La journée, qu’elle passa tout entière en la seule compagnie d’Agathe, se traîna. Seul, Tobie qui lui apportait ses repas franchit le seuil de la cabine, mais le vieux Noir semblait aussi déprimé que les deux femmes. Ses yeux rougis disaient assez qu’il avait pleuré et quand Agathe, gentiment, lui demanda ce qui n’allait pas, il se contenta de hocher la tête d’un air plein de tristesse et de murmurer :
— Le maît’e plus le même... plus le même du tout ! Il tou’ne en ‘ond sur le pont toute la nuit comme un loup malade et le jou’il n’a plus l’ai’de ‘econnaît’e pe’sonne...
Il ne fut pas possible d’en tirer davantage, mais pour qu’un homme aussi dévoué en fût venu à une telle constatation, il fallait que le mal dont souffrait Jason fût grand et Marianne pensa, avec angoisse, que la révélation de son état avait déchaîné, chez le corsaire, des forces mauvaises parfaitement insoupçonnées et qui démontaient même ceux qui le connaissaient depuis l’enfance.
Heureusement, la drogue de Leighton, que la jeune femme prenait à petites doses, continuait son effet bienfaisant. Délivrée des affreuses nausées, Marianne avait au moins la consolation de se sentir l’esprit lucide. Tellement même qu’elle ne ferma pas l’œil de la nuit. Etendue dans sa couchette, les yeux grands ouverts sur l’obscurité mouvante, elle put compter tous les quarts piqués par la cloche du bord, rythmant sur eux le déroulement morose de ses pensées.
Dans son coin, Agathe non plus ne dormit guère. Sa maîtresse put l’entendre alterner les prières et les petits reniflements qui accompagnent les larmes.
Aussi l’aube les trouva-t-elle aussi pâles et aussi défaites l’une que l’autre.
Bien que sa porte n’eût pas été fermée de l’extérieur, Marianne n’osa pas en franchir le seuil. Elle craignait, en apparaissant, de déchaîner la colère de Jason, une colère dont elle avait appris à craindre les imprévisibles effets. Dieu seul savait en quelle disposition d’esprit il se trouvait alors et si Jolival ou Gracchus n’auraient pas eu à pâtir des initiatives de Marianne. La prudence lui commandait de rester chez elle.
Mais quand Tobie, visiblement terrifié et tremblant de tous ses membres, apparut avec un plateau de petit déjeuner sur lequel tout s’entrechoquait, Marianne oublia ses résolutions de prudence en apprenant ce qui se passait : la nuit précédente, Kaleb avait tenté de tuer le Dr Leighton. Il était condamné à recevoir cent coups de fouet devant tout l’équipage.
— Cent coups de fouet ? Mais il en mourra, s’écria Marianne soudain glacée.
— Il est solide, ânonna Tobie en roulant de gros yeux blancs, mais cent coups, c’est beaucoup ! Bien su’, il a voulu tuer le docteu’mais missié Jason jamais avoi’fait fouetter pauv’e nèg’e !
— Enfin, Tobie, ce n’est pas possible qu’il ait voulu tuer le docteur ! Il n’avait aucune raison !...
Tobie hocha sa tête laineuse dont la peau avait pris sous l’effet de la crainte une curieuse teinte grisâtre.
— Peut-êt’e que si ! Le docteu’, c’est mauvais homme. Depuis que lui est à bo’d, tout va de t’ave’s ! Nathan dit que lui veut vend’e Kaleb t ‘ès che’au ma’ché de Candie.
— Tu dis que le docteur veut vendre Kaleb ? Mais M. Beaufort l’a recueilli, sauvé alors qu’il était justement un esclave fugitif ! Jamais il ne consentirait à vendre un homme qui lui a fait confiance !...
— No’malement, non ! Mais missié Jason plus et’e no’mal du tout !... Il est tout changé ! Les mauvais jou’s sont venus pou’nous tous ! Maâme ! Le bon temps, il est fini à cause de cet aff’eux Dr Leighton !
Traînant les pieds, Tobie se dirigea vers la porte, rentrant la tête dans les épaules et essuyant une larme à sa manche de toile blanche. Le chagrin du vieux Noir était profond et touchant. Il devait lui être infiniment cruel de voir un homme qu’il aimait et servait depuis toujours se comporter tout à coup comme une brute sauvage. Peut-être même pouvait-il craindre pour lui-même... Marianne le retint au moment où il allait sortir :
— Quand a lieu... l’exécution ? demanda-t-elle.
— Tout de suite ! Maâme la p’incesse peut entend’e. L’équipage se ‘assemble !
En effet, le pont résonnait du claquement de plusieurs dizaines de pieds nus tandis que le maître d’équipage criait des ordres que l’on ne pouvait discerner. Mais, à peine Tobie eut-il quitté la cabine que Marianne sauta à bas de son lit.
