— Vous pas bouger... pas avoir peur... c’est moi la cible ! chuchota-t-il.

— Vous voulez dire qu’on cherche à vous tuer ? Mais pourquoi ?

— Chut !...

Rapidement, il se glissait hors de son ample vêtement blanc, ôtait son turban qu’il posait sur un petit arbuste. Aussitôt, une balle l’atteignit... puis une autre.

— Deux pistolets ! Plus de munitions, je pense... souffla l’étranger avec une sorte de gaieté. Pas bouger... Assassin venir voir si moi mort...

Comprenant ce qu’il voulait dire, Marianne s’aplatit de son mieux dans les broussailles, tandis que son compagnon, silencieusement, dégainait un long poignard courbé passé à sa ceinture et se ramassait sur lui-même, prêt à bondir. Il n’attendit pas longtemps : bientôt un pas prudent fit crisser le sable tandis que quelque chose de sombre se déplaçait entre les arbres, avançant puis s’arrêtant. Rassuré sans doute par le silence, l’homme s’approcha. Marianne eut à peine le temps d’apercevoir une silhouette trapue, singulièrement vigoureuse, qui avançait, un couteau à la main : déjà l’étranger, d’une détente de fauve, était sur lui. Etroitement enlacés, les deux corps roulèrent sur le sable, luttant furieusement.

Cependant, les coups de feu avaient donné l’alerte. A travers les arbres, Marianne vit soudain des lumières. Du domaine Alamano on accourait avec des lanternes et sans doute des armes. En tête venait le sénateur lui-même, en chemise de nuit et bonnet de coton à pompon, un pistolet dans chaque main. Une dizaine de domestiques armés d’objets divers l’accompagnaient. Marianne qui était dans le chemin fut la première personne qu’il aperçut.

— Vous, princesse ? s’écria-t-il. Ici et à cette heure ? Mais que se passe-t-il ?

Pour toute réponse, elle s’écarta, lui montra les deux hommes qui combattaient toujours avec une rage indescriptible, poussant des cris de bêtes féroces. Avec une exclamation d’angoisse, le sénateur, fourrant précipitamment ses pistolets dans les mains de Marianne, courut à eux et entreprit de les démêler. Ses serviteurs suivirent le mouvement et en quelques secondes les deux adversaires furent maîtrisés. Mais tandis que l’homme au turban avait droit à toute la sollicitude du sénateur, l’autre fut immédiatement ligoté et jeté sur le sol avec une brutalité qui en disait long sur la sympathie qu’il inspirait.

— Vous n’êtes pas blessé, seigneur, vous n’avez rien ? Vous êtes certain ? répétait le Vénitien en aidant l’étranger à remettre son ample vêtement et son turban.

— Rien du tout ! Merci... mais, la vie, je dois à la demoiselle. Elle jeter moi juste à temps !

— La demoiselle ? Oh ! Vous voulez dire la princesse ? Seigneur ! gémit le pauvre Alamano invoquant, cette fois, le dieu de sa jeunesse, quelle histoire ! Mais quelle histoire !...

— Si vous nous présentiez ? suggéra Marianne. Nous y verrions peut-être plus clair ! Moi, tout au moins !

Mal remis de son émotion, le sénateur se lança dans des présentations singulièrement compliquées d’explications touffues. Marianne parvint tout de même à en conclure qu’elle venait d’éviter un regrettable incident diplomatique et sauver la vie d’un noble réfugié. L’homme au turban, au demeurant un garçon d’une vingtaine d’années qui, sans sa barbe en pointe et ses longues moustaches noires devait en paraître encore moins, se nommait Chahin Bey et était fils de l’une des dernières victimes du pacha de Janina, Mustapha, pacha Delvino. Depuis la prise de leur ville par les janissaires d’Ali et le massacre de leur père, Chahin et son jeune frère étaient réfugiés à Corfou où le gouverneur Donzelot leur offrait une large hospitalité. Ils habitaient, en haut du vallon, une agréable maison dominant la mer où ils se trouvaient toujours sous le regard des guetteurs de la forteresse. D’ailleurs, deux sentinelles montaient continuellement la garde à leur porte... mais bien sûr, il était impossible d’empêcher les jeunes princes de se promener à leur gré.

