— La vérité sur... mon état ?

— Oui. Vous n ‘êtes pas bien. Durant ce souper je vous observais : vous êtes pâle, nerveuse et vous ne mangez presque rien. Sur le bateau vous allez souffrir le martyre. Et il y a ce médecin, ce Leighton ! Il vous épie sans cesse. Je ne sais trop pourquoi, mais vous avez en lui un ennemi qui ne reculera devant rien pour se débarrasser de vous !

— Comment savez-vous cela ?

— Gracchus m’a mis en garde ! Votre cocher, vous le savez, est en train de se découvrir une vocation de marin. Il vit avec l’équipage et il s’est fait un ami qui parle français. Leighton y compte quelques fidèles qui ne cessent de récriminer contre la présence d’une femme à bord. De plus, il est médecin, il peut découvrir la réalité de vos maux.

— Je croyais, dit Marianne sèchement, qu’un médecin était lié par le secret professionnel ?

— En effet, mais, je vous le répète, celui-là vous hait et je le crois capable de bien des choses. Ecoutez-moi, Marianne : dites la vérité à Beaufort ! Il est capable de l’entendre, j’en suis certain...

— Et comment pensez-vous qu’il réagira ? Je peux vous le dire, moi : il ne me croira pas ! Jamais je n’oserai lui dire en face une chose pareille.

Comme Jason tout à l’heure sur la terrasse, Marianne allait et venait à travers sa chambre, froissant entre ses mains un petit mouchoir de dentelle. Son imagination lui montrait déjà la scène qu’elle venait d’évoquer : elle, en face de Jason, lui avouant qu’elle était enceinte de son intendant ! De quoi le faire fuir d’horreur !...

— Vous, toujours si courageuse, vous reculez devant une explication ? reprocha doucement Jolival.

— Je recule devant la perte définitive de l’homme que j’aime, Arcadius. N’importe quelle femme amoureuse réagirait de même.

— Qui dit que vous le perdriez ? Je vous le répète : il vous aime et, peut-être...

— Vous voyez bien ! coupa Marianne avec un petit rire nerveux, vous dites peut-être. C’est ce peut-être que je ne veux pas risquer.

— Et s’il l’apprend ? S’il s’en aperçoit d’une manière ou d’une autre ?

— Tant pis ! Disons, si vous voulez, que je joue ma vie à quitte ou double. Dans un peu plus d’une semaine, si tout va bien, nous serons à Constantinople. Là, je ferai ce qu’il faut. Jusque-là, j’essaierai de tenir...

Avec un soupir résigné, Jolival quitta sa chaise et vint jusqu’à Marianne. Prenant son visage entre ses mains, il déposa un baiser paternel sur le front que barrait un pli buté.

— Peut-être avez-vous raison ! fit-il. Je n’ai pas le droit de vous contraindre. Et... bien sûr, vous n’accepteriez pas la suggestion... que je me charge de cette désagréable explication qui vous fait si peur ? Jason a de l’amitié pour moi et de l’estime : je serais étonné qu’il ne me croie pas...

— Il croira surtout que vous m’aimez beaucoup, que vous me défendez contre vents et marées... et que je vous ai fait avaler une énorme couleuvre ! Non, Arcadius ! Je refuse... mais je vous remercie du fond du cœur.

Il s’inclina avec un petit sourire triste et regagna sa chambre tandis que Marianne entamait une nuit d’insomnie hantée contradictoirement par l’angoisse des jours à venir et par l’étrange douceur gardée de la nuit précédente. La plénitude des sensations qu’elle avait tirées de cet instant inouï, hors du temps et hors de toute réalité, l’habitait encore assez pour lui restituer une sorte de joie intime exempte de tout sentiment de honte ou de fausse pudeur. Entre les bras de cet homme sans visage, elle avait connu un moment d’une exceptionnelle beauté, et qui était beau justement parce qu’elle ignorerait toujours l’identité de son amant d’une heure...

Mais quand, le lendemain, accoudée à la lisse de la « Sorcière », Marianne regarda les maisons blanches de Corfou et sa vieille forteresse vénitienne se fondre dans la brume dorée du matin, elle ne put s’empêcher de donner encore une pensée à celui qui s’y cachait, perdu dans cette masse de rochers et de verdure mais qui, peut-être, reviendrait parfois jeter ses filets, ou amarrer sa barque à cette petite crique où, pour une Léda inconnue, il avait réincarné un instant le maître des dieux.