— Vite, Agathe ! Donne-moi une robe, des souliers, une écharpe.
— Qu’est-ce que Madame veut faire ? demanda la jeune fille sans bouger. Si elle veut se mêler de cette histoire, qu’elle me permette de lui dire qu’il vaudrait mieux pas ! M. Beaufort est certainement devenu fou et il ne faut pas contrarier les fous !
— Fou ou pas, je ne le laisserai pas tuer un homme qui a seulement voulu défendre sa liberté et peut-être sa vie... surtout d’une manière aussi barbare. Ce Leighton ne mérite pas un semblable holocauste ! Allons, dépêche-toi !
— Et s’il s’en prend à Madame ?
— Au point où j’en suis, Agathe, je n’ai plus rien à perdre ! Et puis, les deux frégates sont encore là, j’imagine : je n’ai donc rien à craindre.
Quand Marianne sortit sur le pont, l’équipage était déjà rassemblé, tourné vers l’arrière, dans un silence que troublait seulement un bruit affreux : le claquement d’une lanière sur une peau nue. L’exécution était commencée. Vivement, la jeune femme se fraya un passage difficile parmi les rangs serrés des hommes qui formaient un barrage et ne se laissèrent pas franchir tout à fait, mais ce qu’elle aperçut de l’endroit où elle parvint lui glaça le sang dans les veines : les poignets tirés au-dessus de sa tête, Kaleb était attaché au mât d’artimon. Seul auprès de lui, entre deux bandes de matelots, Pablo Arroyo, armé d’un long fouet de cuir tressé, faisait office de bourreau. Mais alors que la crainte pesait visiblement sur tous ces hommes assemblés dont les muscles machinalement se contractaient à chaque coup de fouet, le maître d’équipage prenait un plaisir visible à son répugnant office. Les manches haut troussées sur ses bras maigres, il frappait de toutes ses forces, espaçant bien les coups et visant soigneusement pour faire aussi mal que possible, tous ses traits contractés dans une expression insoutenable de cruauté sadique. Il ne se pressait pas. Il jouissait de cette minute et, de temps en temps, sa langue apparaissait entre ses dents. Littéralement, il se léchait les babines.
Le sang coulait déjà de la peau fendue et, contre le bois du mât, le visage de Kaleb, les yeux fermés, n’était que souffrance mais il ne criait pas. A peine si un gémissement s’échappait de ses dents serrées à chaque cinglement de la lanière. Des gouttelettes rouges qui brillaient dans le soleil mouchetaient maintenant le visage d’Arroyo mais, sur la dunette, Jason, impassible, présidait l’exécution.
Il avait toujours ce curieux regard morne et il était plus sombre que jamais. Sa main gauche tourmentait nerveusement sa cravate, tandis que l’autre se cachait derrière son dos.
Auprès de lui, Leighton affichait une mine modeste que contredisait le triomphe qui éclatait sur chaque trait de son visage blême.
Soudain, il fut évident que le supplicié s’était évanoui. Son corps s’affaissa dans les cordes et la tension des muscles des bras augmenta tandis que le visage gris glissait contre le mât.
— Il perd connaissance ! cria une voix dans laquelle Marianne reconnut celle d’O’Flaherty.
Elle vibrait d’indignation et ce fut comme un signal. Emportée par la même révolte, Marianne se lança en avant, bousculant les hommes d’équipage qui s’écartèrent enfin. Son élan fut si violent qu’elle arriva droit sur Arroyo et, sans le lieutenant qui la tira brusquement en arrière, le coup de fouet l’eût cinglée en plein visage.
— Que fait là cette femme ? gronda Jason que l’apparition soudaine de Marianne parut tirer de sa torpeur. Qu’on la ramène chez elle !
— Pas avant de t’avoir dit ce que je pense, cria-t-elle en se débattant furieusement entre les bras d’O’Flaherty. Comment peux-tu rester là, impassible, tandis que l’on massacre un homme sous tes yeux !
— On ne le massacre pas ! Il reçoit un châtiment mérité.
— Hypocrite ! Combien de coups semblables crois-tu qu’il pourra encore supporter sans en mourir ?
— Il a tenté de tuer le médecin du bord ! Il méritait la corde ! Si je ne l’ai pas pendu c’est parce que, justement, le Dr Leighton a intercédé pour lui !
Marianne éclata de rire :
— Intercédé pour lui, vraiment ? Cela ne m’étonne guère ! Sans doute pense-t-il que c’est dommage d’assassiner ainsi un homme qui vaudrait tant d’argent sur n’importe lequel de vos honteux marchés de chair humaine ! Mais quelle chance lui laisse le fouet ?
Jason, empourpré de colère, allait riposter violemment mais la voix froide de Leighton s’éleva, coupante comme une lame de sabre.
