— Donne toujours, soupira-t-elle. Tu as peut-être raison ! Et puis, je me sens si mal que j’avalerais avec plaisir le poison des Borgia lui-même ! Tout, plutôt que continuer ainsi !

Doucement, Agathe arrangea sa maîtresse aussi confortablement que possible, passa sur son front moite un linge imbibé d’eau de Cologne et approcha le verre de ses lèvres.

Marianne but avec précaution, à moitié persuadée que la potion ne resterait pas cinq minutes dans son estomac. Pourtant, elle but jusqu’à la dernière goutte le contenu du verre et s’étonna de n’avoir éprouvé aucun dégoût.

Le liquide, un peu amer et légèrement sucré, était d’un goût indéfinissable mais pas désagréable. Il contenait un peu d’alcool qui la brûla légèrement au passage mais qui la ranima. Peu à peu les nausées spasmodiques qui l’avaient ravagée depuis deux jours s’affaiblirent puis se calmèrent ne laissant qu’une profonde sensation d’épuisement et une grande envie de dormir.

Les paupières de Marianne s’alourdissaient invinciblement mais, avant de les fermer, elle adressa un sourire plein de gratitude à Agathe qui, assise au pied du lit, l’observait avec une attention inquiète.

— Tu avais raison, Agathe ! Je me sens mieux et je crois que je vais dormir. Tu vas pouvoir, toi aussi, te reposer mais, auparavant, va remercier le Dr Leighton. J’ai dû mal le juger, vois-tu, et maintenant j’en ai honte !

— Oh, il n’y a pas de quoi avoir honte, fit Agathe. C’est peut-être un bon docteur, mais je n’arriverai jamais à le trouver sympathique ! Et puis, après tout, c’est son travail de soigner les malades ! Néanmoins, je vais y aller. Madame peut être tranquille !

Agathe trouva John Leighton sur le gaillard d’avant où il s’entretenait à voix basse avec Arroyo. Elle n’aimait pas plus le maître d’équipage que le docteur car elle lui trouvait « le mauvais œil ». Aussi attendit-elle qu’il se fût éloigné pour délivrer son message. Mais, quand elle eut transmis au médecin les remerciements de sa maîtresse, elle ne comprit pas pourquoi, brusquement, il se mit à rire.

— Qu’est-ce qu’il y a de drôle dans ce que je viens de dire ? s’insurgea la jeune fille vexée. Madame est bien bonne, encore, de vous dire merci ! Après tout, vous n’avez fait que votre métier !

— Comme vous dites, je n’ai fait que mon métier ! répondit Leighton, et je n’ai que faire de remerciements.

Puis, riant toujours, il tourna le dos à la camériste et s’éloigna vers la dunette. Outrée, Agathe regagna le rouf pour raconter à sa maîtresse ce qui venait de se passer, mais Marianne s’était endormie et d’un sommeil si paisible que la jeune fille n’eut pas le courage de la réveiller. Elle rangea la cabine, renouvela l’air, puis alla se coucher avec la satisfaction du devoir accompli...

Le jour se levait à peine quand des coups violents ébranlèrent les cloisons de la cabine, éveillant Marianne en sursaut et aussi Agathe qui, par précaution, avait laissé sa porte ouverte. Le sommeil de la jeune camériste, toujours si profond, était devenu sur ce navire singulièrement léger. Instantanément, elle fut debout et, réveillée sans doute en plein cauchemar, se mit à crier :

— Qu’est-ce qu’il y a ?... Un malheur ?... Seigneur ! Nous faisons naufrage !

— Je ne crois pas, Agathe, dit calmement Marianne qui s’était redressée sur un coude. Simplement, on frappe à la porte avec une singulière violence ! N’ouvre pas ! Il s’agit sans doute de quelque matelot ivre...

Mais les coups redoublaient et s’accompagnèrent bientôt de la voix furieuse de Jason qui criait :

— Allez-vous ouvrir ou faut-il que j’enfonce cette damnée porte ?...

— Mon Dieu, Madame ! gémit Agathe. C’est M. Beaufort ! Et il a l’air si fort en colère... Que peut-il vouloir ?

C’était vrai. Jason semblait hors de lui et sa voix rauque, épaissie, avait une singulière tonalité qui fit glisser un frisson d’angoisse le long du dos de Marianne.

— Je ne sais pas, mais il faut lui ouvrir, Agathe ! dit-elle. Il ferait comme il l’a dit ! Nous n’avons aucun intérêt à le laisser enfoncer cette porte et continuer ce scandale.

Tremblante, Agathe drapa un châle sur sa chemise de nuit et alla ouvrir. Elle eut juste le temps de s’aplatir contre la cloison pour éviter de recevoir le battant dans la figure. Comme un boulet de canon, Jason fit irruption dans la cabine mais, à sa vue, Marianne poussa un cri.

