— Dire que je vous aimais ! Dire que je vous admirais ! fit-il d’un ton où l’amertume et le désespoir se mêlaient à la colère. Mademoiselle Marianne aurait mieux fait de vous laisser crever au bagne de Brest, car si vous ne l’aviez pas mérité alors, vous le méritez maintenant !
Puis, crachant à terre pour marquer son mépris, Gracchus enfin se laissa emmener. En quelques secondes, la cabine se vida. Jason et Marianne demeurèrent face à face.
Malgré lui, le corsaire avait suivi des yeux la sortie de Gracchus. Sous son apostrophe furieuse, il avait blêmi, serré les poings, mais il n’avait pas réagi. Pourtant, Marianne crut bien s’apercevoir que son regard s’était assombri et qu’une sorte de regret y passait.
La violence de la scène dont sa cabine venait d’être le théâtre lui avait rendu d’un seul coup tout son courage. Le combat était son élément naturel. Elle s’y sentait chez elle, presque à son aise et, dans un sens, elle éprouvait un secret soulagement, malgré le désastre qui en découlait, à en finir avec cette étouffante atmosphère de mensonges et de dissimulation. L’aveugle et jalouse fureur de Jason était encore, après tout, de l’amour, bien qu’il eût sans doute rejeté avec horreur cette idée-là, mais c’était un feu dévorant qui, peut-être, était en train de tout consumer. Dans quelques instants, ne resterait-il que cendres de cet amour dont elle vivait depuis si longtemps... et de son propre cœur ?
Agathe était restée tapie auprès de la couchette. D’un pas d’automate, Jason alla à elle, la prit par le bras sans violence et l’entraîna vers son propre logis dont il referma la porte à clef. Les bras croisés sur sa poitrine qu’elle avait couverte d’un grand châle jeté sur sa mince robe de nuit, Marianne le regarda faire sans un mot. Quand il revint vers elle, il la vit dressée en face de lui, la tête haute. Son regard vert était plein de douleur mais il ne se baissait pas.
— Il ne vous reste plus qu’à achever votre ouvrage de tout à l’heure, dit-elle calmement en laissant glisser le châle juste assez pour découvrir son cou mince où des meurtrissures bleuissaient. Je vous demande seulement de faire vite... A moins que vous ne préfériez me pendre à la grand-vergue aux yeux de tout l’équipage !
— Ni l’un ni l’autre ! Tout à l’heure, je l’avoue, j’ai voulu vous tuer ! Je l’aurais regretté toute ma vie : on ne tue pas une femme comme vous ! Quant à vous faire pendre à une vergue, sachez que je n’ai pas ce goût du drame que vous avez sans doute pris sur les planches ! De plus, vous n’ignorez pas qu’un tel spectacle, s’il réjouissait peut-être mon équipage, serait moins du goût de vos chiens de garde ! Je n’ai aucune envie que les frégates de Napoléon nous tirent dessus et nous envoient par le fond !
— Qu’allez-vous faire, alors, de moi et de mes amis ? Vous pourriez aussi bien me mettre aux fers avec eux !
— C’est inutile ! Vous resterez ici jusqu’à ce que nous touchions Le Pirée. Là, je vous débarquerai avec vos gens... et vous aurez tout loisir de trouver un autre bateau pour vous conduire à Constantinople !
Le cœur de Marianne se serra ! Pour parler ainsi, il fallait que son amour pour elle n’existât plus !
— Est-ce ainsi que vous tenez votre engagement ? dit-elle. N’aviez-vous pas promis de me mettre à bon port ?
— Un port en vaut un autre. Le Pirée en est un excellent. D’Athènes vous n’aurez aucune peine à gagner la capitale turque... et moi, je serai à tout jamais débarrassé de vous !
Il parlait lentement, sans colère apparente mais d’une voix pesante et lasse où les traces de son ivresse passée se mêlaient au dégoût. Malgré la colère et le chagrin qu’elle éprouvait, Marianne sentit une espèce de pitié désespérée envahir son cœur : Jason avait l’air d’un homme frappé à mort... Très bas, elle murmura :
— Est-ce vraiment là tout ce que vous désirez ?... ne plus me voir... jamais ? Que nos routes s’écartent... et ne se rejoignent plus ?
Il s’était détourné d’elle et regardait, par le hublot, le soleil qui incendiait la mer dont le bleu profond éclatait en mille scintillements. Marianne eut la sensation bizarre que les mots entraient en lui et le raidissaient.
— Je ne désire plus rien d’autre ! affirma-t-il enfin.
— Alors, osez au moins me regarder... et me le dire en face !