— C’est parfaitement exact ! Un esclave comme celui-ci vaut une fortune et j’ai été le premier à regretter cette punition...
— Je ne l’ai pas pris à Venise pour le revendre, coupa sèchement Jason. J’applique seulement la loi de la mer. S’il en meurt, tant pis. Continue, Arroyo !
— Non... Je ne veux pas ! Lâche ! Tu n’es qu’un lâche et un bourreau !... Je ne veux pas !
Le maître d’équipage levait déjà son fouet mais d’un geste incertain. En effet, les forces de Marianne décuplées par la fureur la rendaient difficile à maintenir et le lieutenant n’y parvenait pas. Autour d’eux, les hommes, fascinés par cette femme écumante dont les yeux lançaient des éclairs, regardaient sans même songer à intervenir.
Déjà, Jason, hors de lui, dégringolait la dunette pour aider son lieutenant quand la vigie cria :
— Capitaine ! La « Pomone » demande ce qui se passe ! Qu’est-ce que je dois répondre ?
— Que nous châtions un homme coupable !
— Les cris de la princesse ont dû les alerter et, à la longue-vue, ils ne doivent rien perdre de ce qui se passe ici, souffla O’Flaherty hors d’haleine. Vaudrait mieux arrêter, capitaine ! A moins de l’assommer nous n’avons aucun moyen de la faire taire ! Et cette histoire ne vaut pas une bataille navale à un contre deux.
— Ce n’est pas l’envie qui m’en manque, gronda Jason les poings serrés. Combien Kaleb a-t-il subi de coups ?
— Trente !
Sentant la victoire à sa portée, Marianne cessa de se débattre, cherchant à reprendre son souffle pour mieux crier si Jason ne capitulait pas.
Un instant, leurs regards se croisèrent, pleins d’une égale fureur, mais ce furent les yeux du corsaire qui se détournèrent les premiers.
— Détachez le condamné ! ordonna-t-il sèchement en virant sur ses talons, mais mettez-le aux fers ! Si le Dr Leighton consent à le soigner, je le lui donne.
— Tu es un fier misérable, Jason Beaufort ! jeta Marianne méprisante. Je ne sais ce qu’il faut le plus admirer de ton sens de l’hospitalité ou de l’élasticité de ton honneur !
Jason, qui s’éloignait, s’arrêta auprès du mât d’artimon dont deux hommes détachaient le corps inerte de l’Ethiopien.
— L’honneur ? fit-il avec un haussement d’épaules plein de lassitude, n’employez donc pas des mots dont vous ne connaissez pas le sens, Madame ! Quant à mon hospitalité, comme vous dites, sachez qu’à mon bord, elle s’appelle d’abord discipline. Quiconque ne veut pas se plier à la loi commune doit en subir les conséquences ! Maintenant, retournez chez vous ! Vous n’avez plus rien à faire ici et je pourrais oublier que vous êtes une femme !
Sans lui répondre, Marianne se détourna fièrement et accepta le bras qu’O’Flaherty, encore inquiet, lui offrait pour la ramener chez elle. Mais, tandis qu’ils se dirigeaient vers le rouf, elle s’aperçut que le navire croisait alors assez près d’une côte sombre et désolée qui contrastait péniblement avec le bleu de la mer et le ruissellement du soleil. C’étaient des rochers rudes et noirs, des croupes pelées, des récifs aigus et menaçants. C’était dans la douce lumière grecque un décor fait pour l’orage, la nuit et le naufrage. Un décor pour les exécutions aussi. Désagréablement impressionnée, Marianne se tourna vers son compagnon :
— Cette côte, qu’est-ce que c’est, le savez-vous ?
— L’île de Cythère, Madame.
Elle eut une exclamation de surprise.
— Cythère ? Ce n’est pas possible ! Vous vous moquez de moi ! Cythère, ces rocs déserts et sinistres ?
— Mais oui, c’est bien cela ! L’île de l’amour ! J’admets volontiers qu’elle est assez décevante ! Qui souhaiterait s’embarquer, en effet, pour cette terre déshéritée ?
— Personne... et pourtant c’est ce que chacun fait ! On s’embarque, dans la joie et l’enthousiasme, pour une Cythère de rêve et l’on arrive ici, à une île impitoyable où tout se brise ! Tel est l’amour, lieutenant : un leurre comparable à ces feux que les naufrageurs allument sur les côtes dangereuses et qui attirent le navire perdu sur les brisants où il s’éventrera. C’est le naufrage ! Et d’autant plus cruel qu’il se produit à l’instant précis où l’on croyait atteindre le port...
"Toi, Marianne" отзывы
Отзывы читателей о книге "Toi, Marianne". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Toi, Marianne" друзьям в соцсетях.