Dans la lumière rouge du soleil levant, il avait l’air d’un démon. Les cheveux en désordre, la cravate arrachée et la chemise ouverte jusqu’à la taille, il avait le teint rouge brique et les yeux morts d’un homme qui a trop bu. Et de fait, ivre plus qu’à moitié, il emplit l’étroite chambre d’une épaisse odeur de rhum qui fit frémir les narines de Marianne.

Mais elle avait si peur, tout à coup, qu’elle ne songeait pas à être malade. Jamais elle n’avait vu Jason dans un pareil état : ses yeux étaient ceux d’un fou et il grinçait des dents en avançant lentement, lentement vers elle.

Epouvantée, mais prête à tout pour défendre sa maîtresse, Agathe voulut se jeter entre eux. Les mains crispées de Jason lui donnaient l’impression qu’il allait étrangler Marianne et celle-ci, d’ailleurs, éprouvait la même terreur.

Mais, brusquement, Jason saisit la jeune fille aux épaules et, sans se préoccuper de ses protestations, la jeta hors de la cabine, dont il ferma la porte à clef. Puis il revint vers Marianne qui, instinctivement, se recula contre la paroi de sa couchette, souhaitant éperdument se confondre avec l’acajou et la soie qui la composaient. Elle lisait sa mort dans les yeux de Jason.

— Toi, Marianne !... grinça-t-il amèrement, tu es enceinte ?

Elle eut un cri de terreur, une dénégation machinale.

— Non !... non, ce n’est pas vrai...

— Allons donc ! C’est ça, n’est-ce pas, tes malaises, tes évanouissements... tes maux d’estomac ! Tu es grosse de je ne sais qui ! Mais je vais le savoir... je vais savoir tout de suite dans quel lit tu as encore traîné ! Qui est-ce cette fois, hein ? Ton lieutenant corse, Monsieur le duc de Padoue, ton fantôme de mari ou ton empereur ?... Tu vas répondre, dis ! Tu vas avouer !

Un genou sur la couchette, il avait saisi Marianne à la gorge et la renversait dans les draps froissés mais ses mains ne serraient pas encore :

— Tu es fou !... gémit la jeune femme épouvantée. Qui t’a dit une chose pareille ?...

— Qui ? Mais Leighton voyons ! Tu t’es sentie bien mieux, n’est-ce pas, après avoir bu sa potion ? Seulement tu ne sais pas ce que c’est, cette potion ? C’est ce qu’on fait ingurgiter aux négresses enceintes sur les navires négriers, pour que les nausées ne les fassent pas crever avant l’arrivée, ce qui serait une perte sèche : ça vaut le double d’une autre, une Noire pleine !

L’horreur qui submergea Marianne lui fit, un instant, oublier sa peur. Jason disait des choses atroces et dans un langage ignoble ! D’un mouvement rapide, elle se dégagea, se tapit dans un angle de l’alcôve, ses bras protégeant son cou.

— Les navires négriers !... Tu ne veux pas dire que toi, tu fais ce trafic infâme ?

— Et pourquoi donc pas ? On y gagne de l’or en masse.

— Alors ?... Cette odeur ?

— Ah ! tu l’as remarquée ? C’est tenace, il est vrai ! Aucun lavage n’en vient à bout. Pourtant, je n’ai transporté qu’une seule fois du bois d’ébène... et pour rendre service à un ami ! Mais ce n’est pas de ce que je fais qu’il est question, c’est de toi ! Et je te jure que tu vas parler.

A nouveau, il se jetait sur elle, l’arrachait de son refuge, tentait de s’emparer de son cou mais cette fois la colère, la déception vinrent au secours de Marianne. D’une brusque bourrade, elle le rejeta hors de la couchette. L’alcool qu’il avait ingurgité compromettait son équilibre habituel et il alla tomber sur une chaise qui s’effondra sous lui.

Cependant, on frappait de nouveau à la porte. La voix de Jolival se fit entendre. Marianne comprit qu’Agathe avait couru chercher du secours.

— Ouvrez, Beaufort ! cria le vicomte. Il faut que je vous parle.

Péniblement, Jason se releva et alla vers la porte, mais il ne l’ouvrit pas.

— Moi je n’ai rien à vous dire, ricana-t-il. Passez votre chemin ! C’est à... Madame, que j’ai affaire.

— Ne faites pas l’imbécile, Beaufort, et surtout ne faites rien que vous pourriez regretter. Laissez-moi entrer...