L’agresseur, envoyé de toute évidence par Ali, était l’un de ces Albanais sauvages des montagnes de la Chimère, dont les sommets arides se dressaient de l’autre côté du canal du Nord, ainsi que l’indiquait l’écharpe rouge dont s’entourait sa tête. Le reste de son costume se composait d’un large pantalon et d’un petit jupon de toile forte, d’un gilet à boutons d’argent et d’une paire d’espadrilles, mais dans la large ceinture rouge qui lui étranglait la taille plus étroitement que n’importe quel corset, les domestiques du sénateur trouvèrent tout un échantillonnage d’armes. Un véritable arsenal ambulant ! Cependant, une fois chargé de liens, l’homme s’enferma dans un silence farouche et il fut impossible d’en tirer le moindre mot. On l’attacha au tronc d’un arbre sous la surveillance de plusieurs serviteurs armés tandis qu’Alamano envoyait d’urgence un messager à la forteresse.

En apprenant la qualité réelle de la femme qu’il avait prise pour quelque jolie fille en quête d’aventure, Chahin Bey montra juste ce qu’il fallait de confusion pour être poli. La découverte du visage de Marianne, à la lumière des lanternes, lui avait causé un plaisir qui balayait visiblement toutes les contingences sociales. A voir le regard brillant qu’il fixait sur elle, avec insistance, tandis que tout le monde remontait vers la maison, elle comprit qu’elle éveillait en lui des sentiments aussi primitifs que chez l’inconnu de la crique et n’en tira aucun plaisir. Elle avait, pour cette nuit, son compte de primitivisme !

— J’aimerais bien que cette histoire ne s’ébruite pas ! confia-t-elle à Maddalena qui, en robe de chambre abondamment volantée, était sortie de sa chambre pour offrir aux héros de l’expédition des boissons réconfortantes. C’est vraiment sans le vouloir que j’ai pu empêcher cet attentat. J’étais descendue à la plage pour prendre un bain. Il faisait si terriblement chaud ! En rentrant, je me suis heurtée au bey et j’ai eu le bonheur de le faire tomber au moment où l’assassin tirait. Il n’y a vraiment pas de quoi en faire un roman !

— C’est pourtant ce qu’est en train de faire Chahin Bey ! Ecoutez-le : il vous compare déjà aux houris du paradis de Mahomet ! De plus, il vous accorde le courage d’une lionne. Vous êtes en passe de devenir son héroïne, ma chère princesse !

— Je n’y vois aucun inconvénient dès l’instant où il gardera pour lui ses impressions... et où le sénateur voudra bien taire mon rôle !

— Pourquoi donc ? Vous avez accompli là une belle action, qui fait grand honneur à la France. Le général Donzelot...

— N’a pas besoin de le savoir ! gémit Marianne. Je... je suis quelqu’un de très timide ! Je n’aime pas du tout que l’on parle de moi ! Cela me gêne !

Ce qui la gênait surtout c’était la pensée que Jason, en apprenant ce qui s’était passé ce soir sur la plage, pouvait en tirer des conclusions fort différentes de la réalité. Il était d’une jalousie à ne rien laisser passer. Mais comment expliquer à son hôtesse qu’elle était follement amoureuse du capitaine de son navire et que son opinion était pour elle d’une extrême importance ?

Les yeux bruns de Maddalena, qui fixaient depuis un moment le visage rougissant de Marianne, se mirent à rire tandis qu’elle chuchotait :

— Tout dépend de la façon dont la chose sera rapportée. Nous allons essayer de freiner l’enthousiasme de Chahin Bey. Sinon le gouverneur général pourrait bien en conclure que vous vous êtes... heurtée à notre jeune réfugié en essayant de l’empêcher de se prendre pour Ulysse rencontrant Nausicaa. Et vous n’aimeriez pas que le gouverneur imaginât...

— Ni lui ni personne ! J’ai l’impression d’être un peu ridicule et, même aux yeux de mes amis...

— Il n’y a rien de ridicule à vouloir prendre un bain quand il fait une chaleur aussi accablante. Mais j’ai, en effet, entendu dire que les Américains sont des gens fort prudes et fort à cheval sur les principes.

— Les Américains ? Pourquoi les Américains ? Il est vrai que le navire sur lequel je voyage appartient à cette nation, mais je ne vois pas en quoi...

Gentiment Maddalena glissa son bras sous celui de Marianne et l’entraîna vers l’escalier pour la raccompagner jusqu’à sa chambre.

— Ma chère princesse, murmura-t-elle en prenant un bougeoir allumé parmi d’autres posés sur une console, je tiens à vous dire deux choses : je suis femme et, sans vous connaître beaucoup, j’éprouve pour vous une grande amitié. Je ferai tout pour vous éviter le moindre désagrément. Si j’ai parlé des Américains, c’est parce que mon époux m’a dit l’angoisse montrée par votre capitaine quand vous avez eu ce malaise sur le port... et aussi quel homme séduisant il est ! Soyez tranquille ; nous essaierons qu’il n’en sache rien ! Je vais parler à mon époux.