8

AU LARGE DE CYTHÈRE...

Depuis deux jours, la « Sorcière » escortée de la « Pauline » et de la « Pomone » descendait vers le sud.

Les trois navires avaient doublé sans encombre les possessions anglaises de Céphalonie et de Zante et croisaient maintenant au large des côtes de Morée, assez à l’écart pour éviter les flottilles du pacha.

Il faisait un temps superbe. Sous le soleil, les vagues bleues de la Méditerranée brillaient comme un manteau de fée. Grâce à la brise soutenue qui gonflait les grandes voiles carrées, la chaleur n’était pas trop pénible et les trois coureurs des mers, portant majestueusement toute leur toile blanche et leurs pavillons aux couleurs vives qui claquaient joyeusement à la corne des mâts, avançaient à bonne allure.

L’ennemi se tenait tranquille, les vents et la mer étaient on ne peut plus favorables et, pour les pêcheurs qui, en relevant leurs casiers, regardaient passer ces grandes pyramides blanches, les deux frégates et le brick offraient une image de grâce et de sereine puissance.

Pourtant, sur le bateau américain, tout allait mal.

D’abord, comme l’avait prédit Jolival, Marianne était malade. Depuis que l’on avait franchi le canal sud de Corfou et gagné la haute mer, la jeune femme avait dû regagner sa cabine et n’en avait plus bougé. Malgré la douceur de la mer, elle demeurait étendue sur sa couchette, endurant la torture au moindre mouvement du navire et souhaitant cent fois être morte.

L’odeur vague qui flottait toujours à l’intérieur et qu’elle jugeait maintenant intolérable n’arrangeait rien. Uniquement réduite à l’état de chair souffrante, Marianne vivait noyée dans l’univers atroce d’un mal de mer que rien ne justifiait, incapable de mettre deux pensées bout à bout. Une idée, cependant, la hantait, une seule mais tenace et immuablement fixe : ne pas laisser Jason franchir le seuil de sa cabine.

A Agathe, épouvantée de voir dans cet état une maîtresse douée normalement d’une santé à toute épreuve, Marianne s’était décidée à dire la vérité. Elle avait toute confiance en sa camériste qui lui avait toujours montré un dévouement absolu et, dans les circonstances présentes, elle avait désespérément besoin d’une aide féminine. Et Agathe s’était aussitôt montrée à la hauteur de cette confiance.

Instantanément la jeune fille étourdie, coquette et timorée, s’était muée en une sorte de dragon, un cerbère d’une vigueur parfaitement inattendue dont Jason avait pu, le premier, faire l’expérience quand le soir, après le départ de Corfou, il était venu gratter à une porte qu’il espérait accueillante. Au lieu de l’Agathe souriante, déférente et gentiment complice qu’il s’attendait à trouver, il avait été accueilli, derrière le battant d’acajou, par la plus impeccable et la plus amidonnée des femmes de chambre, qui, d’un ton tout à fait officiel, lui avait appris que « Madame la Princesse avait été reprise par ses douleurs et qu’il lui était tout à fait impossible de recevoir quelque visite que ce soit ! » Après quoi, Agathe avait offert au corsaire des excuses dignes d’un ministre plénipotentiaire... et lui avait refermé la porte au nez.

Le Dr John Leighton n’avait pas eu plus de succès quand il s’était présenté, quelques minutes plus tard, pour examiner la malade et lui donner ses soins. Encore plus raide, Agathe l’avait informé de ce que « Son Altesse Sérénissime venait de s’endormir » et s’était refusée à interrompre un sommeil aussi bienvenu.

Jouant le jeu, Arcadius de Jolival ne s’était pas présenté. Cela lui avait valu d’essuyer le premier feu de la déception de Jason. Jugeant, avec peut-être un semblant de raison, qu’il était anormal pour lui d’être traité comme n’importe quel visiteur, Beaufort, déjà prêt à s’emporter, l’avait pris à témoin de l’incompréhensible attitude de Marianne.

— Croit-elle donc que je ne l’aime pas assez pour ne pas supporter de la voir malade ? Qu’en sera-t-il, alors, quand elle sera ma femme ? Devrai-je quitter la maison ou bien me résigner à recevoir de ses nouvelles uniquement par une femme de chambre ?