Une angoisse, sœur jumelle de celle qui ravageait Marianne, vibrait dans la voix tendue de Jolival, mais Jason, à nouveau, se mit à rire, de ce rire qui n’était pas le sien.

— Pour quoi faire ? Vous voulez m’expliquer, sans doute, comment il se fait que cette femme est enceinte... ou bien est-ce votre rôle d’entremetteur que vous voulez me décrire ?

— Vous êtes fou et vous avez trop bu ! Pourquoi n’ouvrez-vous pas ?

— Mais j’ouvrirai, mon cher ami... j’ouvrirai... dès que j’aurai appliqué à votre belle amie le traitement qu’elle mérite !

— Elle est malade et c’est une femme ! Dans votre état normal vous n’êtes pas un lâche, l’avez-vous oublié ?

— Je n’oublie rien !

Se détournant soudain de la porte il bondit sur Marianne qui ne s’attendait pas à cette attaque brusquée et la jeta à terre. Plus de peur que de mal, elle hurla.

L’instant suivant la porte s’ouvrait sous un double assaut. Jolival et Gracchus se précipitèrent dans la chambre, Agathe sur les talons, et arrachèrent Marianne des mains furieuses de Jason dont l’idée fixe semblait être de l’étrangler. En même temps, Agathe se ruait sur le grand pot à eau et en jetait le contenu au visage du corsaire qui, suffoqué, s’ébroua comme un chien mouillé. Mais la vie graduellement revint dans son regard morne.

Dégrisé, en partie tout au moins, il rejeta en arrière les mèches noires qui ruisselaient dans sa figure et enveloppa le groupe d’un coup d’œil plein de rancune. Aidée de Gracchus, Agathe avait ramassé Marianne et l’avait étendue dans son lit. Avec un bref regard de pitié au corps inerte, Arcadius se tourna vers Jason et hocha tristement la tête devant ses traits convulsés qui criaient la souffrance plus encore que la colère.

— J’aurais dû l’obliger à vous dire la vérité, commença-t-il doucement, mais elle n’osait pas. Elle avait peur... atrocement peur de ce que vous diriez !

— Vraiment ?

— Si j’en juge par ce qui vient de se passer, elle n’avait pas tout à fait tort ! Pourtant, Beaufort, je vous donne ma parole de gentilhomme qu’elle n’est en rien responsable de ce qui lui est arrivé ! Elle a été violée, indignement... Voulez-vous me permettre de vous raconter cette atroce histoire ?

— Non ! J’imagine sans peine que votre esprit fertile vous a déjà suggéré une magnifique légende bien propre à réduire ma colère et me faire plus que jamais le dupe de cette intrigante ! Malheureusement, je n’ai aucune envie de l’entendre...

Et, avant que Jolival eût pu protester, Jason avait tiré trois coups rapprochés d’un sifflet pendu à son cou par une chaînette. Instantanément, le maître de l’équipage apparut dans l’encadrement de la porte brisée. Sans doute était-il aux aguets avec une partie de l’équipage, car d’autres hommes apparurent derrière lui.

Froidement, Jason leur désigna Jolival et Gracchus.

— Ces deux hommes aux fers ! Jusqu’à nouvel ordre !...

— Vous n’avez pas le droit ! s’insurgea Marianne soudain ranimée et qui, malgré les efforts d’Agathe, se précipitait vers son ami.

Mais aussitôt elle fut maîtrisée.

— J’ai tous les droits ! riposta l’Américain. Ici, je suis le seul maître après Dieu !

— Si j’étais vous, coupa Jolival en se dirigeant calmement vers la porte, encadré de deux matelots, je laisserais Dieu en dehors de cette affaire ! Le grand gagnant, c’est le Diable... et votre honnête ami le docteur ! « Honest, honest ! lago ! » dirait Shakespeare.

— Laissez le Dr Leighton en dehors de tout cela !

— Vraiment ? Qui donc pourtant a trahi le serment d’Hippocrate et dénoncé l’état de Marianne !

— Il n’a pas été appelé à la soigner, elle n’était donc pas sa malade !

— Un beau raisonnement... qui ne vient pas de vous ! Disons qu’il lui a tendu un piège, le plus infâme de tous ; celui qui se cache derrière la charité ! Et vous applaudissez ! Je ne vous reconnais plus, Jason !

— J’ai déjà dit de l’emmener ! hurla celui-ci. Qu’attendez-vous pour obéir ?

Aussitôt, les matelots entraînèrent Jolival et Gracchus. Le jeune homme se débattait comme un diable, mais il n’était pas de taille contre ceux qui le maîtrisaient. Néanmoins, au moment où il passait, traîné par ses gardiens, devant Jason, il s’arc-bouta, réussit à s’arrêter et plantant dans ses yeux son regard brûlant d’indignation :