Mais l’enthousiasme de Chahin Bey était apparemment de ceux que rien ne saurait endiguer. Alors qu’Alamano, en remettant l’assassin aux forces de police de l’île, passait sous silence le rôle joué par Marianne, dès le lever du jour une théorie de serviteurs du bey, portant des présents destinés à la « fleur précieuse venue des pays du calife infidèle » envahissait le jardin du sénateur et venait prendre position devant le perron de sa maison, attendant l’heure de délivrer leur message avec l’inimitable patience des Orientaux.

Ce message consistait en une lettre écrite dans un romaïque abondamment fleuri aux termes duquel « la splendeur de la princesse aux yeux couleur de mer ayant mis en fuite l’ange Azraël aux ailes noires », Chahin Bey se déclarait son chevalier pour le restant des jours qu’Allah lui accordait encore sur cette terre indigne et entendait lui consacrer désormais, en même temps qu’à son peuple Delvino opprimé par l’infâme Ali, une existence qui, sans elle, ne serait plus qu’un souvenir, un souvenir qu’il n’avait même pas eu le temps de rendre glorieux...

— Qu’entend-il par là ? s’inquiéta Marianne quand le sénateur eut achevé une traduction pénible, mais suffisamment explicite tout de même.

Alamano écarta les bras dans un geste d’ignorance :

— Ma foi, ma chère princesse, je ne sais pas ! Rien du tout bien certainement. Ce sont là des formules de cette incroyable politesse orientale. Chahin Bey veut dire qu’il ne vous oubliera jamais, je pense, pas plus qu’il n’oubliera son peuple perdu !

Maddalena, qui avait suivi la lecture avec intérêt, cessa d’agiter le grand éventail de roseaux tressés avec lequel elle essayait de combattre la chaleur et sourit à sa nouvelle amie :

— A moins qu’il n’annonce son intention de vous offrir sa main dès qu’il aura reconquis son domaine ? Ce serait assez dans l’esprit chevaleresque et romantique de Chahin Bey. Ce garçon-là, ma chère, est tombé amoureux de vous au premier coup d’œil !

Mais l’explication ne devait arriver que vers la fin du jour, apportée par Jason Beaufort en personne. Un Jason vert de rage qui surgit sur la terrasse où les deux femmes prenaient des rafraîchissements, étendues sur des chaises longues en regardant se coucher le soleil, et qui eut bien du mal à respecter les règles de la civilité puérile et honnête exigeant que l’on salue avec certaines formes les gens que l’on visite pour la première fois. Tandis qu’il s’inclinait devant Maddalena, Marianne comprit, au regard courroucé qu’il lui lança, qu’il avait quelque chose à lui dire.

Les échanges de compliments d’usage se déroulèrent dans une atmosphère si chargée d’électricité que la comtesse Alamano en eut rapidement conscience. Elle comprit que ces deux-là avaient un compte à régler et, sous prétexte d’aller surveiller son cuisinier, elle se retira en s’excusant avec grâce.

A peine, d’ailleurs, sa robe de gaze lilas eut-elle disparu par la porte-fenêtre de la terrasse que Jason se tournait vers Marianne et, sans préambule, attaquait :

— Que faisais-tu, cette nuit, sur cette plage avec ce Turc à moitié fou ?

— Seigneur ! gémit la jeune femme en se laissant aller avec accablement parmi les coussins de sa chaise longue, les cancans, dans cette île, vont encore plus vite qu’à Paris !

— Ce n’est pas un cancan ! Ton amoureux... car il n’y a pas d’autre nom à donner à ce genre d’excité, est venu à mon bord, tout à l’heure m’apprendre que tu lui avais sauvé la vie, hier soir, dans des circonstances dont le moins qu’on puisse en dire est qu’elles sont obscures, autant que son charabia !

— Mais pourquoi est-il venu te raconter ça ? s’exclama Marianne stupéfaite.

— Ah ! tu avoues !...

— Avouer quoi ? Je n’ai rien à avouer ! Rien, tout au moins, qui justifie un tel mot ! Cette nuit, en effet, j’ai tout à fait par hasard sauvé la vie d’un réfugié turc. Il faisait si chaud que je suffoquais dans ma chambre ! Je suis descendue jusqu’à la plage pour trouver un peu d’air frais. A cette heure tardive, je pensais y être seule...