s’éleva... et ce fut tout ce que Marianne entendit de son invisible amant avec le martèlement désordonné de son cœur qui battait comme un tambour. L’instant suivant, haletant, il se redressait, la quittait...
Elle l’entendit courir. Des galets roulèrent sous ses pieds. Vivement, elle se redressa sur un coude, juste à temps pour apercevoir une longue forme qui plongeait dans la mer. Il y eut un violent éclaboussement, puis plus rien. L’homme n’avait pas prononcé une parole...
Quand Marianne sortit du trou de rocher où l’inconnu les avait abrités, elle se sentait la tête vide mais le corps curieusement apaisé. Elle éprouvait une joie bizarre et qui la stupéfiait. Ce qui venait de se passer ne lui causait ni honte ni remords, peut-être à cause de cette hâte que son amant d’un instant avait mise à disparaître et parce que cette disparition avait été totale. Nulle trace de lui ne se voyait, nulle part. Il s’était fondu dans la nuit, dans la mer d’où il était sorti aussi simplement que la brume du matin aux rayons du soleil. Qui il était, d’où il venait, Marianne ne le saurait sans doute jamais. Il devait être un pêcheur grec comme elle l’avait déjà pensé et comme elle en avait aperçu plusieurs depuis son arrivée dans l’île, beaux et sauvages comme des nuages et portant encore en eux un peu de l’âme des vieux dieux de l’Olympe habiles à surprendre les mortelles. Il l’avait vue, sans doute, descendre sur la plage, se mettre à l’eau et, instinctivement il l’avait suivie. La suite était simple...
« C’était peut-être Jupiter... ou Neptune ? » songea-t-elle avec un amusement qui l’étonna. Normalement, elle aurait dû se sentir indignée, vexée, bafouée, violée. Dieu sait quoi encore ! Mais non. Elle n’éprouvait rien de tout cela ! Et, bien plus, elle était assez honnête envers elle-même pour oser s’avouer que cet instant fugitif et brûlant avait été agréable et qu’il resterait gravé au fond de sa mémoire. Plus tard, sûrement, elle pourrait l’évoquer sans déplaisir. Une aventure... une simple aventure, mais combien séduisante !
La petite crique était bien moins loin de la plage qu’elle ne l’avait craint. Elle avait eu si peur, tout à l’heure, en se voyant poursuivie, qu’elle avait mal apprécié la distance. La lune, qui se levait derrière la pointe, glissa sur l’eau une mince coulée d’argent. Il fit tout à coup bien plus clair s’il faisait toujours aussi chaud.
Craignant, cette fois, d’être vue, Marianne se remit à l’eau et regagna la plage qu’elle inspecta du regard quand ses orteils touchèrent le fond de sable. Rassurée, elle se hâta de sortir de l’eau et, sans même songer à se sécher, se contentant de tordre ses cheveux inondés, se rhabilla aussi vite qu’elle put. Puis, tenant ses escarpins à la main pour éviter de les remplir de sable, elle remonta la plage vers l’ombre dense des arbres.
Elle allait y entrer quand un éclat de rire la figea sur place. C’était un rire d’homme mais, cette fois, Marianne n’éprouva pas la moindre peur. Plutôt de la colère et de l’agacement. Elle commençait à être lasse des surprises de cette nuit. D’ailleurs, celui qui riait était sans doute le même qui, tout à l’heure... Une bouffée de colère l’emporta. Y avait-il vraiment de quoi rire quand elle-même trouvait quelque charme à cette aventure ?
— Montrez-vous ! cria-t-elle. Et cessez de rire...
— Agréable était... le bain ? fit, en un italien aussi mauvais qu’hésitant, une voix moqueuse. En tout cas... le spectacle était ! Très jolie femme !...
Tout en parlant, l’homme sortit des arbres et s’avança vers Marianne. Des vêtements blancs flottants lui donnaient l’air d’un fantôme et grâce à un turban roulé autour de sa tête il parut très grand à la jeune femme. Mais elle ne prit même pas le temps de penser que cet enturbanné pouvait être l’un des hommes du terrible Ali dont on lui avait recommandé de se méfier. Elle ne réalisa qu’une chose : les paroles et le rire de cet homme l’insultaient. Prenant son élan, elle bondit et lui appliqua une gifle retentissante bien que lancée un peu à l’aveuglette.
— Grossier personnage ! gronda-t-elle. Vous étiez là à m’épier ! Quel incroyable toupet !
La gifle eut cela de bon qu’elle l’assura d’une chose : ce Turc ou cet Epirote ou Dieu sait quoi d’autre n’était pas son ardent agresseur de tout à l’heure car sa main avait rencontré une joue barbue alors que l’autre visage était lisse. Cependant, sans rancune l’étranger se remit à rire.
— Oh ! vous fâchée ? Pourquoi ?... J’ai mal fait ?... Le soir, toujours, je fais ici promenade... Jamais personne. La mer, la plage, le ciel... rien d’autre ! Cette nuit... une robe sur le sable... et quelqu’un qui nage. J’ai attendu...
Marianne regretta sa gifle. Ce n’était rien de plus qu’un promeneur attardé. Quelqu’un du voisinage sans doute. Le crime n’était pas bien grand.
— Excusez-moi, dit-elle, j’ai cru à tout autre chose ! Je n’aurais pas dû vous gifler ! Mais, ajouta-t-elle prise d’une nouvelle idée, puisque vous étiez sur cette plage, avez-vous vu quelqu’un sortir de l’eau... avant moi ?
— Ici ? Non, personne ! Tout à l’heure... quelqu’un nager... vers le cap... la mer ! Rien d’autre.
— Ah !... Je vous remercie !
Décidément, son fugitif amant devait être Neptune et puisque cet étranger n’avait rien d’autre à lui apprendre, elle souhaita poursuivre son chemin. Appuyée d’une main au tronc d’un cyprès, elle entreprit de remettre ses souliers pour rentrer, mais l’étranger n’entendait sans doute pas en rester là. Il s’approcha encore :
— Alors... vous plus fâchée ? dit-il en riant de nouveau de ce rire que Marianne jugeait un peu niais. Nous... amis ?
En même temps, il posait ses deux mains sur les épaules de la jeune femme, cherchant à l’attirer à lui. Mal lui en prit. Furieuse, brusquement, elle le repoussa si violemment qu’il perdit l’équilibre et tomba sur le sable.
— Espèce de...
Elle n’eut pas le temps de trouver un qualificatif. Le coup de feu avait éclaté au moment précis où elle bousculait l’étranger. La balle passa entre eux. Elle en sentit le vent et d’instinct se jeta, elle aussi, sur le sol. Un second coup de feu vint, presque aussitôt. Quelqu’un, sous les arbres, leur tirait dessus.
Cependant, l’homme au turban avait rampé auprès d’elle.
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