Lentement, il revint, la regarda. La flèche du soleil qui entrait dans la cabine l’enveloppait de lumière. Le châle rouge qu’elle serrait autour de ses épaules l’habillait de flammes et son épaisse chevelure noire qui croulait dessus faisait plus blanc et plus transparent son pâle visage tendu. Avec les meurtrissures de son cou, elle était tragique et belle comme le péché. Sous les plis du cachemire pourpre, sa gorge se gonflait et palpitait d’émotion.
Jason ne disait rien mais son regard, à mesure qu’il détaillait la mince forme dressée en face de lui, se troublait et se chargeait peu à peu d’une impuissante rage.
— Si, avoua-t-il enfin, à contrecœur, je vous désire encore ! Malgré ce que vous êtes, malgré l’horreur que vous m’inspirez, j’ai le malheur d’avoir encore envie de votre corps parce que vous êtes belle au-delà de ce qu’un homme peut endurer ! Mais ça aussi j’arriverai bien à l’étouffer, j’arriverai bien à tuer mon désir...
Une onde de joie et d’espoir secoua Marianne. Etait-il possible, après tout, de franchir ce cap difficile... de remporter cette impossible victoire ?
— Ne serait-il pas plus simple... et plus sage de me laisser tout vous dire ? murmura-t-elle. Je jure, sur le salut de mon âme de ne vous rien cacher de ce qui m’est arrivé... même le plus affreux ! Mais donnez-moi ma chance... Acceptez de me donner une seule chance !
Elle avait envie maintenant de plaider sa propre cause, de lui dire toute cette horreur accumulée durant des semaines et qui l’étouffait. Elle sentait qu’elle pouvait gagner encore, qu’il était possible de le ramener à elle, de le reprendre. Cela se voyait à l’expression affamée qui tourmentait son visage et lui donnait cet air crucifié. Elle possédait encore sur Jason un pouvoir immense... si seulement il consentait à l’écouter.
Mais il ne l’écoutait pas ! Même à cette minute, les mots qu’elle lui disait ne semblaient pas réussir à transpercer l’armure dont il s’enveloppait. Il la regardait, oui, mais d’un regard étrangement privé d’expression... mais sa voix ne l’atteignait pas et quand enfin il parla, c’est à lui-même qu’il s’adressa, comme si Marianne n’avait plus été, en face de lui, qu’une douce effigie, ou une statue.
— C’est vrai qu’elle est belle ! soupira-t-il, belle comme ces fleurs vénéneuses des forêts brésiliennes qui se nourrissent d’insectes et dont le cœur éclatant exhale des odeurs de pourriture ! Rien de plus lumineux que ces yeux, rien de plus doux que cette peau... que ces lèvres... rien de plus pur que ce visage ni de plus captivant que ce corps ! Et pourtant tout est faux... tout est vil ! Je le sais... mais je n’arrive pas à y croire parce que je ne l’ai pas vu...
Ses mains tremblantes, à mesure qu’il parlait, effleuraient les joues, les cheveux, le cou de Marianne, mais ses yeux avaient à nouveau perdu toute flamme et n’avaient plus l’air de vivre...
— Jason ! supplia Marianne, écoute-moi par pitié ! Je n’aime que toi, je n’ai jamais aimé que toi ! Même si tu me tuais, mon âme se souviendrait de son amour ! Je suis toujours digne de toi, toujours tienne... même si tu n’arrives pas à y croire pour le moment...
Peine perdue. Il ne l’entendait pas, noyé qu’il était dans un rêve éveillé où son amour à l’agonie luttait contre l’anéantissement.
— Peut-être, si j’avais pu la voir dans les bras d’un autre, livrée à un autre... avilie... méprisable... peut-être que j’y croirais alors !
— Jason, implora Marianne au bord des larmes, Jason, par pitié... tais-toi !
Elle cherchait à saisir ses mains, à se rapprocher encore de lui pour percer ce brouillard glacial qui les séparait. Mais, brusquement, il la repoussa tandis que son visage s’empourprait à nouveau sous la montée d’un brutal accès de colère :
— Moi aussi, cria-t-il, je sais comment on lutte contre le chant de la sirène ! Et je sais comment anéantir ton pouvoir, diablesse !
Il courut à la porte, l’ouvrit, appela d’une voix de stentor :
— Kaleb ! Viens ici...
Saisie d’une crainte irraisonnée, Marianne se précipita vers la porte, voulut la refermer, mais il la rejeta vers le milieu de la pièce.
— Que veux-tu faire ? demanda-t-elle. Pourquoi l’appelles-tu ?
— Tu vas voir !
Un instant plus tard, l’Ethiopien pénétrait dans la cabine et Marianne, malgré la terreur qui lui serrait le ventre, s’étonna encore de la splendeur de ce visage et de ce corps de bronze. Il parut emplir l’étroit espace d’une sorte de majesté souveraine.