— Vous n’oubliez qu’une chose, mon ami, c’est que justement vous n’êtes pas encore mariés. Et le seriez-vous que je ne serais pas autrement étonné que les choses se passent ainsi que vous le dites. Voyez-vous, Marianne est trop femme, trop fière et peut-être aussi trop coquette pour ne pas savoir que l’intimité, même du plus grand amour, doit s’arrêter à certaines barrières. Aucune femme amoureuse ne souhaite être vue enlaidie et amoindrie. Il en a toujours été ainsi avec ses meilleurs amis : quand elle était malade à Paris, sa porte était hermétiquement condamnée... même à moi, mentit-il avec aplomb..., qui suis en quelque sorte son second père !

Leighton, alors, intervint. Bourrant soigneusement de tabac une longue pipe en terre, opération qui lui permit de ne pas regarder son interlocuteur, le docteur eut un mince sourire qui ne changea rien à ses traits lugubres.

— Un tel souci est normal chez une jolie femme, mais un médecin ne saurait être considéré comme un homme, ni comme un visiteur quelconque. Je comprends mal que la princesse... n’accepte pas de se laisser examiner. Quand sa camériste a été malade, elle est, au contraire, venue me chercher immédiatement et je me flatte que mon traitement a eu d’heureux résultats !

— Où prenez-vous qu’elle n’accepte pas votre visite, Monsieur ? riposta Jolival glacial. Je croyais vous avoir entendu dire que la princesse s’était endormie ? Le sommeil n’est-il pas le meilleur des remèdes ?

— Sans doute ! Souhaitons seulement qu’il soit assez efficace pour que, demain, la princesse soit tout à fait remise. Demain matin, je me présenterai à nouveau chez elle.

Le ton du médecin était trop poli, trop conciliant et Jolival ne l’aimait guère. Il y avait, dans les paroles en apparence anodines de Leighton, une vague menace que Jolival flairait avec inquiétude. Cet homme était fermement décidé à voir Marianne, à l’examiner, peut-être parce qu’elle ne semblait pas le souhaiter. Mais le Diable seul pouvait dire ce qu’en conclurait le médecin si la jeune femme, une fois encore, lui refusait sa porte. Et Jolival passa sa nuit à chercher comment pallier ce danger-là, car il ne pouvait s’empêcher de considérer l’intérêt de Leighton comme un danger certain : cet homme-là était assez malveillant pour deviner ce que justement on souhaitait tellement lui cacher.

Pourtant, le médecin ne mit pas son projet à exécution et Agathe n’eut pas à trouver un nouveau mensonge pour lui barrer la route. A la grande surprise de Jolival, il passa sa journée moitié dans sa cabine, moitié dans le poste d’équipage à soigner des cas de dysenterie qui s’étaient brutalement déclarés, et ne parut pas s’occuper de la passagère.

Quant à Jason, lorsque dans l’après-midi il vint frapper à la porte du rouf, Agathe se borna à lui apprendre que sa maîtresse était toujours très lasse et ne recevait toujours pas mais qu’elle espérait de tout son cœur se rétablir rapidement.

Cette fois, Jolival n’entendit aucune récrimination, mais l’équipage fit les frais de l’humeur noire de Jason. Pablo Arroyo, le maître de l’équipage, recueillit des critiques acerbes sur la propreté du pont et Craig O’Flaherty fut tancé vertement sur l’odeur de son haleine et la couleur de son nez.

Pendant ce temps, au fond de son lit, Marianne endurait son calvaire et avalait les nombreux pots de thé bouillant qu’elle se faisait apporter par Tobie et qui étaient tout ce que son estomac supportait. Elle se sentait faible, malade et incapable du moindre effort. Jamais elle n’avait rien éprouvé de semblable.

Il faisait nuit quand Agathe, sortie pour prendre un peu l’air sur le pont ainsi que sa maîtresse l’avait exigé, revint portant dans ses mains un flacon pansu dont elle versa une partie dans un verre.

— Ce docteur n’est peut-être pas aussi mauvais que Madame le croit, dit-elle joyeusement, je viens de le rencontrer et il m’a donné ceci en disant que Madame devrait s’en trouver mieux rapidement.

— Il ne sait pas ce que j’ai ! fit Marianne d’une voix lasse. Comment peut-il espérer me soulager ?

— Je ne sais pas mais il assure que c’est souverain pour le mal de mer et les douleurs d’estomac. On ne sait jamais... c’est peut-être une bonne médecine qui fera du bien à Madame ? Elle devrait essayer ! Qui sait si elle ne s’en trouvera pas un peu mieux ?

Marianne hésita un instant puis se redressa péniblement sur ses oreillers et tendit la main :