Contrairement aux habitudes des autres Noirs, il ne s’inclina pas devant le maître blanc. Ainsi qu’on le lui ordonnait, il ferma la porte et se tint debout devant elle, les bras croisés, attendant calmement. Mais son regard clair alla rapidement du corsaire à la jeune femme pâlissante qu’on lui désignait d’un geste brutal :
— Regarde cette femme, Kaleb, et dis-moi ce que tu en penses ! La trouves-tu belle ?
Il y eut un instant de silence, puis Kaleb répondit gravement :
— Très belle !... très effrayée aussi !
— Comédie ! Son visage est habile à porter le masque. C’est une aventurière déguisée en princesse, une chanteuse habituée à satisfaire ceux qui l’applaudissent ! Elle couche avec qui lui plaît, mais tu es assez beau, toi aussi, pour lui plaire ! Prends-la, je te la donne !
— Jason ! cria Marianne épouvantée, tu es fou !
L’esclave eut un haut-le-corps et fronça les sourcils.
Son visage se fit sévère et se figea semblable soudain à ces effigies de basalte des anciens pharaons. Il hocha la tête et, se détournant rapidement, voulut sortir, mais un cri de Jason le cloua sur place :
— Reste ! C’est un ordre ! J’ai dit que je te donnais cette femme, tu peux la prendre, tout de suite... ici même ! Regarde !
D’un geste rapide et brutal, il arracha le grand cachemire des épaules de Marianne. La légère robe de nuit qui couvrait la jeune femme était plus que révélatrice et une lente rougeur envahit son visage tandis que, de ses bras, elle se cachait de son mieux. Aucune émotion n’apparut sur les traits impassibles de l’Ethiopien, mais il avança vers Marianne.
Devant ce qu’elle considérait comme une menace, Marianne recula, craignant que l’esclave n’obéît et ne portât la main sur elle. Mais Kaleb se contenta de se pencher et de ramasser le châle tombé à terre. Un instant, dans ce mouvement, son regard si curieusement bleu croisa celui de la jeune femme. Aucune amertume ne s’y montrait, comme cela eût été normal devant le geste répulsif qu’elle avait eu, rien qu’une sorte de mélancolie amusée.
D’un geste vif, il replaça le tissu moelleux sur les épaules frissonnantes de Marianne qui s’en empara et le serra autour d’elle comme si elle souhaitait le coller à sa peau. Puis se tournant vers le corsaire qui l’avait regardé faire, sourcils froncés, Kaleb déclara simplement :
— Tu m’as recueilli, seigneur, et je suis ici pour te servir... mais pas en tant que bourreau !
Un éclair de colère s’alluma dans les yeux de Jason. L’Ethiopien le soutint sans faiblesse, sans insolence non plus, avec une dignité qui frappa Marianne. Cependant, d’un geste, Jason montrait la porte :
— Va-t’en ! Tu n’es qu’un imbécile !
Kaleb eut un sourire bref :
— Crois-tu ? Si je t’avais obéi, je ne serais pas sorti vivant de cette chambre ! Tu m’aurais tué !
Ce n’était pas une question. Simplement l’énoncé d’une vérité contre laquelle Jason ne s’éleva pas. Il laissa sortir le marin sans rien ajouter, mais ses traits se contractèrent encore un peu plus. Un instant, il parut hésiter, regarda vers la jeune femme qui maintenant lui tournait le dos pour qu’il ne vît pas les larmes qui emplissaient ses yeux. Ce qui venait de se passer l’avait blessée cruellement. C’était une souffrance qui atteignait aussi bien sa fierté que son amour. La jalousie d’un homme n’excluait pas tout et de telles offenses laissaient des sillons sanglants dans le vif du cœur, des sillons dont on ne pouvait prévoir quel genre de cicatrices ils produiraient.
La porte, claquant violemment, lui apprit que Ja-son était sorti, mais personne ne vint barricader cette porte dont la serrure avait sauté, cependant ce n’était même pas un réconfort. Maintenant qu’il l’avait condamnée, Jason devait juger qu’il était inutile de l’enfermer. Outre que ce vaisseau voguant en pleine mer constituait une prison bien suffisante, il savait bien que Marianne n’avait aucune envie de le quitter, qu’elle redoutait même l’instant où le noble horizon athénien surgirait de la mer, l’instant qui serait celui d’une séparation probablement sans retour, car elle était fermement décidée, malgré son chagrin ou à cause de son chagrin, à ne plus dire une seule parole pour plaider sa cause. L’indigne traitement infligé à Jolival et à Gracchus le lui interdisait !
"Toi, Marianne" отзывы
Отзывы читателей о книге "Toi, Marianne". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Toi, Marianne" друзьям в соцсетях.